Michel Lussault, grand géographe et directeur de l’Institut français de l’éducation, organisme qui a succédé à l’INRP, vient d’être nommé président du Conseil supérieur des programmes. Je ne connais pas suffisamment la personne pour préjuger de son action à venir, mais le fait qu’il allie la légitimité scientifique et l’implication dans la recherche pédagogique est plutôt bon signe. J’ai aussi regardé son blog (qui n’est plus à jour) sur lequel notamment un billet m’a bien plu où l’universitaire s’élevait contre ses collègues qui réclamaient moins d’enseignement pour davantage de recherche dans leur service et surtout qui, dans un appel, semblaient considérer celle-ci comme infiniment plus « noble » que le fait d’enseigner.
Mais plusieurs groupes toujours opposés à un passage « au XXI° siècle » de notre école commencent à se déchainer. Pour le SNALC, Lussault est docteur Jekyll et Myster Hyde, sa face noire étant précisément ses responsabilités au sein de l’IFE, qualifiée de « La Mecque du pédagogisme ». Tant pis si cet Institut produit de remarquables études -qui souvent savent sortir du cadre franco-français- synthétisées dans ce bel outil qu’est Veille et analyses. Tant pis si de cette manière, des savoirs essentiels se trouvent mis à la portée du plus grand nombre (comment on évalue dans les différents systèmes éducatifs ? que nous disent les neurosciences qui serait utile à nos pratiques pédagogiques ? quels sont les débats actuels autour des compétences, de l’orientation, de l’enseignement professionnel ?…)Mais il est vrai que pour certains, le « bon sens » suffit en matière éducative, les recherches étant toujours vaines et orientées, au service d’un soi-disant « pédagogisme » ou encore du « libéralisme » , de la diabolique OCDE ou de la maléfique Commission de Bruxelles… Misère de la « pensée » sur l’école !
Mais je voudrais surtout commenter quelques phrases de l’interview de la présidente de la Société des agrégés, ce dinosaure (je parle de cette « société » des gens bien) qui autrefois appela à la censure contre les Cahiers pédagogiques (dans les années 70) et a toujours cherché à contrecarrer les évolutions du système.
Avec la nomination de Michel Lussault, on assisterait à un retour de « vieilles lunes déconnectées du terrain» et une « revanche du pédagogisme ». On n’explique pas pourquoi et bien entendu à aucun moment n’est explicité le sens du mot « pédagogisme », épouvantail qui sert de mode de pensée à certains. Mais en fait on comprend tout de suite qu’il s’agit surtout du mot « curriculaire » prononcé par la Ministre à l’occasion de sa venue au Conseil des programmes qui fait bondir notre présidente. « Curriculaire », ça voudrait dire s’opposer aux disciplines au profit de « parcours », « c’est le triomphe des vieilles lunes déconnectées du terrain qui se désintéressent des questions pratiques ou sont incapables de les traiter. » Ne pourrait-on pas dire qu’avec ce genre de phrases, c’est surtout la complexité de la réalité de l’école qu’on est incapable de penser ? Le curriculum, adopté par de nombreux pays dont l’école fonctionne mieux que la nôtre (tiens par exemple l’Écosse dont on a tant parlé récemment), est au contraire une prise en compte de la réalité des élèves tels qu’ils sont. Déjà en décembre 1968, François Goblot, un réformateur de notre système aux lendemains de la Libération écrivait : « Le malheur de l’enseignement français, c’est que les professeurs sont spécialisés et que les élèves ne le sont pas. » (Cahiers pédagogiques 79 ). En réalité, la notion de « parcours » qui prend en compte tout un ensemble : contenus, méthodes, modes d’évaluation ..n’est nullement une machine de guerre contre les disciplines, mais contre les barrières qui les séparent. Les parcours encouragent les enseignants à coopérer pour faire s’approprier des œuvres culturelles (parcours culturel et artistique) ou pour mieux approcher dans une démarche globale ce que peut être une orientation pas seulement professionnelle (parcours d’orientation et de découverte des métiers). Actuellement, au sein du Conseil supérieur des programmes, des groupes (dont je fais partie) travaillent sur la nécessaire articulation entre les disciplines en intégrant ce qu’il y a de transversal, mais aussi en respectant la spécificité de chaque regard disciplinaire, quand celui-ci est indispensable. Et c’est ainsi qu’on pourra progressivement apprendre à lire des textes, tantôt par exemple avec le point de vue de l’historien qui s’intéresse aux généralités, tantôt avec le point de vue « littéraire » qui portera son attention sur la forme ou sur la subjectivité. C’est ainsi qu’un objet d’étude comme l’eau sera perçue différemment par le chimiste, par l’artiste ou par le biologiste. Mais si on ne confronte pas ces regards, dans une tension féconde, et notamment à travers des moments interdisciplinaires (comme l’ont fait autrefois les Itinéraires de découverte), il y a peu de chances que les élèves le fassent d’eux-mêmes et on aura une juxtaposition. De même, intégrer la réflexion sur les « métiers » dans le cursus, c’est enraciner les savoirs dans une réalité sociale, qui n’est nullement une « adaptation » ou pas seulement, puisque la dimension critique est indispensable. Même si j’ai des réserves importantes sur la manière dont a été reformulé le socle commun, comme je l’ai déjà indiqué dans de précédents billets, une chose est certaine, la place de la formation au jugement critique est très présente, le tout étant de l’opérationnaliser, mais c’est une autre histoire.
En tout cas, ces questions sérieuses, travaillées pendant des semaines par des personnes qui sont d’horizons les plus divers (inspecteurs, chercheurs, mais aussi enseignants du terrain, contrairement à ce que prétendent ces sacrés basistes que sont nos agrégés, cette France d’en bas si loin des sommets de l’Etat peuplés d’apparatchicks et d’idéologues…., tout cela mérite quand même mieux que les « brèves de comptoir » ou les formules usées de certains ( les programmes seront seulement issus d’ « un vague questionnaire électronique et une demi-journée de réflexion »).. Sur ce point, oui, le niveau baisse ou au minimum il stagne depuis les pamphlets des années 80 (Bartholy-Despin, Milner, Maschino). Bis repetita !
Et bien sûr on a droit aussi au couplet sur la défense et illustration de la « note » qui est parée de toutes les vertus, n’est-ce pas : « Elle n’est ni chronophage ni stigmatisante comme le livret de compétences. » Je me suis déjà exprimé sur ce sujet dans ce blog, mais j’y reviendrai, notamment au moment de la consultation nationale sur l’évaluation.
Ce que l’élève doit apprendre pour être un citoyen du XXI° siècle , ce qu’il doit apprendre à l’école pour pouvoir continuer à apprendre, et notamment les savoirs et savoir-faire nouveaux, voilà ce qui devrait nous occuper. Où sont les vieilles lunes ? Et sur le « terrain », n’est-ce pas cela qui doit être l’objet de notre attention et pas de s’accrocher au navire des « disciplines » sacralisées et à la sainte Notation qui ne sont en réalité que des moyens, de possibles outils contestables et pouvant être remis en cause au moins sous leur forme actuelle.
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bien d’accord avec vous: l’approche par compétences n’est pas du tout utilisée (c’est autre chose que la pédagogie par objectifs). Mais je ne crois pas que l’APC soit seulement un outil pour le « struggle of life », elle est plutôt au service d’une formation plus complète, qui irait au-delà du diplome qui ne certifie souvent pas grand chose comme compétences.
quelle argumentation rigoureuse! Quelle profondeur de pensée! Vous venez d’apporter une contribution décisive sur ces questions; j’apprécie particulièrement le fait que tout ce que vous affirmez est solidement étayé, et votre explicitation de ce qu’est le « pédagogisme » tout à fait éclairant. Et la référence à la subtile phrase de Staline parlant du pape si bien venu, si pertinente. Sans parler de la métaphore de la glissade, si originale, si peu usée. Merci encore.
Le pédagogisme ? La pédagogie ? Combien de divisions ? On suppose qu’il n’y en a que trop. On connaît surtout les résultats : négatifs ; et la glissade n’est point encore achevée.
Bonjour,
on peut théoriquement remettre en cause l’APC, mais il faut aussi regarder le terrain. l’APC n’est pas ou peu utilisée en France qui reste centrée sur les corpus de connaissance. l’APC n’est pas , a mon sens, une doxa. C’est un outil au service des futurs diplômés pour la « bagarre » pour l’emploi. Un prof ne peut pas regarder avec les même yeux des étudiants dans un contexte de taux de chômage des jeunes de plus de 20% et le taux qui prévalait au début des années 70….
Des éléments de réponse aux interpellations des commentaires.
Les exemples que j’ai donnés sont des aperçus rapides. BIen sûr qu’il y a de l’objectivité en littérature ou que les scientifiques peuvent avoir un point de vue sur un texte ou dans un texte. Mais il me semble qu’il y a un « regard littéraire » qui est bien particulier et dont l’intérêt principal est souvent une « prise de distance », ce que les formalistes russes du début du XX siècle appelaient « l’effet d’etrangeté » (on voit les choses « autrement », que ce soit le monde ou soi), mais ça demanderait de longs développements. Le regard du scientifique est quand même d’éliminer la subjectivité, mais en cours de Français ce regard est présent aussi (dans l’analyse rigoureuse, etc.) Ce qui compte c’est la tension féconde et surtout pas les oppositions binaires. J’ai toujours combattu pour les liens sciences-arts, ce qui ne veut pas dire confusion.
Quant aux critiques sur les compétences, ce ne sont pas du tout les mêmes chez Crahay et Rey. Prochainement, dans le futur numéro des cahiers, je rends compte du nouveau livre de Bernard Rey, très passionnant avec interview de l’auteur. Mais je ne suis pas d’accord du tout avec Crahay qui présente une vision maximaliste des compétences pour les critiquer. Je pourrai prochainement revenir sur ces débats. Avec Rey, Crahay, on peut débattre au bon niveau, pas avec les insanités de la société des agrégés ou Brihelli…
Magnifique photographie ! On appelait cela, dans les milieux Freinet ou Pédagogie Institutionnelle « l’école caserne ». Ici, des gamins au garde à vous assis !
Merci de ce billet.
il est vrai qu’en littérature, on ne s’occupe que de forme ou de subjectivité… Eh bien non… Il y a aussi, et surtout, de l’objectivité dans la littérature. Ou une forme spécifique de l’objectivité. Qui n’est pas subjective, ni relative. Mais bon. Vous le savez comme moi.
Par ailleurs, pour ce qui est de l’IFE: on aimerait aussi y trouver des travaux remettant en cause certaines doxa, ou modes actuelles, comme l’approche par compétences. Bernard Ray et Marcel Crahay ont fait de remarquables études, très scientifiques elles aussi, remettant en cause, totalement ou partiellement, l’APC. On n’en entend jamais parler…
« Et c’est ainsi qu’on pourra progressivement apprendre à lire des textes, tantôt par exemple avec le point de vue de l’historien qui s’intéresse aux généralités, tantôt avec le point de vue « littéraire » qui portera son attention sur la forme ou sur la subjectivité. »
Les scientifiques ont aussi un point de vue sur les textes !
excellent billet, je recommande.
Je n’ai compris pourquoi ces débats n’étaient jamais sereins en France. Dans l’Enseignement Supérieur, je ne comprend pas plus qu’a la moindre évocation de changement (évolution normale dans un monde qui change) cela soit parfois, souvent, interprété comme une remise en cause de tout.