Enseigner au XXI siècle

Le socle commun, les compétences, encore…

J’ai déjà livré ici même quelques réflexions sur la notion de compétences et sur le socle commun. Mais le sujet est loin d’être clos et j’ai envie d’y revenir, tant les incompréhensions sont grandes  dans les débats, sans parler dans les forums et les commentaires où c’est tout et n’importe quoi.

Il me semble que les débats sont biaisés dès lors qu’on ne considère pas comme central, dans le domaine de l’Ecole,  ce qui est réellement appris par les élèves et qu’on reste polarisé par ce qui est enseigné. Une différence de point de vue qui est essentielle et qui commande tout le reste. Peu importe le caractère sublime des programmes, l’admirable teneur des manuels, le merveilleux agencement de séquences d’enseignement, tout cela n’est pas grand-chose s’il n’y a pas appropriation réelle et  à long terme, par ceux qu’il faut bien appeler « apprenants » même si certains considèrent ce vocable comme jargonnant.

passe ton socle

dessin illustrant un dossier des cahiers pédagogiques sur le socle commun

Le socle commun, est-ce bien cette ardente obligation qui est faite à l’Ecole de permettre cette appropriation de savoirs et de compétences jugés indispensables par tous les élèves de France ou seulement une référence abstraite, un horizon lointain qui convient  bien à un « élève épistémique », qui fait chic mais dont on sait bien au fond que tout le monde n’y arrivera pas, que voulez-vous ? Si on est sans l’avouer dans cette seconde perspective, on peut alors se laisser aller à accumuler toujours plus, à bâtir des chimères qui n’engagent pas à grand-chose. On peut décréter que notre créature idéale, appelée « élève » (et surtout pas « enfant » ou « jeune ») sera par exemple capable de comprendre que « les mathématiques se nourrissent des questions posées par les autres domaines de connaissance et les nourrissent en retour » ou aura pris conscience « de l’intérêt du langage symbolique pour modéliser, étudier les dépendances entre données statistiques,les représenter graphiquement, résoudre les problèmes, démontrer » (extraits du texte du socle commun remis au Ministre). On peut évoquer la nécessité de la pratique de deux langues, mais on ne sait pas très bien si on demande que chaque élève parvienne à les maitriser suffisamment, quand on sait à quel point on est loin de la réalité présente pour une langue étrangère… Quand on lit de près le document du Conseil supérieur des programmes, on ne peut qu’adhérer à tout ce qui est énoncé comme programme de travail durant la scolarité (jusqu’aux études supérieures) pour former un citoyen complet et un « honnête homme » du XXI° siècle, mais on est déçu si on considère l’opérationnalisation. La recherche d’un consensus aboutit à un ensemble qui pourrait plaire à tout le monde parce qu’il n’y a pas, ou trop peu, de traduction en termes de compétences à construire effectivement (trop de  verbes bien vagues : « être sensibilisé, être initié, étudier »… qui n’engagent à rien finalement), et surtout pas suffisamment de hiérarchisation (si tout est essentiel, qu’est-ce qui l’est vraiment ?) Or, hiérarchiser les savoirs est une entreprise à haut risque. Surtout dès qu’on sort d’ exemples caricaturaux où on se mettra d’accord facilement. Les invités de l’émission Arrêt sur images consacrés au socle commun peuvent bien converger pour reconnaitre que, par exemple, savoir mettre les bonnes terminaisons des participes passés de verbes pronominaux n’est pas un objectif primordial , ils l’auraient déjà été beaucoup moins si on étendait cet objectif à toutes les terminaisons de ces mêmes participes passés. Il a été aussi question de « l’enseignement du passé simple ». Le problème n’est pas de savoir s’il est ou non « abordé » en classe, en primaire ou en collège, mais bien quel est son utilité, de quoi les élèves doivent-ils être capables ? On pourrait ainsi énoncer qu’à la fin du collège, ils puissent tous reconnaitre les formes de ce temps à la troisième personne dans les textes lus et dans le domaine de la production utiliser à bon escient, fût-ce avec maladresse dans des écrits appropriés (des contes par exemple) en laissant complètement tomber des listes complètes de conjugaison de ce temps, qui ne servent à rien. . Le Conseil supérieur des Programmes n’a guère avancé dans cette hiérarchisation, il est à craindre du coup que les personnes chargées des programmes disciplinaires n’aillent pas beaucoup plus loin. Pic de la Mirandole nous guette toujours. Il est toujours tentant de proclamer qu’aucun savoir n’est inutile, qu’il y a une égale dignité de tous, sans par exemple mettre en avant de manière saillante l’impérieuse nécessité de s’inscrire dans la « littéracie », d’être capable dans un temps limité, de comprendre des textes simples, de les mettre en relation avec ce qu’on sait déjà et d’orienter sa lecture en fonction de la tâche à accomplir.  Mais là on est obligé d’entrer dans la pédagogie, et dans une approche de construction de compétences, ce qui conduit à briser des consensus et à entrer dans le domaine plus trivial de l’opérationnalisation, trop vite renvoyé à « plus tard »…Mais aussi de l’évaluation, sur laquelle nous reviendrons dans un prochain billet.

Sur les compétences, j’enrage toujours de les voir réduites à des savoir-faire dans bien des discours, qu’ils soient favorables ou défavorables. Des personnes bien intentionnées pourtant les réduisent à pas grand-chose. Schneidermann par exemple , pourtant journaliste subtil, cite comme exemple « lire une facture » et on sait que pour les « adversaires de PISA-OCDE-MEDEF… », c’est le renoncement aux savoirs et l’oubli volontaire de grands aspects de notre patrimoine. Or, selon les promoteurs en France, actuellement, d’un travail par compétences  (je ne parle pas de certaines caricatures ici ou ailleurs), il ne s’agit nullement d’opposer des savoir-faire à des savoirs. Mais bien de mobiliser des ressources en tous genres pour accomplir des tâches qui peuvent être pratiques ou beaucoup plus intellectuelles. Lire une facture n’est pas une compétence. Mais éventuellement pouvoir en faire une lecture critique demande de mobiliser des ressources et de faire appel à des compétences mathématiques par exemple. Connaitre une fable de La Fontaine n’est rien en soi. En revanche, parvient-on à utiliser une compétence de lecteur averti pour en comprendre la portée, la remettre dans un contexte historique ou saisir pourquoi des politiques utilisent cigale et fourmi« la Cigale et la Fourmi » pour parler des dettes qui se sont accumulées par insouciance, nous dit-on, et qui nous obligent à quémander à la sage fourmi, etc. ?

La compétence, c’est vraiment prendre au sérieux des savoirs, qui servent alors à quelque chose. Mais « servir », ça a un sens très large. Cela peut être à donner du plaisir, à mieux goûter l’univers qui nous entoure, à mieux vivre avec les autres. C’est le contraire d’une certaine conception de la « gratuité »  très aristocratique (alors que certaines activités dites gratuites comme la pratique des langues anciennes pouvait servir aussi à briller dans le monde par exemple, sous couvert de gratuité)

La compétence, c’est aussi saisir l’intelligence d’une situation. Dans mon équipe de formateurs de l’académie d’Amiens, on s’était amusé un jour à prendre une activité aussi triviale que le repassage de linge et on avait opposé le simple savoir-faire technique à la compétence qui serait : utiliser ce savoir-faire technique dans une situation où il faut savoir choisir l’heure favorable pour l’accomplir, déterminer l’ampleur de la tâche (pour quoi le linge doit-il être repassé ? quelle évaluation ? faut-il aussi repasser les mouchoirs et les serviettes ?), se demander comment utiliser le temps du repassage (être concentré sur la tâche, regarder un match de foot-ça m’est plus d’une fois arrivé !- écouter et quoi écouter comme musique). Certes, ici, il y a bien peu de « savoirs » en jeu. Même si, après tout, les références culturelles entrent en jeu (et en particulier les rôles traditionnels homme/femme)

Mais dans bien des cas, la compétence va à la recherche de ressources nécessaires, qui ne sont pas d’ailleurs forcément apprises en situation. Qu’il y ait par ailleurs nécessité de s’approprier ces ressources dans des situations décrochées, spécifique (des « leçons » si on veut) est possible, mais seule la pratique et le réinvestissement permet un « accrochage » solide et donne du sens. Et ce n’est pas à l’élève d’opérer ce raccrochage, mais aux enseignants de l’accompagner constamment, en confrontant leurs élèves à ces situations de mobilisation de ressources.  Je regrette très profondément qu’une annexe qui avait été rédigée au texte du socle commun par le CSP ait disparu : elle établissait clairement la différence entre l’évaluation des compétences en action d’évaluations provisoires, plus techniques, de « ressources »

travail en projet que j’ai mené autour du développement durable. Moment de synthèse et de « capitalisation »

 

Ecriture en situation (interdisciplinaire) sur la falaise d’Ault

Ce qui sépare souvent les partisans des compétences aux ennemis de celles-ci, c’est la croyance de ces derniers que les connaissances seraient un « préalable », qu’il faut apprendre les gammes avant de jouer de la musique, ou connaitre les règles de l’écriture avant d’écrire. Nous avions publié jadis un très savoureux texte de Philippe Lecarme dans les Cahiers pédagogiques qui se demandait ce qui arriverait si l’école voulait nous apprendre à jouer à la belote. Au bout de deux ans, aurait-on fait une partie seulement, dans cette « pédagogie des préalables » dont parlait Meirieu ?  Ce qui ne veut pas dire qu’on apprend en faisant, qu’il ne faut pas automatiser certaines procédures, qu’il ne faut pas aussi passer par ces activités décrochées évoquées plus haut. Mais avec constamment la perspective d’utilisation au sens large. Pour ne pas allonger encore ce billet, il me parait indispensable de revenir ultérieurement sur cette notion d’ « utilisation » qui fait dresser les cheveux de certains, et qui pourtant me parait centrale. A suivre donc…

Commentaires (3)

  1. Pingback: Socle comun | Pearltrees

  2. Jean-Michel Zakhartchouk (Auteur de l'article)

    oui, là est le problème, ce document peut avoir une vertu comme énoncé de finalités, mais on attend aussi et surtout un document qui courageusement opérationnalise ce qu’on doit attendre des élèves les plus en difficulté actuellement. Mais je vois avec satisfaction que vous citez le travail avec les autres et la solidarité comme compétences de base, mais je distinguerai le fait de savoir travailler avec les autres et celui de le vouloir et de le faire effectivement. ce n’est pas parce qu’on aura la compétence de savoir respecter le code de la route qu’on le respectera pour autant…

  3. Viviane Micaud

    Personnellement, je pense que le socle doit donner :
    – des connaissances de bases (comment est fait le monde, connaissances historiques pour donner une culture commune, etc.)
    – compétences de bases (lire, écrire, compter, savoir apprendre, savoir travailler en équipe par solidarité),
    – clés pour comprendre le monde que certains utiliseront et d’autres pas.
    Le dernier point est fondamental en particulier pour les surdoués en situation d’échec qui n’ont pas une famille pour les aider.
    Si le document improprement appelé « socle » manque d’opérationnalité, mon sentiment est que l’analyse sous-jacente est extrêmement pertinente. Aussi, c’est un outil utile pour ceux qui arbitront ce qui restera dans les programmes.

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