J’ouvre ce blog pour participer au débat d’idées, pour apporter quelques éléments de réflexion sur l’école, la formation, l’éducation aujourd’hui et demain, tout cela fondé sur mon expérience d’enseignant de terrain, resté par choix en zone très défavorisée, de formateur d’enseignants depuis de longues années et de membre actif de la revue Les Cahiers pédagogiques, dont j’ai été rédacteur en chef. M’intéressent donc les échanges, les éventuelles controverses, pas tellement les retours purement polémiques qui mènent aux points Godwin et aux étalements narcissiques ou paranos d’internautes sur certains forums. Et pour commencer, je voudrais inventorier quelques points qui me paraissent faire obstacle à ce débat d’idées et à l’exigence intellectuelle qu’on est en droit d’avoir sur internet comme ailleurs. Donc énumérer ce à quoi j’aimerais échapper, le plus possible :
1/L’appel au bon sens.
J’abhorre cette notion aux facilités de laquelle cèdent parfois les meilleurs esprits. Qu’on me mette à l’amende si je l’utilise un jour. Il n’y a pas de « bon sens », qui par exemple oppose l’absurdité d’une terre qui tournerait autour du soleil à l’évidence que c’est l’inverse, puisqu’il suffit de regarder le ciel…
2/La logique binaire.
Certes, il existe des phénomènes où marche le « ou bien…ou bien », mais dans tellement d’autres cas, la réalité est complexe et il est vain d’opposer par exemple de façon radicale éducation et instruction, pédagogie active et conception transmissive du savoir, culture classique et cultures populaires, etc. Bien souvent, ce sont les ponts, les interactions ou les tensions fécondes qui m’intéressent.
3/Le recours facile à la « complexité ». Mais ce que nous venons d’énoncer précédemment a son revers. Il peut être facile de déclarer que les choses sont complexes pour choisir de ne pas choisir, pour se perdre dans une bouillie informe ou dans l’opportunisme soi-disant « pragmatique ». Edgar Morin quelque part explique que le recours à la pensée complexe n’est pas valable lorsqu’une pensée déductive simple fonctionne très bien. Insupportable succès que celui de l’expression « c’est compliqué » à la place de « difficile », euphémisme ridicule dans bien des cas !
4/La confusion corrélation/causalité.
On sait bien qu’il faut distinguer les deux, mais ne tombe-t-on pas facilement dans ce piège « quand ça nous arrange » ? Entre mille exemples, j’avais lu dans une très sérieuse étude ministérielle que le latin permettait de faire des progrès en français parce qu’on constatait une corrélation entre faire du latin et être bon en français. Or, rien ne prouve alors un lien de cause à effet, surtout si l’on se dit que les « bons en français » choisissent davantage de faire du latin.
5/L’utilisation à son profit de données chiffrées ou d’exemples.
Là encore, l’effet « quand ça nous arrange » peut jouer à plein. Les pédagogues peuvent citer des recherches qui vont dans leur sens, oubliant par exemple le rôle de l’effet Hawthorne (lorsque des gens sont impliqués dans une innovation, quelle qu’elle soit, ils obtiennent souvent de meilleurs résultats, de par leur implication plus que de par la pertinence de l’innovation) et négligeant d’autres recherches qui vont dans un sens inverse. Nous sommes tous de possibles victimes de cette tentation, dont une variante se trouve dans le point suivant.
6/Le recours à l’argument d’autorité.
En particulier, on bénit celui du « camp d’en face » qui cautionne vos propos. On a envie soudain de citer Xavier Darcos parce qu’il dit du bien des rythmes scolaires de Vincent Peillon, il devient autorité respectable quand hier il était honni. Mais peut-on totalement échapper à l’argument d’autorité, puisqu’il faut bien s’appuyer sur l’expertise scientifique, l’inverse pouvant être le « bon sens » évoqué plus haut, très prisé par les populistes en tout genre.
7, 8 et 9/ Les trois piliers de la pensée conservatrice.
Selon le grand économiste et historien des idées Albert O.HIrschmann, celle-ci s’appuie sur trois grands arguments : l’effet pervers, la pente fatale et le « rien ne change ». Refuser tout changement car l’effet pervers nous guette est très à la mode actuellement et conduit à l’immobilisme. Feindre de penser que la civilisation va s’effondrer parce qu’on va toucher à quelques aspects mineurs de notre orthographe ou qu’il n’y aura plus de différences hommes-femmes parce qu’on essaie de lutter contre certains stéréotypes est une autre tactique des conservateurs. Encore que certains soient sincères ! Enfin, parfois chez les mêmes, il y a l’idée que rien n’est nouveau sous le soleil, ceux qui sont revenus de tout sans y
être jamais allés et qui parfois peuvent manier un extrémisme de façade (« on change tout ou rien ») comme alibi à leur refus de réformes.
10/La rhétorique comme substitut au raisonnement.
Revenons à Pascal et son fameux « comparaison n’est pas raison » : on peut se laisser prendre au piège de la métaphore qui prouverait (alors qu’elle ne fait qu’illustrer). On peut aussi se perdre dans le lyrisme de l’anaphore ou la brillance de tel oxymore. On ne doit pas oublier que les fleurs de la rhétorique peuvent détourner du « convaincre » au profit du « séduire ».
Ce billet est suffisamment long pour que nous en restions au stade du décalogue.
Mais ne soyons pas naïfs. Dans le débat d’idées, on peut être perdant si on n’utilise pas ces armes parfois redoutablement efficaces et il peut aussi exister une ruse suprême consistant à manier la prétérition (« je ne brandirai pas l’argument d’autorité » ou « je n’abuserai pas des vertus de la métaphore », etc. ….pour le faire in fine). Cependant, mettre à plat les obstacles à une pensée rigoureuse pour inviter à de vrais débats d’idées me parait un bon préalable. A chacun de se référer à ce vœu qui reste une sorte d’idéal forcément en tension avec les convictions militantes, dont je ne suis pas dépourvu en tant que militant pédagogique persuadé de la nécessité de transformer l’école, le métier d’enseignant et …plus généralement la société (voir la devise)
Un dernier mot. Outre les règles qui s’imposent à tout blog « digne » (ne pas enfreindre la loi, respecter les personnes), je me permets trois souhaits :
-un respect de l’orthographe et de la langue française (quitte à écarter des commentaires où visiblement on ne trouve aucun respect du lecteur dans la manière de rédiger)
-l’absence de tutoiement dans les commentaires
– si possible, l’absence d’anonymat, qui me semble toujours néfaste sur le net
Bref, un zeste de « bonne tenue », ça ne peut pas faire de mal !
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Très heureux de découvrir ce blog.
et complètement d’accord avec Jean-Michel sur l’anonymat.
Très heureuse de l’existence de ce blog.
Pas de problème de tutoiement avec les personnes qui me connaissent et ont l’habitude de le faire. Mais sur les forums, il y a des tutoiements intempestifs qui vont avec des réflexions à l’emporte-pièces qui ne font pas avancer les choses. Mais après tout, chacun fait comme il veut, là n’est pas l’essentiel (entre le tutoiement paternaliste, faussement copain style start-up numérique, méprisant ou convivial, il y a plus que des nuances! »
« … l’absence de tutoiement dans les commentaires » Mince alors, il va falloir te vouvoyer dans les commentaires ? 🙂
Bravo en tout cas pour cette excellente initiative, et pour ce billet dont je vais garder une version light pour mes élèves dans le cadre de l’étude de l’argumentation.
Enchantée d’apprendre la création de ce blog, je me suis empressée de l’enregistrer dans mes favoris et d’en dévorer le premier billet : le ton est donné ! Je retrouve l’âme, le verbe et la verve d’un de mes « maîtres » (ajouterai-je « jedi » ?) en pédagogie. Merci beaucoup Jean-Michel et à bientôt !
Ce n’est pas forcément le pédagogie qui doit être expliquée au « grand public ». Ce qui est important, c’est d’abord de montrer et faire comprendre que l’Education (l’Ecole, l’Enseignement, le Système scolaire…. ) est une affaire très complexe qui ne peut se traiter à coup de « Y’a qu’à, faut qu’on… » et de brèves de comptoir.
La médecine a réussi cette vulgarisation (qui n’est pas vulgaire!). Le public ne connaît pas toutes les complexités des techniques médicales, mais il sait que c’est complexe et il a quelques notions qui lui permettent de cerner quelque peu le sujet.
Je sais la difficulté de la chose. La presse et la TV n’apportent qu’une information hâtive, souvent biaisée par le désir des journalistes de présenter des débats « saignants » (Meirieu/Polony ou Brighelli par exemple).
J’ai évoqué, dans un petit livre que j’ai publié début 2013, la possibilité d’organiser une concertation nationale en utilisant le cadre des Conseils municipaux (et/ou Généraux, régionaux).
Il est vrai que ma préoccupation n’est pas directement pédagogique, mais plutôt sociale…..donc politique, au sens le plus noble du terme (bien que je ne sois pas un élu). Peut-être n’est-ce pas le sujet principal de ce blog?
Je vais aller rendre visite à ce sacrecharlemagne…..
A bientôt.
Bonne nouvelle en effet que l’ouverture de ce blog.
Une remarque cependant quant à l’anonymat souhaité.
Il me semble, contrairement à ce que dit Léon Jean-Charles que ce n’est pas une nécessité. Ou plutôt : c’est pour chacun une bonne règle que de parler sous son nom, mais une règle dont on imagine facilement que certains aient (ponctuellement ?) de bonnes raisons de se dispenser.
Est-il si important de savoir, d’emblée, qui parle et d’où ? N’est-il pas quelquefois préférable de n’en rien savoir et d’apprécier le propos selon sa pertinence, sa cohérence ?
Il peut aussi y entrer un souhait de discrétion si ce que l’on évoque implique un établissement, d’autres personnes.
J’espère donc que les anonymes de bonne intention ne resteront pas sur le seuil.
Voilà un peu comment je comprends sa place hors des dix règles.
Quant à la question que pose Maurice Bouchard : concevoir ces points de méthode d’abord comme des exigences que nous nous adressons et non comme des qualités que posséderaient certainement nos propos, cela ne relativise-t-il pas le partage que vous faites ?
J’eusse aimé que vous m’autorisassiez à te tutoyer, Jean-Michel !
Ça va comme ça ?
Bonne chance pour ce blog !
Je promets de faire moins long… 🙂
Voilà qui est fait
Longue vie à ce blog!
Christophe Chartreux
ce que dit Maurice Bouchard renvoie à un vrai problème
» il est intéressant de discuter, dans les termes et suivant les modalités proposés. Mais cela ne risque-t-il pas de ne satisfaire que ceux qui participent à ces discussions? »
mais d’une part, la fonction d’un blog sur educpros renvoie à un certain type d’écriture, de réflexion. Si déjà entre personnes qui pariticipent d’une culture commune on pouvait discuter sereinement, sans les insultes des antipédagogistes par exemple, sans les diatribes violentes de ceux qui bondissent dès qu’ils voient des mots diabolisés (« entreprise », « compétence », « enseignement efficace » ou « s’intéresser au développement personnel », « pédagogie différenciée », etc. selon les bords des intervenants), on aurait fait un progrès.
Ayant travaillé en milieu « populaire » (je préfère ce mot à « défavorisé »), j’ai tout de même beaucoup rencontré de parents, avec qui j’ai toujours expliqué en termes simples ce que pouvait être une pédagogie tournée vers l’avenir et répondant mieux aux besoins de leurs enfants. Je suis aussi citoyen engagé dans ma ville et je cotoie des personnes de toutes origines et de toutes cultures y compris pour organiser des événements ouverts au plus grand nombre. Je crois qu’il y a des niveaux différents de parole et d’écrit. Rien de plus démagogique par exemple de vouloir que le « grand public » comprenne comme ça le langage des professionnels lorsqu’il doit être interne (par exemple, il doit y avoir une formulation des programmes pour les professionnels, sans pour autant que ce soit de la langue de bois et une traduction simple, mais juste pour le grand public.
Je réponds aussi sur deux points techniques:
– oui, l’orthographe minimale, parce que c’est une forme de respect pour le lecteur (on écrit pour être lu)
– je n’aime pas le tutoiement sur les forums car bien souvent il va avec une espèce de manque de respect pour l’autre et est plus souvent négatif que positif. Je sais bien que sur internet, il y a beaucoup de tutoiement, mais personnellement, je pense que le tutoiement correspond à des relations proches (j’ai du mal à lire des romans traduits du suédois par exemple, où le tutoiement est systématique comme dans le pays, et où ça fait bizarre. On sait qu’il y a des tutoiements de mépris (contrôles policiers) et d’autres de fausse convivialité (style start-up). j’aime bien le tutoiement plus rare et pas immédiat! Mais ceux qui me connaissent et ont l’habitude de me tutoyer peuvent le faire bien entendu!
Maurice, en toute humilité, mais ce que vous dîtes me semblant au combien important, c’est ce que j’essaye de faire dans mon blog…. la fracture est trop grande entre tous les acteurs de l’éducation pour être ignorée et les principes posés par Mr Z. sont en tous points excellents pour renouer le dialogue…
j’ai toujours la sensation de faire le VRP et je n’en voudrais pas que vous effaciez ce message… tous les avis m’intéressent et les contradictoires encore plus ! Je n’ai pas vocation à rentrer à l’académie française, juste à rappeler combien il peut être aussi beau d’aimer l’école et ses acteurs en la dépeignant sans fard et j’espère, parfois, avec humour…
voilà le lien d’un article http://sacrecharlemagne.blog4ever.com/lire-article-753279-10337956-renouer_le_dialogue__avant_qu_il_ne_soit_definitiv.html, mon petit plaidoyer d’un petit prof dans un petit collège pour que renaisse le dialogue et le débat….(ps : il ne s’agit aucunement d’atermoiements liés à une expérience personnelle malheureuse, je le précise)
OUI, il est intéressant de discuter, dans les termes et suivant les modalités proposés. Mais cela ne risque-t-il pas de ne satisfaire que ceux qui participent à ces discussions? Je n’ose pas parler de satisfaction narcissique…
Il me semble que l’un des problèmes actuels réside dans le décalage entre les discours traduisant une pensée sophistiquée que nous pouvons tenir ici et ce que, en tendant bien l’oreille, on peut entendre tous les jours en tous lieux. Ce ne sont pas des imbéciles qui parlent mais les « gens » (les « vrais » gens?). Pour moi, l’important serait de trouver les moyens de les informer (et ce que je viens de lire sur ce blog en montre la grande difficulté), de permettre à tous de s’exprimer (quitte à témoigner de beaucoup de bienveillance) et d’entendre certaines propositions qui, pour ne pas être exprimées en beau langage et ne pas contenir des citations de grands auteurs, n’en contiendraient pas moins certains éléments intéressants.
Ce serait démocratiser le discours et le débat sur l’Ecole.
Si vous avez des idées…..
Merci.
je lance un petit blog et voilà que je tombe sur cet article… je ne vous ferai pas d’éloges, je ne vous dirai pas « merci » pour ce beau préambule…si je peux me permettre, je trouve au contraire l’anonymat et le tutoiement de rigueur dans un sain débat d’idées (il est vrai que le tutoiement est plus un choix personnel pour le coup), malgré les dérives que cela peut engendrer sur le net : les arguments seuls doivent prévaloir, dépareillés de toutes ces sortes d’apparats qui font tant de mal à notre école (avis personnel à développer, j’en ai bien conscience) … mais tout cela est du détail, je respecterai à regret votre demande de vouvoiement et suis ravi de découvrir votre blog et, pourquoi pas, de modestement participer aux débats
Eh bien donc, soyons heureux de vous lire ici (puisque aussi bien quelques règles sont posées, dont le souci d’écriture par correction non pour l’Académie mais pour le lecteur).
Je partage les propos exprimés dans ces pièges qui nous guettent: aussi bien attendons-nous avant autant d’intérêt que d’impatience les billets à suivre pour éviter les chausse-trappes* sur lesquelles pourraient venir se perdre les changements nécessaire pour l’École.
* Graphie rectifiée en vedette (!) de la IXe édition du Dictionnaire de l’Académie.
Ce qu’écrit Christophe Chartreux va dans le même sens , mais il faudrait faire un peu moins long me semble-t-il. Il est vrai qu’on est encore dans une phase méthodologique…
je suis pour l’absence d’anonymat, mais je n’en fais pas une règle, plutôt un souhait.
jmz
Les savoirs du XXIème siècle
Quels savoirs nécessaires aux enfants de maternelle d’aujourd’hui et qui auront 20 ans en 2025…
Les programmes actuels ont déjà le projet ambitieux de contribuer à construire le « futur citoyen actif dans la cité ». Les finalités affichées dans les textes introductifs aux programmes témoignent de la volonté de la République de transmettre des valeurs qui fondent le vivre ensemble et tout un patrimoine culturel constitutif d’une identité partagée. Il n’est pas question de les renier, mais de réfléchir au hiatusgrandissant entre cet idéal d’excellence et la réalité de l’École de la République sur le terrain. Il y a urgence désormais à se donner les moyens de cet idéal.
Deux raisons majeures pour placer la question des savoirs au cœur du futur projet pour une École du XXIe siècle :
•Vivre au XXIème siècle, dans un monde globalisé, où sciences et technologies évoluent très rapidement, suppose l’accès à des savoirs plus complexes : il ne s’agit plus seulement d’additionner des savoirs de base (lire, écrire, compter, se repérer dans le temps et l’espace), mais d’accéder à la « pensée complexe » inlassablement décrite dans toute l’œuvre d’Edgar Morin.
•Penser l’École aujourd’hui, c’est aussi avoir présent à l’esprit que nos enfants entrant aujourd’hui au CP, auront 20 ans en 2024 ! Que sera-t-il pertinent d’avoir comme « bagage » (au sens noble du terme) dans ce monde futur ? Les connaissances sont rapidement obsolètes dans certains secteurs. Des disciplines, aujourd’hui situées hors du champ de la scolarité obligatoire, apparaissent (ou apparaîtront vite) comme indispensables. Il faudra bien faire des choix dans la masse devenue exponentielle des savoirs amassés par l’Humanité comme devant être « transmis » ?
Les savoirs enseignés et les outils intellectuels indispensables à les appréhender sont donc à repenser de fond en comble et doivent faire l’objet d’une réflexion collective. Ces questions doivent être au cœur d’un débat de la société toute entière, dépassant les clivages partisans. Non, il ne doit pas y avoir un « discours de gauche sur les savoirs », mais la volonté partagée de « régénérer une culture humaniste laïque » permettant « d’armer intellectuellement les adolescents pour affronter le XXIème siècle » (Morin, 1998).
Il ne s’agit pas ici d’un discours incantatoire, mais de choses que nous vivons les uns et les autres (et nos enfants) au quotidien. Dans le monde actuel, un citoyen voulant comprendre son environnement, y agir en conscience et de manière responsable, est confronté à des savoirs plus complexes que par le passé. Les débats sur le réchauffement planétaire, les modèles de développement durable, les questions éthiques posées par les progrès de la médecine, la pertinence de telle ou telle technologie face à des choix écologiques, les problèmes posés par l’économie et la finance, les problématiques institutionnelles ou administratives, les questions de droit … autant de questions qui intéressent le citoyen mais nécessitent des outils intellectuels et des connaissances plus élaborés que par le passé. Nous ne sommes plus dans une conception additive de la connaissance, où il suffirait, à partir de savoirs de « base », d’accumuler jusqu’à l’encyclopédisme. D’ailleurs, ceux qui revendiquent une telle position (dans les débats contre les pédagogues en particulier), oublient – tellement ils ont intégré culturellement ces processus culturels – qu’ils manipulent des compétences de l’ordre d’un méta-savoir, un savoir sur le savoir qui leur permet sans problème de faire des liens, d’abstraire, de penser en surplomb ce qu’ils disent n’être simplement que des savoirs faciles à engranger. Si aujourd’hui, les choses étaient si simples, cela se saurait.
Si cet enjeu (ce défi) n’est pas pris à bras le corps par l’École, afin de donner au plus grand nombre des clés de compréhension, une nouvelle fracture socialeva se développer, celle qui séparera ceux qui ont accès à la complexité et ceux qui en sont exclus. On le voit, il ne s’agit plus ici d’une simple question de l’accès à la culture ; mais de la capacité à s’emparer intellectuellement des problèmes du monde dans lequel nous vivons. Cette fracture est d’autant plus grave qu’elle sera (est déjà ?) « actée » politiquement. Il est de plus en plus fréquent d’entendre des hommes politiques, dans des interviews, indiquer que répondre de manière détaillée serait trop « technique », trop compliqué… pour l’auditeur ou le lecteur. Sous-entendu : le citoyen n’a pas les moyens de comprendre des mécanismes complexes : qu’il se contente de donner quitussur des aspects généraux ; ensuite, les personnes compétentes feront le reste ! De telles positions sont indécentes car elles remettent en cause profondément le fonctionnement démocratique. D’ailleurs, n’est-ce pas également ce qui peut paraître irritant quand, dans des blogs, l’on lit avec stupéfaction des citoyens déverser des torrents de jugements à l’emporte pièce sur le mode « ya qu’à… », « il suffit de… » sur des questions qui mériteraient des débats approfondis ? Ces citoyens ne sont pas plus bêtes que les autres ; mais ils reflètent bien, de notre point de vue, la conséquence qu’il y a à réserver les choses compliquées (et sérieuses) à une élite.
Ainsi, l’École est au cœur de ce nouveau défi de la Connaissance afin de réconcilier ses ambitions pour les générations futures avec la réalité de la classe. Un simple exemple permettra de constater qu’il ne s’agit pas de jeter l’opprobre sur les enseignants mais d’inciter à une réflexion collective sur des pratiques devenues de tels habitusscolaires qu’ils ne suscitent plus guère de réflexion. Dans une discipline scolairecomme l’histoire-géographie, les finalités que poursuivent les enseignants, telles qu’elles apparaissentdans toutes les recherches didactiques, dans les évaluations de la DEPP (Image de la discipline et pratiques d’enseignement en histoire, géographie et éducation civique au collège, mars 2007), sont très ambitieuses : former des citoyens responsables, exercer l’esprit critique, comprendre le monde. Pédagogiquement – et contrairement à ce qui est dit ça et là – ces mêmes enseignants disent être attentifs à mettre leurs élèves en activité, pour maintenir l’attention et la motivation et favoriser les apprentissages. Mais, les observations faites en classe dans le cadre de plusieurs recherches INRP montrent que sont valorisées, le plus souvent, des activités de « basse tension intellectuelle ». La métaphore peut faire sourire ; elle est pourtant claire. Colorier une carte, retrouver dans le titre d’un document un mot attendu par l’enseignant, l’échelle, reproduire sur son cahier le schéma fait par l’enseignant pour appuyer le raisonnement du cours, peuvent être autant d’activités effectuées… en pensant à autre chose ! Quel est l’investissement authentique de l’élève ? Quel enjeu y a-t-il pour lui, réellement ? En quoi cela lui pose-t-il une vraie question, un problème à résoudre ? Comme le dit Philippe Perrenoud, l’élève peut se contenter de faire son « métier d’élève ». En revanche, faire argumenter ces mêmes élèves – à partir de documents variés – sur le tracé d’une autoroute ; proposer et confronter des points de vue sur des solutions différentes, prenant en compte des contraintes géologiques, l’existence d’un patrimoine culturel (un site gaulois ?), des coûts différents, la répartition de la population, des perspectives européennes… est autrement plus mobilisateur. L’élève – considéré alors comme un futur citoyen en herbe – peut très bien comprendre les enjeux pour peu que les documents soient mis à sa portée. Tout à coup, décoder la légende d’une carte fait sens puisqu’il faut y retrouver une information qui deviendra argument. S’apercevoir que le dossier proposé ne permet pas de répondre à toutes les questions, devient un véritable entraînement à l’esprit critique, au-delà de tout formalisme scolaire. La critique vient à l’esprit parce qu’une question émerge à laquelle l’élève ne peut répondre en l’état
On le voit, ces situations problématiques(on parle en mathématiques et en sciences de « situations problèmes »), ambitieuses, transposables à toutes les disciplines scolaires et expérimentées par certains pédagogues depuis… près de 30 ans, créent de la « tension intellectuelle », obligent à l’apprentissage et favorisent une posture responsable. Or que nous disent les mêmes recherches et évaluations énoncées plus haut du côté des élèves ? Sur les 3000 élèves questionnés par la DEPP en 2007, 86,9% considèrent que la classe d’histoire est « le lieu où l’on apprend à étudier des dates importantes » et 85,8% estiment qu’en géographie on étudie des « pays ». Les élèves ont donc finalement intériorisé le modèle dominant de l’enseignement français qui fait une large place au discours du maître et assez peu à de réelles situations d’apprentissage comme c’est le cas dans de nombreux pays européens.
De même (mais tout ne peut être développé ici), une approche de la complexité supposerait de sortir – comme le Socle commun y invite – du cloisonnement, de l’extrême compartimentation des savoirs scolaires. Peut-être faudrait-il d’ailleurs, commencer par les enseignants ! Pour avoir participé à une recherche INRP portant sur les pratiques argumentatives dans des débats oraux dans la classe au collège, l’un des auteurs peut témoigner de la méconnaissance profonde qu’ont les didacticiens même avec des champs disciplinaires voisins. Voulant étudier sur une classe de collège (5ème) les capacités des élèves à argumenter dans chacune des disciplines scolaires… ces chercheurs ont du commencer par travailler au plan théorique ce qu’est l’argumentation… en histoire, en physique, en arts plastiques, et français, etc. Sans compter la méconnaissance des problèmes spécifiques posés par les pédagogies entre disciplines, et entre niveaux d’enseignement. Pourquoi ne pas envisager des passerelles, institutionnalisées aussi pour les enseignants ! Que les professeurs de collèges aillent à l’école élémentaire et au lycée (et vice-versa) ; que des enseignants d’université apprennent à découvrir les problèmes rencontrés par les enseignants de lycées. Que des journées d’informations soient organisées à l’intention des enseignants des autres cycles sur les problèmes de l’apprentissage de la lecture, de l’écriture ; sur la présentation des grandes familles de disciplines (épistémologies comparées) ; sur l’interdisciplinarité pédagogique ; sur l’orientation à tous les niveaux … bref que chacun, à sa place, puisse se faire une vision plus large, plus ample, de l’ensemble du système éducatif.
Il est clair que les Universités, les IUT, les grandes écoles, les IUFM (refondés), l’IFE (Institut Français d’Éducation1) ont un « nouveau rôle » à jouer en promouvant – dans l’esprit des Universités Populaires Participatives Citoyennes – une diffusion des savoirs pour le plus grand nombre et auxquels, d’ailleurs, des étudiants même jeunes pourraient être associés ! Des UPPC, démultipliées sur le territoire, pourraient permettre le dialogue fécond avec les citoyens sur ces questions engageant l’avenir : une manière de renouer avec le projet de l’Éducation nouvelle en jetant des ponts entre société et École.
Pour aller plus loin…
Le Socle commun des connaissances et des compétences. Tout ce qu’il est indispensable de maîtriser à la fin de la scolarité obligatoire. MENESR. Décret du 11 juillet 2006.
http://media.education.gouv.fr/file/51/3/3513.pdf
Di Martino Annie & Sanchez Anne-Marie (2011) Socle commun et compétences. Paris : ESF.
Morin Edgar (1999) Le défi du XXIe siècle. Relier les connaissances. Journées thématiques conçues et animées par Edgar Morin, Paris du 16 au 24 mars 1998. Paris : Éditions du Seuil.
Morin Edgar (1999) La tête bien faite. Repenser la réforme, réformer la pensée. Paris : Éditions du Seuil.
Morin Edgar (2000) Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur. Paris : Éditions du Seuil.
Christophe Chartreux
Bonne nouvelle que l’ouverture de ce blog. Merci Jean-Michel !
Merci pour ce nouveau blog, Jean-Michel, et j’adhère totalement aux recommandations de bonne tenue. Pourriez-vous ajouter : pas de conflit, pas d’engueulades dans les commentaires, mais seulement de la controverse respectueuse de l’autre. Cela implique donc nécessairement une absence d’anonymat qui nuit à la connaissance de qui parle, et de où.