Enseigner au XXI siècle

Archive mensuelles: juin 2014

Ah qui dira les torts de la note ! Des réponses à dix objections

Cette exclamation, qui rappellera un vers célèbre aux littéraires, ne doit pas laisser penser que, sur la question mise en lumière par les déclarations récentes du ministre Benoit Hamon, je considère la note comme « ce pelé, ce galeux, dont vient tout le mal » et je crains même que le débat se concentre sur pour ou contre la note, auquel cas ce serait un pseudo-débat sans grand intérêt.

Voir aussi les réflexions de Laurent Fillion sur son blog, qui vont dans le même sens
valuationJ’ai simplement envie ici, alors que je publie avec Florence Castincaud l’ouvrage L’évaluation plus juste et plus efficace : comment faire ? par CANOPE en partenariat avec le CRAP-Cahiers pédagogiques qui propose réflexions et outils, de recenser dix assertions qu’on peut lire ici ou là parfois dignes de figurer dans des bêtisiers, mais aussi dénotant une incompréhension de ce que souhaitent les « pédagogues » concernant l’évaluation.

Au lieu de traiter la maladie (l’échec scolaire), on va casser le thermomètre

Pascal dénonçait déjà le danger des métaphores (« comparaison n’est pas raison »). Aucun thermomètre ne peut influer sur la température, ce qui n’est pas le cas de la notation. Celle-ci peut participer de la prophétie auto-réalisatrice quand le cercle vicieux de la mauvaise note par exemple entraine un surcroît de mauvaise note. Ici la mesure a un effet en retour sur ce qui est mesuré, même s’il est vrai que l’absence d’évaluation peut masquer une situation peu reluisante. Mais il n’est pas question de supprimer l’évaluation, bien au contraire ! (suite…)

Que doit faire l’école avec la passion du football ?

On n’aurait jamais vu ça il y a une vingtaine d’années : des médias comme Le Monde et Libération qui, au moins dans leur version numérique, mettent tous les jours de grands titres sur les matches de la Coupe du Monde, des ouvrages où des intellectuels avouent leur passion du foot (y compris les plus inattendus comme Finkielkraut ou Jean-Claude Michéa), sans parler des salles de professeurs à tous les niveaux d’enseignement où il est question davantage des exploits de Benzema ou de la déroute espagnole que de pédagogie (mais il est vrai que celle-ci est, hélas, rarement un sujet de discussion…). Il y  a deux jours, je participais à un comité d’experts à l’UNESCO sur l’école inclusive ; mais à table le midi, les conversations tournaient là encore sur le foot. Il est vrai qu’en 1998 à l’université d’été du CRAP-Cahiers pédagogiques que nous organisions, après un bref débat, la soirée thématique prévue fut remplacée par le visionnement collectif de la finale France-Brésil…

L’école peut-elle ignorer la folie du football qui s’est emparée d’une très grande partie de la population  et bien entendu des élèves qui ne parlent que de ça dans la cour de récréation, y compris contrairement à une image stéréotypée les jeunes filles ? Il me semble essentiel d’y réfléchir (suite…)

Le socle commun, les compétences, encore…

J’ai déjà livré ici même quelques réflexions sur la notion de compétences et sur le socle commun. Mais le sujet est loin d’être clos et j’ai envie d’y revenir, tant les incompréhensions sont grandes  dans les débats, sans parler dans les forums et les commentaires où c’est tout et n’importe quoi.

Il me semble que les débats sont biaisés dès lors qu’on ne considère pas comme central, dans le domaine de l’Ecole,  ce qui est réellement appris par les élèves et qu’on reste polarisé par ce qui est enseigné. Une différence de point de vue qui est essentielle et qui commande tout le reste. Peu importe le caractère sublime des programmes, l’admirable teneur des manuels, le merveilleux agencement de séquences d’enseignement, tout cela n’est pas grand-chose s’il n’y a pas appropriation réelle et  à long terme, par ceux qu’il faut bien appeler « apprenants » même si certains considèrent ce vocable comme jargonnant. (suite…)

Ne pas prendre que ce qui nous arrange (à propos des comparaisons entre systèmes éducatifs)

Si on n’y prend garde, on peut facilement tomber dans ce qu’on appelle « le biais de confirmation » : prendre dans une série d’informations celles qui nous arrangent, qui confortent notre conviction, notre hypothèse de départ ou notre croyance, en éliminant plus ou moins insidieusement tout ce qui va à leur encontre. On peut certes sciemment décider d’adopter cette attitude, de façon plus ou moins machiavélique ou en n’hésitant pas au recours à la mauvaise foi. Mais si on se veut rigoureux et honnête, on doit être très attentif à ce genre de phénomènes.
Et on peut en voir des illustrations dans la façon dont nous lisons ou pensons lire les résultats comparés des divers systèmes éducatifs à l’aune du notre.

K3-finlande

école en Finlande

Ainsi, on le sait, les pays scandinaves sont souvent encensés pour leurs bons résultats. Notons cependant qu’on englobe dans un ensemble des systèmes assez différents (qui ne sont pas forcément « scandinaves » à proprement parler) et qui n’obtiennent pas les mêmes performances. C’est le cas du Danemark qui ne fait pas réussir ses élèves comme la Finlande ou la Suède. Ceux qui contestent la comparaison France-Finlande au profit de cette dernière soulignent certains aspects particularistes : petit pays, avec faible immigration, tradition protestante, langue écrite facile à maîtriser. Mais d’autres pays de même taille réussissent moins bien, et la langue espagnole ou italienne sans être phonétiques comme le finnois permettent cependant des correspondances graphies-sons assez aisées, etc. Et surtout on ne parle guère des évolutions considérables qui se sont produites depuis quelques décennies : un bouleversement complet du système traditionnel qui s’appuyait pourtant sur les mêmes bases que celles qu’on vient d’évoquer.

D’autres encensent le système nordique, mais oublient souvent un des facteurs possibles de cette réussite, celui qui ne va pas avec leurs conceptions idéologiques. Ainsi les libéraux évoquent-ils la décentralisation, la souplesse et une gestion des enseignants au niveau local. Ils mettent peu en avant l’effort important en faveur d’aide aux plus faibles, (y compris les repas gratuits, etc.) mais aussi d’une formation pédagogique très complète des enseignants. Les anti-libéraux les plus farouches citent aussi les pays scandinaves positivement (par exemple Nico Hirtt qui a osé faire l’éloge un jour de la Corée du Nord par ailleurs !), mais sans cette fois-ci parler de la décentralisation, de la forte sélectivité du recrutement des enseignants, la mise en avant (depuis longtemps) de l’ « esprit d’entreprendre » (une macro-compétence essentielle en Suède)

Lorsqu’on évoque le Québec, certains admirent l’existence d’une école très inclusive, mais négligent l’importance du décrochage précoce. D’autres dressent un constat d’échec du fait de l’abandon de certaines réformes, sans considérer que, malgré les alternances politiques, l’essentiel est préservé (école de la bienveillance, développement des compétences, même s’il y a des réajustements parfois judicieux en remettant en avant la dimension culturelle). D’ailleurs, certains anti-pédagogues répandent vite le bruit que là ou ailleurs « ils ont essayé » mais qu’on est revenu en arrière, et cela arrange bien les conservateurs qui ne vont guère vérifier si c’est vrai. (à paraitre bientôt un ouvrage que j’ai co-coordonné : « L’évaluation plus juste et plus efficace : comment faire ? » avec une contribution fort intéressante d’une chercheuse, Louise Bélair, sur les évolutions au Québec.

monocycles

une école primaire au japon (dossier cahiers pédagogiques)

On a plus de mal à avoir des informations solides sur les systèmes asiatiques, avec là aussi le risque d’en faire un bloc. Certains évoquent positivement le climat de discipline qui règne et qui serait facteur de réussite, en oubliant d’une part les informations sur la dégradation du climat scolaire dans nombre d’établissements en Corée , la recherche récente d’introduire plus de créativité et d’esprit d’initiative, ou au contraire la préoccupation du bien –être et de l’épanouissement de l’enfant dans l’école primaire japonaise, comme l’a montré un dossier des Cahiers pédagogiques proposé par un connaisseur, François Sabouret.

On sait aussi que dans le passé, on a bâti des constructions intellectuelles à partir de faits qu’il aurait fallu analyser davantage dans leur complexité. Citons l’admiration pour le système dual allemand et les rythmes scolaires qui faisaient terminer les journées très tôt, sans contextualiser, sans prendre en compte les inconvénients : un manque de qualification pour les jeunes trop tôt sortis du système général, une difficulté pour les femmes à travailler vu la durée des temps de garde des enfants l’après-midi. Et bien sûr le fameux « bac japonais » qui a tant impressionné JP Chevènement alors qu’il n’avait guère de rapport avec notre propre bac. Plus loin dans le temps, les plus anciens se souviennent des éloges de l’école soviétique ou est-allemande. Les Cahiers pédagogiques avaient pêché en publiant un « école en Chine » totalement en décalage avec ce qui était la réalité en ces temps maoïstes !

Il ne faudrait pas pour autant renoncer aux comparaisons, qui nous ont aidés à sortir un peu du franco-français. Comparer ne va pas sans risques, vouloir tirer profit d’autres expériences est forcément périlleux, mais nécessaire.  Ce qui d’ailleurs rend précieuses les analyses de PISA que j’ai évoquées dans de précédents billets, à condition de les lire avec attention et avec le moins d’ornières possibles.

Fatigué de la fatigue

De plus en plus aujourd’hui, ceux qui protestent  contre les conditions dans lesquelles s’exerce une profession ou un service mettent la fatigue au centre. Ainsi à l’occasion de la réforme dite « des rythmes scolaires », les adversaires invoquent la « fatigue » ressentie, d’après eux, par des enfants « épuisés » par le nouveau découpage du temps, mais aussi celle des enseignants par contre-coup (d’où par exemple la nécessité de ne surtout pas faire la rentrée fin août ). Par ailleurs, on parle de la « fatigue » qui a envahi nos sociétés démocratiques :régime politique, partis, tout le monde semble en voie d’épuisement.

En classe, j’ai connu souvent des élèves se cherchant des excuses pour ne pas se mettre au travail et clamant leur « fatigue ». L’exemple pour eux vient d’en haut. Comment leur demander de « faire des efforts » quand la fatigue est ainsi omniprésente comme excuse à bien des manquements ou insuffisances ?

troubadour fatigué

Troubadour fatigué, tableau de Giorgio de Chirico

Notons au passage qu’il existe en fait plusieurs définitions du mot. Si l’on prend par exemple le Wiktionnaire, on trouve : la sensation de faiblesse physique, le sens en mécanique de la perte de résistance ou de la présence d’un point de fragilité. Mais aussi une trop grande dépense de force. On peut discuter de cet adverbe « trop » et lui préférer dans nombre de cas « très ». La fatigue du randonneur après six heures de marche, du musicien après sa journée de répétitions ou après le concert, du peintre après ses innombrables retouches de son tableau, etc., autant de fatigues qui n’ont rien à voir avec le « trop » ou avec l’indication d’une fragilité. Et sur le plan scolaire, cela peut être la fatigue après une activité intense, par exemple lors d’un atelier péri-scolaire,  mais aussi d’un travail très prenant en classe. Et cela n’a rien à voir avec la fatigue nerveuse de trois heures at home à jouer sur une console ou à regarder trop tardivement plusieurs épisodes d’une série.

Bien sûr, personne ne nie l’existence de bien mauvaises fatigues, il suffit de prendre un train de banlieue à 5h 30 où prennent place des occupants d’emplois précaires dans l’entretien par exemple et qui reviendront peut-être tard le soir. Ou de considérer l’accumulation de devoirs de tel élève de terminale scientifique qui par ailleurs a un petit job dans la restauration. Bien sûr, la fatigue du professeur affrontant sa masse de copies est une réalité. Il faut simplement reconnaitre qu’elle n’a rien de nouveau.Tired teacher Je suis tombé sur un article de 1962 des Cahiers pédagogiques où un professeur faisait part de son épuisement « Les dix années à venir nous condamnent tous au surmenage si nous n’y prenons pas garde » (évoquant aussi ses classes de plus de 40 élèves, dans un lycée privilégié cependant). Ayant enseigné presque toujours en collège d’éducation prioritaire, je sais aussi ce que peuvent être des cours avec des élèves agités, l’harassante tension nécessaire pour maintenir calme et autorité, pour gérer le mieux possible tel incident et éviter qu’il dégénère, et je sais combien est précieux le petit moment de détente qui suit, seul dans sa classe désormais vide à penser à autre chose, décompresser…

Mes élèves fabriquant des panneaux d’exposition à l’occasion d’un projet interdisciplinaire

Mais ce qui m’irrite, c’est la mise en avant de la « fatigue » et tout son cortège de dolorisme comme quasiment une notion-clé pour analyser notre monde d’aujourd’hui, et particulièrement dans l’éducation.  Comme si « être fatigué » disqualifiait forcément une activité. Comme si l’essentiel n’était pas le sens qu’on donne au travail dans lequel on se situe, comme professionnel. Dans un texte dont je n’ai pu retrouver la source exacte, Charles Fourier évoque ces parisiens en révolte contre la monarchie capables de construire si rapidement une barricade, ignorant bien entendu la « fatigue ». Mais plus simplement, qui n’a pas connu ces intenses moments dans la construction de projets collectifs avec des élèves où chacun on oublie l’heure de la récréation qui a pourtant sonné (et malheureux l’enseignant qui n’a pas connu cela !). Je me souviens aussi d’un très pertinent article des Cahiers pédagogiques s’intitulant : « La fatigue, ne rien faire c’est la conserver » et montrant bien que ce qui fatiguait le plus les élèves c’était des cours où ils étaient passifs, où ils n’avaient pas grand-chose à faire. Ah, la fatigue que je ressentais à tenir, en griffonnant quelques petits dessins pour passer le temps, lors de ces ennuyeux et interminables cours de Physique  au lycée, les seuls moments de distraction étant les « expériences » surtout quand elles rataient, mais où n’étions que très rarement acteurs. Mais chacun doit avoir son anecdote à raconter à ce sujet.

Je me demande toujours comment certains collègues gèrent la contradiction entre demander toujours plus d’efforts aux élèves (et c’est légitime) et parfois si peu à eux-mêmes (« on a besoin de se détendre, on ne sera pas à l’heure à la réunion ; on a besoin de ce jour de congé, pour décompresser », etc.). La force aujourd’hui d’un certain discours de droite est sans doute (voir l’exaltation de la valeur-travail par Sarkozy lors de la campagne de 2007), c’est aussi cette opposition à la complaisance envers soi, à l’absence de volonté face aux difficultés, etc. Je sais bien que ce sont les mêmes qui valorisent l’héritage par exemple qui consiste à obtenir beaucoup sans d’autre effort que d’être né avec tel ou tel parent ou qui  encouragent des manières de gagner de l’argent par pure spéculation. Je sais bien que « la France qui se lève tôt et ne se plaint pas », c’est beaucoup de démagogie, mais il faut se demander aussi pourquoi cela touche l’opinion publique. Un discours progressiste ne peut pas s’enfermer dans la déploration et la survalorisation de la « fatigue ». Certes, il faut construire du bien-être et fuir la souffrance quand elle peut être évitée, mais en même temps ne pas confondre les mauvaises fatigues et les bonnes et s’attacher surtout à donner du sens aux activités, et en tout premier lieu en impliquant pleinement les acteurs. C’est au fond ce qu’exprimait Hugo dans son célèbre « Où vont tous ces enfants… » quand il opposait au travail ignoble et destructeur des enfants dans la mine, le « vrai travail, sain, fécond, généreux/    Qui fait le peuple libre et qui rend l’homme heureux ! ». On ne dirait peut-être plus les choses ainsi, on éviterait sans doute une certaine grandiloquence, mais au fond…

Rappelons aussi cet « invariant » de Célestin Freinet :

« Ce qui fatigue, les enfants comme les adultes, c’est l’effort contre nature, qu’on fait parce qu’on y est contraint.

La scolastique est si bien habituée à ses erreurs qu’il est admis officiellement que le jeune enfant ne peut pas travailler plus de quarante minutes et qu’il faut après dans toutes les classes 10 minutes de récréation.

Or, nous constatons expérimentalement – et cette constatation ne souffre que fort peu d’exceptions – que cette règle scolastique est fausse : lorsqu’il est occupé à un travail vivant qui répond à ses besoins, l’enfant ne se fatigue absolument pas et il peut s’y appliquer pendant deux ou trois heures, davantage même si n’intervenaient les besoins physiques naturels. »

 

Non, je ne me résigne pas à être le citoyen d’un vieux pays ou d’un vieux continent fatigué…