Enseigner au XXI siècle

Mais de quoi parlent-ils au juste ?

Je me suis fait du mal, j’ai écouté l’émission Répliques consacré à l’école du samedi 22 février, avec le grand Antoine Prost et une certaine Bérénice Levet, professeur de philosophie dans un lycée privé. Finkielkraut, reprenant les mêmes éternelles citations de professeurs « qui lui écrivent » (fatigant, car c’est toujours les mêmes exemples) et se référant à Renaud Camus (pour ceux qui ne savent pas, cet écrivain qui a glissé à l’extrême-droite, sur le thème de l’islamisation de la France), prenait parti bien évidemment et assénait les contre-vérités et surtout cette assertion énorme : « il suffit d’écouter » en jouant la soi-disant « expérience » contre « l’expertise » des « sociologues » (mépris larvé dans l’intonation) .
Ce qui me choque le plus, ce sont ces idées reçues, cette désinformation incroyable sur l’école, que Antoine Prost avait bien du mérite à essayer de démonter calmement (je l’aurais cependant voulu plus offensif à certains moments).
Par exemple, les programmes de français de collège : on fait croire que la littérature est abandonnée, alors qu’il suffit d’ouvrir un manuel pour constater le contraire. On nous parle comme d’un exploit d’un « résistant » (pitié pour l’emploi de ce mot à torts et à travers) de faire étudier Le Cid en quatrième. Je l’ai fait, d’autres collègues le font, en essayant de rendre cela vivant et intéressant, y compris en utilisant des mises en scène iconoclastes (mais cela doit déjà horrifier notre ami «résistant »).

ortho

dessin de Charb dans les cahiers pédagogiques

Le relâchement grammatical  se base sur des citations de messages SMS ou tweet , comme si tous les professeurs ne cherchaient pas à faire travailler le syntaxe (mais j’ai entendu un jour notre grand Maître ès-langues clamer que « internet », il « n’en avait rien à foutre », dans cette émission, malheureusement, je n’ai pas la référence, mais on peut me faire confiance, ça m’avait bien choqué !) . Mais nous dit notre enseignante de philo qui a un public de « vrais lycéens »comme dirait Dubet,  on ne fait plus du Bled, parce qu’on n’apprend plus les règles. Je pourrais ici montrer tout ce qui est erroné et approximatif dans le Bled, mais là n’est pas le propos.  Tant pis si aucune enquête sérieuse n’a montré une corrélation quelconque entre cette pratique d’exercices à l’ancienne et une bonne maîtrise de la langue. Tant pis si beaucoup d’enquêtes dont une récente de la DEPP montrent au contraire la persistance de pratiques grammaticales très déconnectées de l’écriture par exemple. Tout cela ne tient pas bien sûr, par rapport à l’exemple personnel, au demeurant ridicule, l’admiration pour l’institutrice à blouse grise qui est la seule à avoir appris quelque chose à cette dame à l’école primaire.

un « vrai enseignant » selon Plantu

Quand Antoine Prost fait allusion aux évaluations sérieuses menées sur les IUFM et qui dans l’ensemble concluaient positivement, évidemment, celles-ci sont rejetées, car, voyez-vous, « il suffit d’écouter, de lire les lettres adressées à Alain Finkielkraut ». Bien évidemment, les centaines d’enseignants qui témoignent de leur réussite modeste (et souvent ont scrupule à le faire), loin de la prétention insupportable de cette dame qui doit, elle, se glorifier de son enseignement, « qui ne tient pas compte des élèves, qui fait tout pour ne pas en tenir compte », clame-t-elle (car ce ne sont que des entités intellectuelles), tous ceux qui écrivent dans les Cahiers pédagogiques, dont parle le Café pédagogique et autres supports, tout cela est quantité négligeable par rapport à ces enseignants amers qui n’ont que mépris pour les élèves qu’ils caricaturent et qu’ils ne savent pas apprécier. Eux sont les « vrais » enseignants. Je me souviens lors de formations avoir montré des vidéos où on voit des élèves attentifs, curieux, travailleurs, ou disant tout le bien que leur apporte un autre type d’évaluation, et certains collègues me dire : « oui, mais c’est truqué », alors que c’était du vécu personnel tout à fait authentique… Cela me révolte un peu, beaucoup, passionnément et je bous intérieurement devant mon ordinateur à écouter ces fadaises.

Enfin, dernière remarque : nos deux « défenseurs des savoirs » ne parlent que des « œuvres », que des auteurs, de la littérature et de la philosophie. Savent-ils qu’il existe aussi des enseignements de sciences, de mathématiques, de langues vivantes (où le but est de bien de savoir parler, ce dont hélas je ne suis guère capable à cause d’un enseignement très magistral dans toute ma scolarité en grande partie) ? je n’ose même pas parler de la technologie ou de l’éducation physique ?

couverture culture Bref, tout cela est consternant, révoltant. Quand on a passé des dizaine d’années à chercher et parfois trouver des moyens d’être un « passeur culturel » , en considérant qu’on ne pouvait rien transmettre sans s’en donner les moyens, sans prendre en compte les élèves tels qu’ils sont et non tels que certains voudraient qu’ils soient, on est choqué de ce mépris pour ces efforts, avec une absence totale d’étayage et ce pessimisme aristocratique qui est un des grands facteurs bloquants de toute avancée sur l’école dans notre pays ; pas que sur l’école d’ailleurs.

Commentaires (9)

  1. Frédéric Kapala

    Merci à M. Zakhartchouk pour son analyse de ce très pénible moment de radio. J’ajoute qu’à l’habitude, la grande absente de ce « débat » est la référence à bientôt près de 50 ans de didactiques disciplinaires. Ces disciplines universitaires, reconnues par le CNU, me semblent être au cœur de l’articulation théorie-pratique (pour faire vite) dont les formateurs multicatégoriels des IUFM naguère et des ESPE aujourd’hui (et j’espère demain) essayent humblement, mais en appui sur la recherche, d’être les artisans. Ils travaillent à ce titre la matière réelle d’un système éducatif dont ils savent la complexité ; ils participent à sa compréhension sans avoir la prétention d’en exposer la « vérité ».
    À ce titre, l’approche des pédagogues, philosophes, sociologues ou historiens de l’éducation doit nécessairement aujourd’hui être complétée par celle des didacticiens.
    Il devient lassant, surtout sur France Culture, d’être confronté, quand il s’agit de l’école, à si peu de sérieux et si peu de références aux travaux universitaires qui semblent toujours devoir céder le pas à l’opinion et au roman individuel.

    F. Kapala, formateur sciences-physiques, ESPE Franche-Comté.

  2. Christine Vallin

    Comme je suis partageuse, je veux bien prêter Jean-Michel Zakhartchouk à Alain Finkielkraut, pour qu’il l’entende parler des vrais élèves, des vrais enseignants. Ca pourrait lui faire un choc, mais ça fait tout le temps du bien.

    Adoncques, si quelqu’un connait le canal d’Alain Finkielkraut…
    Christine Vallin

  3. Deconinck Dominique

    Merci monsieur Zakhartchouk, encore une fois… Mais diable comment se fait-il que ces voix perdurent ? C’est de l’ordre de la rumeur ! En primaire, c’est affligeant d’entendre encore si souvent (télévision, radio, ouvrages) qu’on n’apprend plus les fameux « fondamentaux » par exemple. Mais d’où vient cette idée complètement fausse ? Quel professeur des écoles ne fait plus de grammaire ? Quel est celui qui n’enseigne plus l’orthographe ? Y a-t-il quelque part un enseignant de primaire qui n’entraîne pas au calcul mental ? En plus de tout le reste bien sûr… Ce qui me désole, c’est que certains jeunes professeurs que je croise en formation ont du coup un doute sur ce qu’ils font, alors qu’en fait ils le font bien. Quant à la littérature, cela vaudrait vraiment le coup de faire une véritable enquête, pour enfin MONTRER la réalité : nos élèves lisent en classe des oeuvres littéraires de divers répertoires, se questionnent, réfléchissent, mettent en lien… Vivement une parole forte pour le dire, aux heures grand public, sur des ondes très larges.

  4. Jean-Michel Zakhartchouk (Auteur de l'article)

    Je précise que face au flot de stupidités indignes d’intellectuels, Antoine Prost, que j’admire (et que j’ai l’honneur de cotoyer au conseil scientifique de l’institut de rechercnes du SGEN-CFDT, IREA) et que j’ai interviewé pour son récent et superbe livre, a eu bien du mérite à rester serein. En fait, il est très difficile d’argumenter dans ce genre de faux débat, où on oppose des anecdotes et du soi-disant vécu (ou un vécu partiel) à la théorie. Monsieur Galilée, voyons, vous voyez bien que le soleil se lève et se couche, pas besoin d’experts pour nous dire le contraire!
    jmz

  5. PAUL Benjamin, Personnel de Direction

    OUI, les élèves tels qu’ils sont…. et pas comme « ils » voudraient qu’ils soient. MERCI Jean-Michel.

    Dans une période où les choses bougent, où certaines réformes (l’Article 34 , évaluation par compétences) et certains outils ( Internet, c’est indéniable) permettent la mise en réseau, l’échange de pratiques… de manière plus massive, plus visible, plus assumée.
    Dans un monde où l’on évalue mieux la performance de l’école (c’est le sens de l’histoire, qu’on le regrette ou non), et où certains osent enfin (parfois même avec la bienveillance de l’Institution) changer un peu les choses en classe ou dans leur établissement; l’attitude et le regard de ces dinosaures sont inquiétants.
    Décalés de la réalité à un point qui pourrait prêter à rire, mais je ne souris même pas… Cette « Intelligentsia » est tellement partout, elle dit tellement fort, tout le temps, ces mêmes exemples érigés en même généralités…
    Sans doute, plus que la vision mélancolique d’une « école » (la leur) qu’ils disent avoir perdu… il semble impossible pour eux, il est insupportable (plus sûrement) que les choses changent… Et elles changent !

    C’est sans doute un drame français : ça ne va pas assez vite.

    Et « ils » sont là pour semer, arroser, cultiver le doute, avec un regard condescendant sur ceux qui changent et se posent-loin des hautes sphères et des théories toujours exactes- de vraies questions.
    La vision d’Antoine PROST est à la fois dissonante et rassurante… et puis, loin de la « polémique » permanente de notre société, c’est le regard de l’historien… Normal, qu’il soit plus serein !

    « La folie est de toujours se comporter de la même manière et de s’attendre à… un résultat différent » A. EINSTEIN

  6. Jean-Michel Zakhartchouk (Auteur de l'article)

    extrait du rapport du comitée nationale d’évaluation des universités: https://www.cne-evaluation.fr/WCNE_pdf/IUFMTRANSVERSAL.pdf‎

     » Dans un contexte souvent difficile, soumis à de multiples contraintes
    et à des pressions contradictoires, les IUFM ont incontestablement contribué à améliorer la qualité de la formation
    des maîtres en France. C’est la première conclusion que le CNE tire des évaluations qu’il a conduites. Les IUFM donnent
    l’image d’organismes vivants, capables de remises en cause et d’innovations, ainsi qu’en attestent les documents
    d’évaluation interne et l’évolution de leurs plans de formation. Les chefs d’établissement et les inspecteurs rencontrés
    par le CNE portent un jugement positif sur les jeunes professeurs qui sortent des IUFM, et notamment sur leur capacité
    d’adaptation. Cette appréciation va à l’encontre de l’opinion souvent émise par les professeurs stagiaires ou les
    professeurs débutants de ne pas être – ou de n’avoir pas été – suffisamment préparés à exercer leur métier. À ce
    sujet, le CNE tient à souligner que seul un dialogue approfondi avec des groupes d’étudiants ou d’étudiants stagiaires
    permet d’apprécier la portée réelle des propos tenus et le degré de convergence des points de vue exprimés.
    Les évaluations ont permis de prendre la juste mesure des difficultés inhérentes à toute formation professionnelle
    initiale, et à la formation des enseignants en particulier. »

  7. Pingback: Mais de quoi parlent-ils au juste ? | Enseigner...

  8. Alain

    Pourriez-vous nous donner les références précises de ces évaluations sérieuses des IUFM et le moyen de se les procurer ? D’avance merci.

  9. Léon Jean-Charles

    Pas d’accord avec vous, Jean-Michel, cette émission fait du bien, pas du mal : d’un côté, Antoine Prost, clair, net, non dogmatique, intelligent et compétent. Il cite des faits, des études, des textes, contredit tellement facilement ses « interlocuteurs », et de l’autre côté, Bérénice Levet, qui s’écoute être au dessus des autres, lieux communs, propos de Café du Commerce de la pédagogie, et Finkielkraut. Le passage sur le Cid est tellement drôle ! Si ce ne sont les professeurs qui y renoncent, alors c’est l’inspecteur, ou la hargne des élèves envers une professeure qui lui écrit… toujours la même chose, pas de vision globale, toujours aller de l’individuel vers le général, sans analyse.
    En réalité, vous avez raison. Désespérant.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.