De plus en plus aujourd’hui, ceux qui protestent contre les conditions dans lesquelles s’exerce une profession ou un service mettent la fatigue au centre. Ainsi à l’occasion de la réforme dite « des rythmes scolaires », les adversaires invoquent la « fatigue » ressentie, d’après eux, par des enfants « épuisés » par le nouveau découpage du temps, mais aussi celle des enseignants par contre-coup (d’où par exemple la nécessité de ne surtout pas faire la rentrée fin août ). Par ailleurs, on parle de la « fatigue » qui a envahi nos sociétés démocratiques :régime politique, partis, tout le monde semble en voie d’épuisement.
En classe, j’ai connu souvent des élèves se cherchant des excuses pour ne pas se mettre au travail et clamant leur « fatigue ». L’exemple pour eux vient d’en haut. Comment leur demander de « faire des efforts » quand la fatigue est ainsi omniprésente comme excuse à bien des manquements ou insuffisances ?

Troubadour fatigué, tableau de Giorgio de Chirico
Notons au passage qu’il existe en fait plusieurs définitions du mot. Si l’on prend par exemple le Wiktionnaire, on trouve : la sensation de faiblesse physique, le sens en mécanique de la perte de résistance ou de la présence d’un point de fragilité. Mais aussi une trop grande dépense de force. On peut discuter de cet adverbe « trop » et lui préférer dans nombre de cas « très ». La fatigue du randonneur après six heures de marche, du musicien après sa journée de répétitions ou après le concert, du peintre après ses innombrables retouches de son tableau, etc., autant de fatigues qui n’ont rien à voir avec le « trop » ou avec l’indication d’une fragilité. Et sur le plan scolaire, cela peut être la fatigue après une activité intense, par exemple lors d’un atelier péri-scolaire, mais aussi d’un travail très prenant en classe. Et cela n’a rien à voir avec la fatigue nerveuse de trois heures at home à jouer sur une console ou à regarder trop tardivement plusieurs épisodes d’une série.
Bien sûr, personne ne nie l’existence de bien mauvaises fatigues, il suffit de prendre un train de banlieue à 5h 30 où prennent place des occupants d’emplois précaires dans l’entretien par exemple et qui reviendront peut-être tard le soir. Ou de considérer l’accumulation de devoirs de tel élève de terminale scientifique qui par ailleurs a un petit job dans la restauration. Bien sûr, la fatigue du professeur affrontant sa masse de copies est une réalité. Il faut simplement reconnaitre qu’elle n’a rien de nouveau.
Je suis tombé sur un article de 1962 des Cahiers pédagogiques où un professeur faisait part de son épuisement « Les dix années à venir nous condamnent tous au surmenage si nous n’y prenons pas garde » (évoquant aussi ses classes de plus de 40 élèves, dans un lycée privilégié cependant). Ayant enseigné presque toujours en collège d’éducation prioritaire, je sais aussi ce que peuvent être des cours avec des élèves agités, l’harassante tension nécessaire pour maintenir calme et autorité, pour gérer le mieux possible tel incident et éviter qu’il dégénère, et je sais combien est précieux le petit moment de détente qui suit, seul dans sa classe désormais vide à penser à autre chose, décompresser…

Mes élèves fabriquant des panneaux d’exposition à l’occasion d’un projet interdisciplinaire
Mais ce qui m’irrite, c’est la mise en avant de la « fatigue » et tout son cortège de dolorisme comme quasiment une notion-clé pour analyser notre monde d’aujourd’hui, et particulièrement dans l’éducation. Comme si « être fatigué » disqualifiait forcément une activité. Comme si l’essentiel n’était pas le sens qu’on donne au travail dans lequel on se situe, comme professionnel. Dans un texte dont je n’ai pu retrouver la source exacte, Charles Fourier évoque ces parisiens en révolte contre la monarchie capables de construire si rapidement une barricade, ignorant bien entendu la « fatigue ». Mais plus simplement, qui n’a pas connu ces intenses moments dans la construction de projets collectifs avec des élèves où chacun on oublie l’heure de la récréation qui a pourtant sonné (et malheureux l’enseignant qui n’a pas connu cela !). Je me souviens aussi d’un très pertinent article des Cahiers pédagogiques s’intitulant : « La fatigue, ne rien faire c’est la conserver » et montrant bien que ce qui fatiguait le plus les élèves c’était des cours où ils étaient passifs, où ils n’avaient pas grand-chose à faire. Ah, la fatigue que je ressentais à tenir, en griffonnant quelques petits dessins pour passer le temps, lors de ces ennuyeux et interminables cours de Physique au lycée, les seuls moments de distraction étant les « expériences » surtout quand elles rataient, mais où n’étions que très rarement acteurs. Mais chacun doit avoir son anecdote à raconter à ce sujet.
Je me demande toujours comment certains collègues gèrent la contradiction entre demander toujours plus d’efforts aux élèves (et c’est légitime) et parfois si peu à eux-mêmes (« on a besoin de se détendre, on ne sera pas à l’heure à la réunion ; on a besoin de ce jour de congé, pour décompresser », etc.). La force aujourd’hui d’un certain discours de droite est sans doute (voir l’exaltation de la valeur-travail par Sarkozy lors de la campagne de 2007), c’est aussi cette opposition à la complaisance envers soi, à l’absence de volonté face aux difficultés, etc. Je sais bien que ce sont les mêmes qui valorisent l’héritage par exemple qui consiste à obtenir beaucoup sans d’autre effort que d’être né avec tel ou tel parent ou qui encouragent des manières de gagner de l’argent par pure spéculation. Je sais bien que « la France qui se lève tôt et ne se plaint pas », c’est beaucoup de démagogie, mais il faut se demander aussi pourquoi cela touche l’opinion publique. Un discours progressiste ne peut pas s’enfermer dans la déploration et la survalorisation de la « fatigue ». Certes, il faut construire du bien-être et fuir la souffrance quand elle peut être évitée, mais en même temps ne pas confondre les mauvaises fatigues et les bonnes et s’attacher surtout à donner du sens aux activités, et en tout premier lieu en impliquant pleinement les acteurs. C’est au fond ce qu’exprimait Hugo dans son célèbre « Où vont tous ces enfants… » quand il opposait au travail ignoble et destructeur des enfants dans la mine, le « vrai travail, sain, fécond, généreux/ Qui fait le peuple libre et qui rend l’homme heureux ! ». On ne dirait peut-être plus les choses ainsi, on éviterait sans doute une certaine grandiloquence, mais au fond…
Rappelons aussi cet « invariant » de Célestin Freinet :
« Ce qui fatigue, les enfants comme les adultes, c’est l’effort contre nature, qu’on fait parce qu’on y est contraint.
La scolastique est si bien habituée à ses erreurs qu’il est admis officiellement que le jeune enfant ne peut pas travailler plus de quarante minutes et qu’il faut après dans toutes les classes 10 minutes de récréation.
Or, nous constatons expérimentalement – et cette constatation ne souffre que fort peu d’exceptions – que cette règle scolastique est fausse : lorsqu’il est occupé à un travail vivant qui répond à ses besoins, l’enfant ne se fatigue absolument pas et il peut s’y appliquer pendant deux ou trois heures, davantage même si n’intervenaient les besoins physiques naturels. »
Non, je ne me résigne pas à être le citoyen d’un vieux pays ou d’un vieux continent fatigué…