Enseigner au XXI siècle

Archive mensuelles: janvier 2014

Un dialogue indispensable et qui s’apprend!

L’affaire du « Jour de retrait » n’en finit pas de susciter des polémiques, mais aussi de mettre au grand jour un certain nombre de questions. Je n’en traiterai ici qu’une, mais qui est majeure : celle de la communication avec les familles. On pourrait en évoquer d’autres : la circulation de l’information à l’heure des nouvelles technologies, ce que signifie la vérification de cette information, sa validation, etc. ,ce que signifie vraiment « instruire » qui serait séparé aux yeux de certains par une muraille de Chine de « éduquer », et bien sûr la question de l’égalité filles-garçons qui selon certains publicistes de droite ne se poserait quasiment plus (il fallait écouter l’inénarrable Théard du Figaro dans le C’dans l’air du 30 janvier). Je me limiterai ici à quelques réflexions autour de la question du rapport aux familles.

On le sait, il existait trop peu de formations sur le sujet dans les IUFM. Il n’est pas sûr que dans les ESPE telles qu’elles sont  pour le moment, celui-ci soit davantage central. Or, on pourrait trouver là un cas de figure exemplaire de ce qui est en jeu dans la relation aux familles. On imagine des séances où on proposerait par exemple des jeux de rôle sur des situations comme vont les vivre les enseignants engageant le dialogue avec des parents qui ont suivi les consignes de « retrait ». Comment argumenter, rassurer, mais aussi comment écouter, patiemment, sans faire « celui qui sait face aux ignares intoxiqués par une propagande néfaste » ?  Mais on réfléchirait aussi en amont : comment prévenir les objections, comment expliquer ce qu’on va faire, en ne se contentant pas de clamer qu’il faut avoir confiance dans l’école, que les enseignants savent ce qui est bon pour les enfants.

François Dubet, dans une interview percutante au Monde, reproche à l’école de ne pas informer « de ce qu’elle enseigne en matière de « mœurs » et de morale. »  Et d’affirmer alors que « quand il y a vacance d’information, la désinformation prend ses aises ». Mais au-delà il dénonce la posture suffisante, hautaine du type « on n’a pas de comptes à rendre »  pour lui opposer la nécessité du dialogue pragmatique, qui tienne compte, dit-il , de ce qui pourrait ou non choquer. Il se réfère à une phrase célèbre de Jules Ferry, selon laquelle l’enseignant doit se référer au critère du « bon père de famille » qu’il ne faudrait pas choquer dans ses convictions. Cette allusion étonne un peu à vrai dire, car comme le font remarquer certains internautes dans leurs commentaires, cela interdirait alors d’évoquer certains sujets et irait dans le sens d’une école aseptisée. J’aurais plutôt envie de dire qu’il faut prendre en compte évidemment ce qui peut choquer, comme on doit le faire lorsqu’on aborde de nombreux sujets, qui sont « chauds » mais prouvent aussi que le savoir de l’Ecole a un sens : la critique de l’intolérance religieuse (à travers par exemple Zadig), les questions de santé (quel effet psychologique quand on étudie les méfaits de l’obésité ou de l’alcoolisme sur le corps humains pour des enfants concernés familialement ?) ou l’importance du choix du conjoint dans le mariage (quand on travaille sur Molière ridiculisant les pères s’opposant au choix des enfants.) Il faut mesurer tout le chemin que doivent faire bien des familles pour accepter qu’à l’école on évoque certains sujets « tabous »

Ici, il s’agit bien d’affirmer les valeurs de l’école, mais en utilisant toutes les ressources de la pédagogie. Peut-être en montrant concrètement ce qu’on fait en classe, des travaux d’élèves, etc. A cet égard, il parait plus important de travailler contre les stéréotypes stigmatisants que de pratiquer une sorte de volontarisme provocateur. Pratiquement,  il est plus fécond de mettre en avant des personnages romanesques féminins actifs, comme il en existe beaucoup maintenant dans la littérature jeunesse ou des garçons aimacouverture questions sensiblesnt la danse ou la lecture, plus que de vouloir faire jouer le chaperon rouge par une fille ou de vouloir à tout prix établir une parité dans l’étude des textes littéraires. j’ai eu sur ce point des échanges un peu vifs avec une amie enseignante (non prof de français) qui défendait cette idée, qui me parait impossible à soutenir (en revanche, on peut –et je l’ai fait- s’efforcer d’étudier dans l’année au moins un ou deux romans d’une écrivaine en troisième ou en seconde…). Une des grandes questions est comment transmettre un savoir qui forcément bouscule à certains moments des représentations sans que l’élève le vive comme une remise en cause brutale des valeurs de sa famille, des croyances. Eh bien, tout cela se travaille en formation, il n’y a pas de recette miracle, et du coup, on pourra travailler aussi sur le rapport instruction-éducation que j’évoque au début de ce billet. Et n’oublions pas qu’au-delà des familles, il y a l’enfant qui doit sentir qu’on peut à la fois respecter les croyances et valeurs de sa famille et en même temps l’ouvrir à autre chose, un monde où chacun peut choisir sa vie, où l’homosexualité n’est pas une honte, où un garçon a le droit de pleurer et où la jeune fille peut être passionnée de mécanique…

On peut se féliciter que Vincent Peillon invite de façon ferme à ce dialogue avec les familles qui ont manqué de confiance dans l’école, mais il ne doit pas s’agir de remontrances, mais bien d’un dialogue ouvert, « stratégique », manière la plus efficace de s’opposer aux élucubrations réactionnaires venues de cet horizon trouble où cohabitent dans un magmas étrange les cathos dont pourrait être fier Monseigneur Lefebvre, les antisémites de tout poil  (votre instit n’a-t-il pas un nom hébraïque ?), les ceux qui ont mal tourné, petits Doriot-Déat d’aujourd’hui et les intégristes musulmans tout surpris de bénéficier pour le coup de la complaisance des médias d’extrême-droite aux valeurs si peu actuelles. Encore un défi pour l’école, école dont le rapport de l’UNESCO sur l’éducation vient de rappeler l’importance dans le monde actuel.

 

voir aussi sur la question la tribune des Cahiers pédagogiques : « Ceux qui veulent divorcer de l’école républicaine »

Le geyser contre le ruissellement

En maintes occasions, on entend des personnalités diverses, dans le monde médiatique notamment, développer la théorie du « ruissellement ». Si les riches s’enrichissent, tout le monde en profitera et peu à peu les crises s’effaceront, le bien-être se généralisera, les plus pauvres auront donc tout à y gagner ! Je caricature à peine. Les défenseurs de l’élitisme en matière éducative font d’ailleurs de même : aider l’élite à être toujours plus performante ne peut que profiter à tout le système, et donc aux plus fragiles. L’égalité, appelée fréquemment « égalitarisme » ne peut être que trompeuse, car elle est synonyme de nivellement par le bas, d’appauvrissement et en fin de compte pourvoyeuse d’effets pervers destructeurs (comme je le disais dans mon premier billet de blog, la théorie de l’effet pervers est toujours un bon filon pour la pensée réactionnaire)

Or, voilà qu’un ouvrage très solide, très documenté, pas partisan à priori, mais fondé sur des études nombreuses, rigoureuses et capable d’affronter la contre-argumentation, dit exactement le contraire.
1C-Egalite-def-site-240x372Pour Richard Wilkinson et Kate Pickett, dans « Pourquoi l’égalité est meilleure pour tous », ouvrage publié en anglais en 2010 et plus récemment traduit aux éditions [Les petits matins], l’égalité est bénéfique pour tout le monde. A travers de multiples courbes et études statistiques, ils montrent , eux qui sont des épidémiogistes au départ, comment, dans les pays développés, l’avantage va aux pays plus égalitaires sur le plan de la santé physique et mentale, de l’école, de la tranquillité publique, du respect de l’environnement, du sentiment de bonheur, etc. C’est vrai aussi quand on compare des états américains entre eux. Cela se perçoit géographiquement (avantage pour les pays scandinaves ou pour le Japon), mais aussi historiquement (quand un pays devient plus inégalitaire, la santé se dégrade par exemple, ou la longévité, comme aux Etats-Unis). Ce qui est le plus étonnant et fait l’originalité de la thése développée, et cela étonne même les auteurs, c’est que y compris la partie de la société la plus favorisée pâtit de la montée des inégalités, et pas seulement ceux qui en sont les premières victimes.

Je conseille vivement la lecture de ce livre qui fait du bien. La partie propositions qui prône le développement de la coopération sur le plan économique est un peu rapide et plus faible, mais ce n’est pas le plus intéressant du livre. Ce qui emporte l’adhésion, c’est cette insistance des auteurs à examiner les objections et une postface s’attarde à répondre à celles qui sont apparus après la première édition de l’ouvrage. Comme le dit Pascal Canfin, un ministre pour qui j’ai un faible, « une fois que vous aurez lu ce livre, il sera difficile de vous convaincre que plus les riches sont riches plus les pauvres vivent mieux »

On peut aussi dire que l’ouvrage confirme ce qu’on a pu développer concernant les systèmes éducatifs :les systèmes les plus performants sont aussi des systèmes qui font le moins de différences, ne sélectionnent pas précocement, etc.  Même si pour les pays dits émergents, les choses sont un peu différentes, comme le soulignent nos deux compères britanniques.

Bref, l’égalité peut faire jaillir des bienfaits, parfois inattendus. Il est temps donc de lutter contre ce scandale qui fait que l’école française semble encore plus inégalitaire que ne l’est la société…

L’école ne doit pas préparer à un métier?

Récemment, le sociologue Daniel Frandji conclut ainsi une interview à Libération (16 janvier) :« Est-ce qu’on souhaite une école qui dispense un savoir scolaire, qui apporte des compétences critiques, cognitives et qui apprend aux élèves à réfléchir à leur rapport au monde ? Ou préfère-t-on une école qui apporte un outillage social, qui prévient la délinquance et qui prépare au marché du travail ? »

Il n’est pas le seul à créer ainsi des oppositions binaires qui obligeraient à choisir entre deux termes d’une alternative qu’on est en droit de refuser avec la plus grande énergie. Certains en effet s’insurgent dès qu’on ose poser la question de l’utilité sociale, d’une fonction de l’école qui serait de  permettre aux élèves de construire des compétences permettant à chacun d’exercer un emploi, si possible qualifié. Une fonction, pas la seule! La notion d’ « employabilité » est diabolisée puisque du côté du « libéralisme » (ce mot, employé à tort et à travers, est devenu un vrai « empêcheur de pensée ») Tout livret capitalisant (oh le vilain mot, n’est-ce pas ?) les acquis de l’élève et pouvant éventuellement s’étendre au non-scolaire (comme le proposait le projet de Martin Hirsch) est suspecté de faire renaitre le livret ouvrier du XIX° siècle.

Or, l’école a forcément plusieurs missions. Michel Develay, dans un échange, me rappelle que Durkheim, un des penseurs de l’école de la République, énonçait ainsi ce triple rôle : à la question « pourquoi l’école et pour quoi l’école ? » il répondait : « pour former la personne, le citoyen et le travailleur ». Et sur un plan concret, comment pourrait-on répondre aux familles anxieuses de savoir si leur enfant aura les capacités à la sortie de l’école pour avoir  une bonne situation  : désolé, mais l’école n’est pas faite pour ça, mais pour former l’esprit critique, pour réfléchir au rapport au monde ? Et comment aurais-je pu trouver choquant de travailler à ce que certains de mes élèves, en grande difficulté, soient davantage « employables » ?  J’avoue mal comprendre comment on peut avoir une position aussi aristocratique finalement, en rejetant la trivialité de l’utilité sociale et d’une certaine adaptation au monde.

classe freinet

Une classe Freinet en Suisse romande

Le grand Célestin Freinet lui –même n’hésitait pas à défendre ce rôle d’insertion de l’école. Il déclarait ainsi dans une conférence en 1958 (écouté sur France Culture, dans l’émission « la Fabrique de l’Histoire ») :

« Les industriels sont en train de rétablir la primauté de l’intelligence. Et il résulte que de plus en plus sur le marché du travail, l’individu cultivé, intelligent, qui a beaucoup plus de possibilités, gagne beaucoup mieux sa vie, alors que ceux qui restent robot ne gagnent plus leur vie. Alors là nous avons à aborder le problème de la préparation technique de ces hommes intelligents qui vont rentrer dans la production. Or, est-ce que l’école a préparé ces hommes intelligents qui vont entrer dans la production ? L’école ne les a pas préparés. Je ne dis pas qu’elle n’a pas préparé des hommes intelligents, elle n’a pas préparé à cultiver une certaine intelligence qui se cultive simplement par des études intellectuelles (langues, sciences), toujours désintéressées, sans se poser la question de savoir à quoi cela va servir, c’est-à-dire qu’on développe l’intelligence située en dehors de la vie, en dehors de la société. A tel point que dans une classe, quand on enseigne cela, l’enfant ne se rend même pas compte que ça fait partie de la vie. Ils ne pensent pas que cela puisse leur servir un jour pour leur culture ou même pour leur futur métier. Ceci est la négation complète de la culture, et en tout cas la négation d’une culture intégrée à la vie. » (c’est moi qui souligne)

Et il va même jusqu’à dire, à propos de « brevets » que les élèves demandent à passer pour valider des compétences acquises : « Si cette pratique des brevets pouvaient être généralisée, non seulement au premier degré mais aussi au second degré, l’orienteur ou le chef d’entreprise demanderait ses brevets à l’élève de façon à savoir où il avait réussi, de façon à faire marcher l’enfant dans les voies où il est efficient, pour faire réussir l’enfant, et ne pas l’orienter dans les voies où il échouera. »

Sur cette dernière phrase, beaucoup sursauteraient et l’attribueraient volontiers à un pédagogue suppôt du CAC 40 et de la Commission de Bruxelles…

Bien entendu, pour moi, il ne s’agit nullement de réduire l’utilité sociale à l’utilitarisme étroit. J’ai toujours combattu pour un apprentissage en profondeur de l’esprit critique , pour une grande exigence culturelle, pour une ambition forte pour les enfants des classes populaires. Plus de trente cinq ans en collège populaire ont été pour moi animés par cette conviction qu’il ne fallait pas se résigner à un enseignement bas de gamme, qu’il fallait faire réfléchir les élèves sur le monde qui les entoure. Mais jamais je n’ai considéré qu’il y avait contradiction à :

-donner des outils nécessaires pour se construire des compétences sociales

-travailler au vivre-ensemble, à la socialisation, au respect de règles sociales, ce qui n’exclut pas d’avoir un regard critique par moments, y compris sur celles-ci

L’opposition citée au début de ce billet me parait absurde. Si j’ai bien compris, elle est là aussi pour fustiger certaines pratiques en éducation prioritaire. S’il ne s’agissait que de pointer des dérives, quand l’école se centre trop sur une de ses dimensions et met trop au premier plan le vivre-ensemble ou des savoir-faire au détriment des savoirs, il n’y aurait rien à redire. Mais on sent bien derrière une critique d’une pédagogie active qui met au centre la construction de compétences, notamment à travers des projets et de nouvelles manières d’impliquer les élèves.  Compétences qui sont à la fois cognitives, sociales, émotionnelles, civiques, etc.

Et si on veut mettre des étiquettes, je demande à voir sur cette question qui est vraiment « progressiste » et « de gauche »…

 

 

Sacrilège, on touche aux Saints Programmes!

Tout est dit, hélas : le Snes  » s’inquiète de la « logique curriculaire » qui prévaudrait pour la construction des programmes, logique impliquant une marge d’autonomie locale des équipes ».

Le syndicat majoritaire dans le second degré dit,bien sûr, être pour une « vraie » réforme des programmes, comme il est pour une « vraie » formation pédagogique des enseignants, et de « vrais » changements au collège et au lycée. C’est mauvais signe en général quand on utilise cet adjectif : c’est qu’on va toujours trouver que ce qui est proposé est insuffisant au mieux, dangereux au pire.

saintes_ecrituresLe SNES s’oppose donc à ce qui serait une avancée énorme pour notre école. Concevoir les contenus scolaires du point de vue de ce qui est appris réellement et non de ce qui est enseigné. Pouvoir substituer à ces listes de notions qu’il faut avoir « vues » et qu’en fait on n’a jamais le temps de traiter sinon par le survol, une autre logique, plus réaliste mais aussi plus impliquante pour les professeurs comme pour les élèves. Refuser le quantitatif qui conduit à s’indigner dès qu’un chapitre est supprimé ou à rajouter sans cesse des savoirs nouveaux sans en retrancher aucun au profit du qualitatif, de l’appropriation réelle, en incluant de manière autre que marginale les méthodes de travail par exemple. En fait, quand un professeur évoque les programmes de SVT, il ne pense pas à la compétence « lire des images » qui en fait partie pourtant, mais davantage à la tectonique des plaques ou à la reproduction des différentes espèces.
Ainsi, le SNES refuse ce qui serait novateur dans une logique curriculaire :

–        concevoir les programmes davantage comme des bases de données, des références de savoirs, et partir plutôt en premier du curriculum, celui-ci étant définie comme « un parcours, constitué  par les situations d’apprentissage et d’enseignement qu’un élève a, doit ou peut rencontrer » (Michel Develay, « vers un curriculum de compétences » in Cahiers pédagogiques n°507, Questions aux programmes.)

–        donner de l’autonomie aux acteurs, oui, en leur faisant un peu confiance. Disons d’ailleurs que ce serait reconnaitre officiellement une autonomie qui existe dans les faits, mais de manière sauvage et brouillonne. En français, ma matière, il est des classes où on fait étudier sept ou huit livres par an(en collège), d’autres aucun ; certaines classes où on fait à haute dose (et de façon totalement inutile à mon avis) des exercices de conjugaison, d’autres où on intègre un travail sur les temps des verbes à un ensemble où l’objectif est d’abord de faire écrire des textes. Et on pourrait dire la même chose de bien des matières.

Ainsi, avec le SNES, il faut surtout ne toucher à rien, continuer dans l’hypocrisie du « savoir de haut niveau » qui n’empêche pas les effondrements aux épreuves PISA et l’incapacité à résoudre des situations complexes.

La logique du curriculum prépare mieux les élèves à affronter les défis de demain en leur permettant de se confronter à ces fameuses situations complexes, où il faut mobiliser des savoirs divers sans entrer forcément sous les fiches caudines des progressions soi-disant raisonnées et rationnelles des « programmes ». Bien sûr que des cadres sont nécessaires, mais il faut les limiter au maximum à ce qui est vraiment indispensable. Des systèmes qui sont dans cette logique ne s’en sortent pas si mal…

De plus, cette logique n’est pas du tout contraire à la transmission véritable de savoirs, parfois très pointus. Mes élèves, lorsque je mettais en place en interdisciplinarité, un travail sur six mois, deux heures par semaine, autour des Grandes Découvertes, devaient à la fois :

–        développer des compétences d’écriture (rédiger un journal de bord de grand explorateur)

et des compétences documentaires (savoir chercher dans des documents, y compris en sachant critiquer certaines représentations de ces Découvreurs, selon les époques)

–        aller à la recherche de savoirs très précis, parfois ignorés du professeur : comment a-t-on compris la manière de combattre le scorbut, comment pouvait-on stocker de la nourriture à bord des vaisseaux, quelle était la longueur de ceux-ci, comparativement à des espaces familiers des élèves, comme le préau du collège, etc.

On était là dans une logique autre que celle de « faire le programme ». Et on avait tout juste le temps de traiter un point du programme qui pourrait se faire en quelques heures en Histoire et en Français ordinairement. On avait choisi de développer ce thème-là, une autre année, on avait centré l’action sur une autre période (la construction de Notre-Dame de Paris par exemple….)

Quand on lit de passionnants livres sur l’histoire de l’école en France, comme celui de Antoine Prost, on voit combien, hélas, le syndicat majoritaire a toujours freiné les réformes allant dans le sens des projets, de l’autonomie des équipes, des initiatives locales possibles, tout ce qui s’opposait au « carcan national », alibi commode d’ailleurs pour ne pas changer ses pratiques pédagogiques (« j’aimerais bien, mais il y a le programme), contre les TPE au lycée au départ, contre les Itinéraires de Découverte au collège (un vote de congrès avait donné une majorité contre, les minoritaires étant souvent ceux qui avaient pratiqué vraiment les IDD). Récemment un groupe CORPUS s’est constitué, avec quelques avancées trop timides, mais intéressantes vers une logique plus curriculaire si on lit entre les lignes le texte-manifeste de ce groupe, texte signé par le SNES qui aime pratiquer le double langage. Je comprends qu’aujourd’hui certains de ses initiateurs sont amers de voir au poste de commande le conservatisme de ceux qui disent toujours « non », qui sont les champions du « moratoire », du « refus », de la « résistance » et qui donnent cette image déplorable du syndicalisme (cela n’explique-t-il pas en partie son discrédit et sa perte globale d’audience ?)

totem_et_tabou20100423Heureusement, beaucoup d’enseignants se rendent bien compte qu’ils sont dans une logique schizophrène, que les « programmes » tels qu’ils sont, surtout dans les années de scolarité obligatoire sont plus des contraintes absurdes que de vraies aides à l’enseignement, comme le montre la consultation sur les programmes de l’école primaire. Mais en même temps, il y a cet attachement ancestral à cette logique magistrale, à un dérisoire totem, mais désormais la question du crépuscule des Saintes Écritures n’est plus taboue ! Resteront des cadres, des repères, des référentiels utiles, avec quelques notions-clés, quelques points incontournables, mais pas cette logique folle qui met au second plan ce qui est à apprendre et au premier ce qui est à enseigner…

Quand « Le loup de Wall Street » me fait méditer sur les pouvoirs de l’Ecole…

loup wsJ’ai vu le film flamboyant de Martin Scorsese Le loup de Wall Street récemment, et, comme je me le propose de le faire sur ce blog à propos de diverses œuvres artistiques, je vais dire en quoi cette fiction basée sur des faits authentiques a fait surgir en moi des réflexions sur le sens de l’Ecole et de son pouvoir possible, même limité.

Le personnage principal, magnifiquement interprété par Leonardo di Caprio, est un trader drogué, cynique, sans foi ni loi autre que la recherche de toujours plus d’argent et de tout ce que donne cet argent. J’ai noté qu’il ne manque pas de culture, sait se référer au capitaine Achab et a une belle maîtrise de la langue, sachant passer du langage le plus ordurier au plus subtil bagout d’arnaqueur séduisant. A un moment, il proclame son indignation de savoir que des professions aussi utiles que médecin ou professeur soient si mal payées selon lui, il n’est pas sûr qu’alors il ne soit pas sincère, car on entend aussi ce discours chez ce genre de personnage. En revanche, il n’a que mépris pour ceux qui n’ont pas été fichus de faire mieux que vendeur chez Mac Do, qui n’ont pas su saisir leur chance et qui sont définitivement écartés du monde des winners.

Il me semble qu’en fait , il adhère parfaitement à une idéologie d’égalité des chances et de méritocratie. C’est bien par son énergie (nul héritage à la clé, surtout pas culturel, son père étant surtout intéressé par les séries TV bas de gamme) qu’il parvient au sommet. Certes, par des moyens peu légaux (mais je ne dévoile pas trop du film), mais n’est-il pas représentatif, au-delà des excès, d’une partie de la société qui a voué un culte définitif à l’argent, pour qui ne pas avoir une Rolex signifie avoir raté sa vie, mais qui sait aussi consacrer une petite part de sa fortune à des « œuvres », ce que fait ici Jordan Belfort (mais je n’ai pas noté exactement où allaient les dons qu’il évoque, genre Musées et œuvres caritatives).

Alors l’école dans tout ça ? Que faire pour, à son niveau, combattre, le règne de l’argent-roi, pour réhabiliter une morale collective où importe la considération pour l’autre, pour comprendre que dans la société on est loin du gagnant-gagnant et que bien des richesses se bâtissent sur l’écrasement d’autres. Que faire pour que de brillants esprits scientifiques ne mettent pas leurs compétences dans les spéculations pures où l’argent se gagne en quelques secondes ? Je pense que, oui, les enseignants ont la responsabilité de faire sentir quelque part que le but de la vie n’est pas de gagner toujours plus, en faisant découvrir d’autres valeurs, et surtout en se demandant derrière leurs choix pédagogiques et didactiques s’ils promeuvent ou non ces valeurs. Par exemple en organisant dans la classe le travail coopératif, l’entraide, en mettant en place des règles qui obligent à écouter l’autre, à l’accompagner quand il ne comprend pas, en écartant des premières années de la formation les classements  et les compétitions (sauf lorsqu’elles sont des jeux et relèvent plus de l’émulation entre pairs).

Qu’on m’entende bien, je ne prône pas pour autant une vision manichéenne qui opposerait la culture, le savoir au monde de l’entreprise par exemple (mais dans le cas du trader, ici, il ne s’agit guère d’entreprises, mais de gains purement spéculatifs, basés sur du virtuel en quelque sorte auquel, comme nous dit Belfort cyniquement au spectateur du film , on a du mal à comprendre quelque chose, avec l’aide de banquiers genevois véreux). Justement, il ne faut pas tout confondre, et apprendre les mécanismes de l’économie, y compris en connaissant mieux le monde de l’entreprise, est tout à fait louable, nécessaire, et ne nous fait pas entrer dans le monde de la « cupidité » comme l’avait dit il y a quelques mois un homme politique célèbre pour ses diatribes anti-capitalistes…

Mais, oui, valoriser le collectif, ne pas survaloriser le prétendu « mérite individuel » en oubliant tout ce que le collectif apporte à chacun , y compris aux « méritants », cela me semble plus essentiel que jamais et en rien contradictoire avec la sauvegarde  de ce qui reste de si précieux dans la promotion de  l’individu, héritage des Lumières…

Tout cela ne suffit bien sûr pas à contrecarrer des tendances lourdes de nos sociétés. Mais le discours pessimiste de l’impuissance conforte les dominants, j’ai envie de dire de façon un peu provocatrice qu’il est quasiment une « faute professionnelle » chez un enseignant.

Je pense aussi qu’il faut prendre au sérieux l’idée d’un enseignement de la morale, à condition bien entendu qu’il ne se réduise pas à des « leçons », qu’il s’accompagne de dispositifs pédagogiques permettant la discussion, l’échange, ce qui d’ailleurs demande une sacrée formation des enseignants.

En tout cas, on ne peut rester neutre et se contenter de clamer qu’on est là pour en-sei-gner des connaissances, pour ins-truire et non pour éduquer, qu’on ne peut pas panser les maux de la société… Deux conceptions s’opposent effectivement. Pour moi, les enseignants ont une responsabilité d’éducateurs, c’est net. Et dans leur manière d’instruire se dessinent aussi une morale, des valeurs. Le vrai et le beau, certes, mais aussi le « bien ». Se demander en tout cas si on peut contribuer un tant soit peu à empêcher nos élèves tout aussi bien de suivre Dieudonné que d’être fasciné par un personnage comme Belfort, du genre « il a bien raison au fond ».

D’autres luttent à un autre niveau pour que les marchés financiers soient régulés, pour que les fortunes soient plus taxés, pour que les lois puissent être moins détournées, etc. Mais cela ne nous dispense pas de réfléchir à ce que nous pouvons faire modestement au sein de l’école pour que règne moins: « cet esclave jaune [qui]garantira et rompra les serments, bénira les maudits, fera adorer la lèpre livide, donnera aux voleurs place, titre, hommage et louange sur le banc des sénateurs »  (Timon d’Athènes, Shakespeare)

 

A signaler, si on veut au collège, aborder ce thème des traders, le petit roman jeunesse Taxiphobie de Michel Honaker, qui permet d’évoquer Wall Street et son univers impitoyable.