Il est urgent de ne plus se payer de mots!
J’avais commencé ce billet avant l’élection européenne de dimanche dernier. Mais le coup de massue de l’adhésion du quart de notre électorat à l’extrême-droite me fait modifier à la fois un titre premier et surtout m’amène à une conclusion que j’ai infléchi pour opposer le déni de réalité de l’élitisme de notre école derrière « les anneaux d’un beau style » à la prise de conscience de cette vérité amère que sont les fractures sociales, culturelles et politiques qui s’élargissent dramatiquement.
On aime beaucoup les mots dans notre culture française. Comme tout le monde, j’aime aussi, j’aime la rhétorique, notamment lorsqu’elle s’applique à l’école, à l’éducation. Il y a des textes admirables de Jaurès, de Zola, de Hugo sur le sujet (« savoir étant sublime, apprendre sera beau »). Quand j’étais étudiant, j’avais affiché cette proclamation de Trotski : « (dans la société communiste), l’homme moyen s’élevera à la hauteur d’un Aristote, d’un Goethe, d’un Marx, et sur ces hauteurs, de nouveaux pics s’élèveront ».
Mais il ne faut pas être dupe et savoir équilibrer ces utopies, ce lyrisme par le trivial pragmatisme, où on « ne se paie pas de mots », ne pas se laisser griser par le charme pas discret de ces envolées qui peuvent aussi devenir roulements de tambours et discours de comices agricoles dans bien des cas. Or, les programmes scolaires, leurs préambules surtout, sont plein de déclarations d’intentions qui nous dressent un horizon merveilleux : un enfant devenu élève, un enfant qui s’élève et qui, ébloui, comprend grâce au Savoir le monde qui l’entoure, sa complexité, sait se situer, exerce son esprit critique mais aussi sa créativité, etc. Un monde admirable, mais au fond un horizon, et par définition on n’atteint jamais celui-ci qui recule sans cesse à mesure qu’on avance (emprunt de cette image à un de mes amis du groupe « socle commun, promesse démocratique »…)
Et voilà que le texte du « nouveau socle commun » du moins dans sa version initiale qui a « fuité » dans la presse risque de tomber dans ce défaut s’il n’est pas remanié. Car la fonction d’un tel texte, si on veut le prendre au sérieux et en faire un axe fort de la réforme profonde de notre école, ne soit surtout pas être un beau déroulement conceptuel qui nous dresserait le tableau d’un « paradis du savoir » d’un univers rêvé. Le « nouveau socle »doit partir des élèves réels, certes tels aussi que l’école peut et doit les changer, mais en prenant en compte tout le chemin à parcourir, qui ne peut être un voyage à Cythère. Il faut absolument indiquer ce qui , dans le champ du possible, est réalisable. De l’ambition, mais s’appuyant sur le réel. Abandonner les hypocrites références à une « excellence pour tous », ce slogan si creux… Le problème en effet n’est pas de présenter Corneille ou Racine à tous les élèves de France, mais de voir concrètement comment les faire accéder à ce qui est indispensable pour éventuellement apprécier Corneille ou Racine, ce qui malgré mon admiration pour ces derniers (qui est grande) n’est pas forcément non plus le nec plus ultra de la culture. Et puis, honnêtement, qui peut penser que sans une capacité à lire des textes de façon courante, en sachant tirer des informations simples rapidement, on pourra aller très loin dans la société moderne ? Mais attention, l’appropriation de ces « fondamentaux » peut se faire de mille manières. En quatrième, dans mon collège Eclair, j’ai utilisé la vidéo du Cid version flamenco, flamboyante et accrocheuse, et j’ai rapproché la pièce des rivalités d’ « honneur » de banlieue ; en cela, oui, je me situe dans le cadre d’un socle commun qui part des élèves et de ce qu’ils doivent apprendre, s’approprier. Mais je sais que la langue de Corneille reste et restera largement inaccessible à la majorité. Quel homme du XVII° siècle aurait pensé d’ailleurs que ce texte puisse être compris en dehors d’un petit cercle de lettrés ! Je me souviens d’une réflexion de Meirieu disant que Descartes aurait été surpris que des milliers de jeunes de son pays, fils de paysans et d’ouvriers (si on peut dire vu l’époque pré-industrielle), auraient étudié à 14 ans des questions d’optique que seuls quelques personnes pouvaient alors comprendre.
Mais voilà maintenant ce que j’ajoute aux lendemains douloureux d’élections catastrophiques :
Ne pas se réfugier derrière les mots, derrière les intentions, derrière le mirage de la transmission lorsque celle-ci ne s’assure pas des conditions de la transmission, tout cela me parait particulièrement irresponsable aujourd’hui, surtout si on est un partisan d’une école démocratique et au-delà d’une République sociale et solidaire.
Je ne crois pas que l’école puisse faire des miracles. Mais elle doit participer à un combat contre les idées rétrogrades, le simplisme, la démagogie et bien sûr l’intolérance et le rejet de l’autre. Pour ce faire, les grands mots ne résoudront rien. Si l’on prend les cinq domaines envisagés par le nouveau « socle commun », dans chacun d’eux , il y a de quoi alimenter une formation citoyenne, alternative à l’extrêmisme anti-démocratique.
D’abord, savoir communiquer avec les autres et savoir comprendre ce que disent les autres est une première étape fondamentale. Comment ne pas mobiliser toutes nos énergies pour faire reculer l’illettrisme ou la non possession des compétences indispensables en littéracie ? Comment former les élèves au langage des tableaux, des pourcentages, des données statistiques simples, pour éviter d’être bernés ?
Comment également aider chacun à acquérir des méthodes personnelles, indispensables pour retenir des informations, ne pas oublier de les vérifier, de sélectionner celles qui ont des chances d’être fiables ?
Comment permettre l’émergence d’un citoyen, qui s’engage, ne serait-ce qu’à voter ? J’ai piloté un ouvrage qui ouvre de nombreuses pistes, dont celle de décoder des programmes électoraux, etc.
Comment encore développer chez les élèves la conscience écologique qui manque cruellement ? Comment enfin savoir s’inscrire dans une histoire longue, une histoire occultée ou déformée par les nationalistes aujourd’hui ?
La corrélation entre le niveau d’études et le vote Front national reste un fait avéré. Moins on est « instruit », plus on vote à l’extrême-droite (si on vote). Bien sûr, il y a des polytechniciens et ce fameux collectif Racine dont nous avons déjà parlé. Mais la grande masse des électeurs et des adhérents sont bien loin du débat d’idées. Combien d’ailleurs ont gardé la rancœur de l’échec scolaire ?
C’est pourquoi, aujourd’hui plus que jamais, il nous faut transformer notre système éducatif, construire chez les élèves des compétences qui peuvent contribuer à les éloigner du « Mal » en politique (je simplifie abusivement). Aujourd’hui, il est irresponsable de se cacher derrière des déclarations de principe, éthérées et hypocrites et de résister aux avancées sur ce socle qu’il est si facile de rejeter au nom d’une Culture abstraite, parce que soi-disant qu’une logique de « minimum culturel », etc. servirait je ne sais quels intérêts de libéraux bruxellois. L’urgence, oui, est à de profonds changements dans notre école pour qu’elle puisse contribuer à empêcher la vraie défaite de la pensée, pas celle que fantasme l’auteur du livre portant ce titre, mais celle évoquée en 1940 par Marc Bloch. Comment ne pas avoir envie de citer longuement ce si beau texte qu’est L’étrange défaite :
« De tant de reconstructions indispensables, celle de notre système éducatif ne sera pas la moins urgente . Notre effondrement a été avant tout, chez nos dirigeants et dans toute une partie de notre peuple, une défaite à la fois de l’intelligence et du caractère. Parmi ses causes profondes, les insuffisances de la formation que notre société donnait à ses jeunes ont figuré au premier rang. Un mot, un affreux mot, résume une des tares les plus pernicieuses de notre système éducatif : celui de bachotage. Le secondaire, les universités, les grandes écoles en sont tout infectés. « Bachotage » : autrement dit : hantise de l’examen et du classement. On n’invite plus les étudiants à acquérir les connaissances, mais seulement à se préparer à l’examen. Dans ce contexte l’élève savant n’est pas celui qui sait beaucoup de choses, mais celui qui a été dressé à donner, par quelques exercices choisis d’avance, l’illusion du savoir. Au grand détriment de leur instruction, parfois de leur santé, on plonge trop précocement les élèves dans la compétition afin d’éviter tout retard pour intégrer telle ou telle grande école. Il n’est pas nécessaire d’insister sur les inconvénients intellectuels d’un pareille « manie examinatoire ». Mais ses conséquences morales, c’est la crainte de toute initiative, chez les maîtres comme chez les élèves, le culte du succès substitué au goût de la connaissance, une sorte de tremblement perpétuel et de la hargne, là ou devrait au contraire régner la libre joie d’apprendre. »
Rapprocher les difficultés à se mobiliser pour un vrai socle commun à l’école et celles à résister aux vagues populistes et aux simplismes dévastateurs n’est pas incongru, mais indispensable….