Enseigner au XXI siècle

Fatigué de la fatigue

De plus en plus aujourd’hui, ceux qui protestent  contre les conditions dans lesquelles s’exerce une profession ou un service mettent la fatigue au centre. Ainsi à l’occasion de la réforme dite « des rythmes scolaires », les adversaires invoquent la « fatigue » ressentie, d’après eux, par des enfants « épuisés » par le nouveau découpage du temps, mais aussi celle des enseignants par contre-coup (d’où par exemple la nécessité de ne surtout pas faire la rentrée fin août ). Par ailleurs, on parle de la « fatigue » qui a envahi nos sociétés démocratiques :régime politique, partis, tout le monde semble en voie d’épuisement.

En classe, j’ai connu souvent des élèves se cherchant des excuses pour ne pas se mettre au travail et clamant leur « fatigue ». L’exemple pour eux vient d’en haut. Comment leur demander de « faire des efforts » quand la fatigue est ainsi omniprésente comme excuse à bien des manquements ou insuffisances ?

troubadour fatigué

Troubadour fatigué, tableau de Giorgio de Chirico

Notons au passage qu’il existe en fait plusieurs définitions du mot. Si l’on prend par exemple le Wiktionnaire, on trouve : la sensation de faiblesse physique, le sens en mécanique de la perte de résistance ou de la présence d’un point de fragilité. Mais aussi une trop grande dépense de force. On peut discuter de cet adverbe « trop » et lui préférer dans nombre de cas « très ». La fatigue du randonneur après six heures de marche, du musicien après sa journée de répétitions ou après le concert, du peintre après ses innombrables retouches de son tableau, etc., autant de fatigues qui n’ont rien à voir avec le « trop » ou avec l’indication d’une fragilité. Et sur le plan scolaire, cela peut être la fatigue après une activité intense, par exemple lors d’un atelier péri-scolaire,  mais aussi d’un travail très prenant en classe. Et cela n’a rien à voir avec la fatigue nerveuse de trois heures at home à jouer sur une console ou à regarder trop tardivement plusieurs épisodes d’une série.

Bien sûr, personne ne nie l’existence de bien mauvaises fatigues, il suffit de prendre un train de banlieue à 5h 30 où prennent place des occupants d’emplois précaires dans l’entretien par exemple et qui reviendront peut-être tard le soir. Ou de considérer l’accumulation de devoirs de tel élève de terminale scientifique qui par ailleurs a un petit job dans la restauration. Bien sûr, la fatigue du professeur affrontant sa masse de copies est une réalité. Il faut simplement reconnaitre qu’elle n’a rien de nouveau.Tired teacher Je suis tombé sur un article de 1962 des Cahiers pédagogiques où un professeur faisait part de son épuisement « Les dix années à venir nous condamnent tous au surmenage si nous n’y prenons pas garde » (évoquant aussi ses classes de plus de 40 élèves, dans un lycée privilégié cependant). Ayant enseigné presque toujours en collège d’éducation prioritaire, je sais aussi ce que peuvent être des cours avec des élèves agités, l’harassante tension nécessaire pour maintenir calme et autorité, pour gérer le mieux possible tel incident et éviter qu’il dégénère, et je sais combien est précieux le petit moment de détente qui suit, seul dans sa classe désormais vide à penser à autre chose, décompresser…

Mes élèves fabriquant des panneaux d’exposition à l’occasion d’un projet interdisciplinaire

Mais ce qui m’irrite, c’est la mise en avant de la « fatigue » et tout son cortège de dolorisme comme quasiment une notion-clé pour analyser notre monde d’aujourd’hui, et particulièrement dans l’éducation.  Comme si « être fatigué » disqualifiait forcément une activité. Comme si l’essentiel n’était pas le sens qu’on donne au travail dans lequel on se situe, comme professionnel. Dans un texte dont je n’ai pu retrouver la source exacte, Charles Fourier évoque ces parisiens en révolte contre la monarchie capables de construire si rapidement une barricade, ignorant bien entendu la « fatigue ». Mais plus simplement, qui n’a pas connu ces intenses moments dans la construction de projets collectifs avec des élèves où chacun on oublie l’heure de la récréation qui a pourtant sonné (et malheureux l’enseignant qui n’a pas connu cela !). Je me souviens aussi d’un très pertinent article des Cahiers pédagogiques s’intitulant : « La fatigue, ne rien faire c’est la conserver » et montrant bien que ce qui fatiguait le plus les élèves c’était des cours où ils étaient passifs, où ils n’avaient pas grand-chose à faire. Ah, la fatigue que je ressentais à tenir, en griffonnant quelques petits dessins pour passer le temps, lors de ces ennuyeux et interminables cours de Physique  au lycée, les seuls moments de distraction étant les « expériences » surtout quand elles rataient, mais où n’étions que très rarement acteurs. Mais chacun doit avoir son anecdote à raconter à ce sujet.

Je me demande toujours comment certains collègues gèrent la contradiction entre demander toujours plus d’efforts aux élèves (et c’est légitime) et parfois si peu à eux-mêmes (« on a besoin de se détendre, on ne sera pas à l’heure à la réunion ; on a besoin de ce jour de congé, pour décompresser », etc.). La force aujourd’hui d’un certain discours de droite est sans doute (voir l’exaltation de la valeur-travail par Sarkozy lors de la campagne de 2007), c’est aussi cette opposition à la complaisance envers soi, à l’absence de volonté face aux difficultés, etc. Je sais bien que ce sont les mêmes qui valorisent l’héritage par exemple qui consiste à obtenir beaucoup sans d’autre effort que d’être né avec tel ou tel parent ou qui  encouragent des manières de gagner de l’argent par pure spéculation. Je sais bien que « la France qui se lève tôt et ne se plaint pas », c’est beaucoup de démagogie, mais il faut se demander aussi pourquoi cela touche l’opinion publique. Un discours progressiste ne peut pas s’enfermer dans la déploration et la survalorisation de la « fatigue ». Certes, il faut construire du bien-être et fuir la souffrance quand elle peut être évitée, mais en même temps ne pas confondre les mauvaises fatigues et les bonnes et s’attacher surtout à donner du sens aux activités, et en tout premier lieu en impliquant pleinement les acteurs. C’est au fond ce qu’exprimait Hugo dans son célèbre « Où vont tous ces enfants… » quand il opposait au travail ignoble et destructeur des enfants dans la mine, le « vrai travail, sain, fécond, généreux/    Qui fait le peuple libre et qui rend l’homme heureux ! ». On ne dirait peut-être plus les choses ainsi, on éviterait sans doute une certaine grandiloquence, mais au fond…

Rappelons aussi cet « invariant » de Célestin Freinet :

« Ce qui fatigue, les enfants comme les adultes, c’est l’effort contre nature, qu’on fait parce qu’on y est contraint.

La scolastique est si bien habituée à ses erreurs qu’il est admis officiellement que le jeune enfant ne peut pas travailler plus de quarante minutes et qu’il faut après dans toutes les classes 10 minutes de récréation.

Or, nous constatons expérimentalement – et cette constatation ne souffre que fort peu d’exceptions – que cette règle scolastique est fausse : lorsqu’il est occupé à un travail vivant qui répond à ses besoins, l’enfant ne se fatigue absolument pas et il peut s’y appliquer pendant deux ou trois heures, davantage même si n’intervenaient les besoins physiques naturels. »

 

Non, je ne me résigne pas à être le citoyen d’un vieux pays ou d’un vieux continent fatigué…

Commentaires (6)

  1. jean

    Pas très satisfait que cet article s’en tienne finalement à la différence entre la bonne et la mauvaise fatigue. L’apologie de la bonne fatigue, au fond, c’est vichyssois ou stalinien. La fatigue ça existe tout court, c’est quand on ne fait plus rien de bon. Le coup de barre, les piles à plat, on est « crevé », ça veut dire qu’on ne retient plus rien, que ça fuit, qu’il y a des trous par où s’échappe ce qui serait intéressant, on a mal au dos, parfois presque envie de pleurer, en tout cas les petits, ou bien on rit bêtement, on est prêt à se sauter à la figure les uns les autres. Il est temps de reconstituer la force de travail, mais pas seulement, il faut du loisir aussi, de l’activité gratifiante et gratuite. Une bonne part de la fatigue vient en outre des efforts qu’on est amené à faire pour se battre contre soi-même pour tenir, rester calme, ne pas tout jeter par la fenêtre. Si, admettons que nous vivons dans une société fatigante, bêtement, inutilement fatigante, que bien des gens ont raison de se déclarer fatigués, qu’on devrait souvent tous économiser notre énergie, mieux la gérer, refuser qu’on nous la pompe sans profit pour le plus grand nombre.

  2. Tsilla

    En vacances, on se plaindrait presque que ces chers petits soient « increvables »… toujours prêts pour une sortie de 8 heures en montagne en portant des charges, galopant devant, ramassant les jolis cailloux quand ce ne sont pas de grosses pierres, sans que le poids du sac semble les préoccuper, jamais trop de skate, de voile, de tennis, de jeux…. jamais assez sommeil ou assez fatigué pour se coucher tôt. Et dès que la rentrée sonne… c’est trop dur, trop fatigant, trop trop!
    On pourrait essayer de remplacer « fatigue » par « ennui », on trouverait peut-être alors des solutions!

  3. Jean-Michel Zakhartchouk (Auteur de l'article)

    et n’hésitez pas à regarder le délicieux film « l’école buissonnière » réédité en dvd par l’ICEM , où l’on voit une classe au travail mais aussi l’opposition de parents bousculés par ce qu’on a notamment « enlevé l’estrade »!

  4. Jean-Michel Zakhartchouk (Auteur de l'article)

    bien évidemment, il ne s’agissait aucunement dans ce billet de nier les phénomènes de fatigue, mais de combattre une idéologie ou une mauvaise foi qui mobilise l’idée de fatigue pour en faire une machine de guerre conservatrice ou corporatiste.

  5. bad wolf

    On est frappé par l’actualité de la citation de Freinet, en cette période de réforme des rythmes scolaire, où personne ne semble se rendre compte que le contenu des cours est déterminant dans la réalité et la perception de la fatigue des élèves.

  6. Caroline ROUSSEAU

    Merci Jean-Michel, cet article est fort intéressant dans les mises en perspective qu’il présente.
    2 témoignages :
    – côté élève : Emeric est en 3e, dans une structure expérimentale qui lui impose un temps de travail personnel au collège, le soir, parfois jusqu’à 18h, et du tutorat. En tutorat, il se plaint de ces horaires et du « trop » de travail à fournir. Il explique qu’il se couche très tard, après minuit tous les soirs, car il n’arrive pas à s’endormir avant. Le matin, il a évidemment du mal à se lever… Après sa journée de cours, les devoirs de 17h à 18h sont un poids. Pourtant, le travail d’Emeric n’est pas souvent fait, en réalité, les leçons ne sont pas sues, le bavardage en classe par contre est bien présent. Il se plaint souvent d’être fatigué, d’avoir mal à la tête quand je m’approche pour tenter de le mettre au travail…
    – côté prof : Je suis une petite nature côté sommeil. Si je n’ai pas mes 8 heures minimum (10 seraient idéales), je passe des journées bien pesantes. C’est pourquoi je me couche avec les poules, comme dirait ma mère, à 22h, 22h30 max. Les copies sont un poids, certes, et c’est la partie de mon métier que j’aime le moins ; mais tout est question d’organisation. Si je ne « noyais » pas mes élèves sous les évaluations et si je ne procrastinais pas à la correction comme j’ai coutume à le faire, j’aurais peut-être moins à me plaindre de fatigue de ce côté-là !
    Bon courage à toutes et à tous pour cette fin d’année, toujours chargée et donc fatigante ; )

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.