Enseigner au XXI siècle

Archive mensuelles: novembre 2014

Niveau suffisant/niveau excellent

Les concepteurs actuels des nouveaux programmes, au sein du Conseil supérieur des programmes, s’interrogent sur un point qui n’est pas anodin : faut-il définir pour la validation des compétences dans le cadre du socle commun des niveaux différents ? Roger-François Gauthier, dont je recommande vivement la lecture de son récent ouvrage, l’a expliqué au cours d’un colloque organisé par la Ligue de l’enseignement au Salon de l’éducation.  lors de la table ronde du 27 novembre, dont j’étais l’un des participants.

Lorsqu’on veut bien discuter sérieusement, sans brandir de grandes phrases, sans sortir ses couteaux ou ses a prioris idéologiques, on peut s’interroger sur cette question qui se pose finalement dans l’enseignement à tous les niveaux, mais qui a une importance cruciale pour ce qui concerne « ce que tous les élèves doivent pouvoir maîtriser à la fin de leur scolarité obligatoire. »

Pour ma part, comme lui, je soutiens l’idée que c’est une bonne chose que de distinguer le « suffisamment bon » et l’excellence.

D’une part, cela rassure ceux qui craignent qu’on ne pousse pas assez ceux qui peuvent aller plus loin que l’exigence de base, que j’aurais volontiers appelé « minimale » si ce mot ne semblait signifier aux yeux de certains la tentative de « minimiser les savoirs ». (suite…)

Socle commun et pédagogie : discussion à partir d’un texte interpellant de Philippe Meirieu

Dans un texte récent paru dans le café pédagogique, mais qui reprend surtout une intervention faite lors d’un colloque où il débattait avec Jean-Michel Blanquer, Philippe Meirieu précise ses positions sur le socle commun.

Philippe Meirieu participant à un colloque des cahiers pédagogiques en 2013 (second à gauche)

Philippe Meirieu a énormément apporté à la pédagogie, certains en ont fait une sorte de « gourou » du prétendu pédagogisme, voire le diable, celui qui a « détruit notre école ». Il a été victime de mille insultes de la part de gens qui pour la plupart ne l’ont pas lu, ignorent tout de son parcours (ses années d’enseignant de base, son retour un temps dans l’enseignement, sa connaissance du terrain, son immense culture humaniste, etc.) et préfèrent manier l’invective que de débattre avec quelqu’un qui au contraire a toujours cherché chez l’autre une part de vérité, au risque de « donner des armes à l’adversaire » et à apparaitre comme « naïf » (voir un ouvrage qu’il a la grande générosité d’offrir à la lecture en ligne et qui ouvrait un débat avec diverses personnalités. Passionnant !). A travers ses nombreux ouvrages et écrits, il a aidé tant de collègues à réfléchir, à se poser les bonnes questions, souvent dérangeantes, à savoir repérer des dérives possibles dans toute innovation, à resituer les questions éducatives dans le temps long et dans l’histoire des idées.
Les pédagogues , dont je suis, ne le considèrent nullement comme un « maître à penser » qui serait objet de révérence et serait à l’abri des controverses et des débats. Du moins est-ce le cas du courant auquel j’appartiens, qui ne se reconnait aucun « père fondateur » ni aucun dogme, à savoir le CRAP-Cahiers pédagogiques. J’ai eu l’honneur de partager la rédaction en chef de cette revue avec le cher Philippe Meirieu et j’en garde une grande fierté. Cela n’empêche nullement cependant la discussion et le pointage de désaccords.
Après cette longue introduction, j’en reviens au texte cité ci-dessus. Si je puis tomber d’accord avec 80% de ce qui est affirmé, si je comprends bien que ce développement correspond aussi à une réponse à la vision réductrice, très techniciste du socle par l’ancien directeur de la DEGESCO (voir son récent ouvrage), il n’en demeure pas moins que je suis en désaccord avec certaines affirmations, ou ce qu’elles laissent sous-entendre. Aussi vais-je ici reprendre quelques phrases de Philippe Meirieu et les commenter.

« C’est pourquoi je propose qu’à côté du socle qui constitue le référentiel final de la scolarité obligatoire, l’on promeuve délibérément une « pédagogie du chef d’œuvre »

Je comprends bien ce que recouvre cette notion . Même si je sais qu’il y a aussi une allusion au « chef d’œuvre des compagnons », l’expression me parait un peu grandiloquente, surtout s’il s’agit de la manière suprême de mobiliser les élèves. J’aimerais mieux pour ma part qu’on parle plus modestement de tâches complexes, dont l’élaboration d’un projet d’ampleur qui serait défendu en fin de scolarité obligatoire devant un jury pourrait être un élément fort, mais non exclusif. Mais Philippe Meirieu m’a appris, il y a longtemps, qu’il ne fallait pas confondre la logique de la tâche, du faire et celle de l’apprendre. Tout le travail du pédagogue est bien d’utiliser le projet (le « chef d’œuvre » si on veut, mais je crains que le mot ne soit pas opératoire) pour permettre à l’élève de se construire des compétences, pour le motiver et donner plus de sens à son travail. La production finale n’est pas essentielle, ce qui compte c’est bien le chemin. J’ai peur que cette idée passe un peu à la trappe. Il me semble aussi qu’il faut affirmer qu’il n’y a pas d’opposition entre une appropriation patiente et parfois austère de « fondamentaux » et engagement dans un projet. Le projet de figurer dans une compétition sportive, de jouer une pièce de théâtre implique de multiples entrainements parfois très ennuyeux. Mais ceux-ci ne peuvent précéder l’engagement dans le projet. En même temps, il faut travailler les deux dimensions et là on est vraiment dans une logique de construction de compétences, où le sens est donné par un engagement dans une tache, mais où la mobilisation de ressources est décisive. Et celle-ci nécessite des activités décrochées, un éventuel par cœur, des répétitions. Je crains toujours qu’on reproche aux pédagogues de nier ces phases moins enchantées de l’apprentissage. Je sais de plus qu’il ne suffit pas de lancer un projet de correspondance scolaire pour que les élèves commettent moins d’erreurs d’orthographe, je sais aussi qu’on ne peut ni ne doit lancer un projet long sans s’attendre à des phases de découragement, de démotivation, de lassitude des élèves, je sais que le meilleur moyen de ne pas renoncer et d’être amer est de ne pas imaginer « l’avenir comme sucré » (Chris Marker). Laisser penser qu’il y a peut-être opposition entre une logique du socle et des compétences et une logique de projet me parait des plus contestables, si on prend vraiment au sérieux les compétences, comme « savoirs en action » et si on garde présent à l’esprit que le projet n’est pas une solution miracle, que l’expression « saveur des savoirs » dûe à Jean-pierre Astolfi est sans doute superbe mais passe par un travail patient, ingrat, par la confrontation avec la « trivialité » que P.Meirieu a d’ailleurs souvent mis en avant dans le cahier des charges.

Il est très important de lutter contre cette « prolétarisation » des professeurs que dénonce si justement Bernard Stiegler: quand les personnes ne sont plus appelées à chercher et à inventer, mais réduites à obéir à des injonctions technocratiques ; quand les enseignants ne sont pas invités à partager la culture qui les fait vivre, mais réduit à cocher des cases et à remplir des tableaux Excel, quand ils ne sont plus en mesure d’utiliser les outils à leur service, mais doivent se mettre au service de ces outils. Or, c’est peu de dire que cette « prolétarisation » est à l’œuvre. D’autant plus à l’œuvre que la formation pédagogique des maîtres – initiale et continue – est aujourd’hui réduite à la portion congrue !

Le problème n’est pas ici le signalement du danger de « prolétarisation », mais la manière dont celle-ci semble conçue : je perçois comme une nostalgie d’un temps où les enseignants étaient amenés davantage à chercher et à inventer. Et c’est là ce qui me gêne le plus dans le texte de P. Meirieu. Je ne suis pas certain du temps qu’on soit aujourd’hui plus qu’hier menacés par je ne sais quel technicisme, celui des cases et des tableaux Excel. Je ne suis pas sûr qu’un temps bénit ait existé, our les enseignants comme pour les jeunes –dont notre ami a aussi tendance à surestimer l’addiction aux nouvelles technologies et l’aliénation « groupale », quand la réalité est bien plus complexe.

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Les collégiens de Vic au travail durant la visite d’autorités administratives

En tout cas, ma connaissance du terrain, mes rencontres avec de nombreux enseignants qui innovent, ceux par exemple qui essaient d’autres formes d’évaluation (avec peut-être parfois des tableaux Excel ou mieux des logiciels, qui n’ont rien de diabolique et qui ne sont pas pires au demeurant que le bulletin d’élève stéréotypé et les moyennes « à l’ancienne »). Ce n’est pas un hasard si le collège de Vic-Fezensac visité récemment par la ministre travaille à la fois sur l’envie d’apprendre » et développe une évaluation sans notes, y compris avec des tableaux Excel ou l’équivalent et avec des outils de type livret. Que ce travail soit encouragé au plus haut niveau me réjouit. Nous avons évoqué plus d’une fois ce projet gersois (un département qui m’est cher, car j’y ai fait mes études de collégien) qui obtient des résultats.

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Les pédagogues sont les premiers à dénoncer la logique des usines à cases

Certes, sous certains ministères précédents, on a cherché ici ou là à imposer des remplissages de cases, et je fais partie de ceux qui ont inventé l’expression « usine à cases », donc je sais bien de quoi il s’agit. Mais je crains qu’on réduise les tentatives de nombre de collègues à cette soumission à une logique dite de « compétences » confondue avec les micro-objectifs, qu’on exagère la pression qu’exercent les « hiérarchies intermédiaires » (le Mal opposé au Bien, les pauvres enseignants victimes de la technocratie), alors même que cette soi-disant pression est bien souvent un alibi pour ne rien faire et alors que règne un grand laxisme dans l’institution du moment qu’on « fait semblant » de respecter des règles. Cependant, une volonté contraire de la part du Ministère existe : laisser davantage de marges de manœuvre aux équipes, ne pas bâtir des programmes tâtillons, etc. J’aurais aimé que ces « bonnes intentions » soient davantage soutenues par des personnes comme Philippe Meirieu, car il faut tout le soutien des pédagogues pour franchir les obstacles dans un pays très droitisé où ne dominent pas forcément les avis les plus progressistes sur l’école. Incitons les responsables politiques à exercer un vrai courage à viser le long terme du changement, au moment où par exemple le syndicat majoritaire du second degré se ferme à toute avancée (à l’interdisciplinarité, aux cycles, à un véritable accompagnement dans le cadre d’un enseignement curriculaire)

Méfions-nous de l’illusion qui consiste à croire que, quand on a défini des objectifs, on a construit, de facto, des situations d’apprentissage.

Cette phrase me gêne là encore, car qui vise-t-elle vraiment ? J’aurais aimé là qu’on rende hommage aux enseignants nombreux qui ont adopté une démarche de construction de compétences, en référence au socle commun, qui sont loin de tomber dans cette illusion, qui avancent dans le doute, mais aussi l’enthousiasme de « travailler autrement ». Notre ami Meirieu en mettant l’accent sur les dangers et les risques d’effets pervers ne tombe-t-il pas dans les travers de la rhétorique conservatrice analysés par Hirschmann (nos lecteurs de ce blog connaissent cette référence-clé pour moi !)

mode métierJe voudrais une fois de plus faire part d’un optimisme qui doit être constitutif de la pédagogie et de ceux qui l’incarnent. Un optimisme bien tempéré sans doute, mais qui ne met pas en avant à l’excès les dangers et se refuse à toute nostalgie plus ou moins consciente d’un passé (par exemple le temps où il n’y avait pas le numérique). Mais un optimisme qui repose sur les rencontres avec tous ces collègues qui essaient de redresser notre école, et au lieu de dénoncer (ce qu’il faut faire aussi, bien sûr) donnent la priorité à l’action modeste, fragile, mais indispensable. Nous avons besoin de la pensée pénétrante et acérée de Philippe Meirieu pour nous aider à faire mieux, mais pour cela il ne doit donner l’impression de se situer dans la critique des « compétences » caricaturées et de mieux contrebalancer ses alertes par une évocation de tout ce qui bouge positivement, en n’opposant pas les outils modernes souvent nécessaires et les valeurs fondamentales au nom desquelles travaillent beaucoup d’enseignants dont je me sens un des membres, dans un collectif qui m’aide à réfléchir et , plutôt qu’à me lamenter et faire référence trop souvent à la « prudence » ou aux risques, à oser avancer et agir…

 

Dans les eaux glacées du ricanement cynique

Karl Marx parle dans Le Manifeste communiste du capitalisme qui plonge le monde dans les eaux glacées du calcul égoïste. Et cela reste une bonne lecture de la fabrique de la défiancenotre univers, comme je l’ai développé dans un récent billet à propos de l’ouvrage de Sandel. Mais ici je voudrais traiter d’autres glaciations, celles qui résultent de notre société de défiance, bien française semble-t-il, qui dévalorise constamment ce qui est positif. Je pense à tous ceux qui, brandissant constamment les notions rebattues de « bisounours », de « univers bobo » ou de « trompe l’œil » et la posture affichée du « celui à qui on ne la fait pas », s’ingénient à démolir tout ce qui pourrait être motif de fierté ou d’espoir pour notre malheureux présent, toujours annonciateur pour eux d’un futur encore plus noir, encore plus catastrophique (seule consolation : comme le futur sera bien pire, on pourra au moins regretter le présent actuel, devenu passé finalement pas si mauvais par rapport à ce qui nous attend) (suite…)

De la créativité

Il est beaucoup question ces derniers temps du développement souhaitable de la créativité dans notre système éducatif. Ce thème a été le fil directeur du dernier grand rassemblement de Doha au Qatar (le WISE dont on peut avoir des échos wisetrès intéressants sur le blog de Philippe Watrelot qui y était invité) et se trouve à une très bonne place dans les préconisations de divers rapports internationaux (OCDE, UNESCO, etc.)

Certains se méfient : il s’agirait là d’un gadget trompe l’œil, visant à masquer les vrais problèmes de l’école. Il suffirait de rendre les élèves plus créatifs pour que s’envolent les considérations sociales, les inégalités culturelles, les questions matérielles à l’intérieur et à l’extérieur de l’école. Pire, la créativité serait un outil entre les mains des dominants pour que les individus formés par l’école s’adaptent encore plus à notre société néo-libérale, rendant chacun « responsable de lui-même » et après tout, s’il échoue, c’est qu’il n’a pas été assez créatif. (suite…)

« Le nerf de la guerre »? Qu’en est-il pour l’école ?

Ce que l’argent ne saurait acheter est le titre d’un livre fort stimulant écrit par Michael J.Sandel, philosophe américain, un ouvrage qui a eu, semble-t-il, un grand succès éditorial outre Atlantique et qui aborde de façon concrète et vivante la question des limites morales du « marché « quand celui-ci tend à envahir toute la société. A travers des études de cas, dont certaines sont célèbres, Sandel montre que lorsqu’on veut monnayer tout (les autographes des joueurs de base-ball, une place dans une file d’attente pour assister à des séances parlementaires décisives pour des lobbystes, et jusqu’à un emplacement sur les voitures de police pour y mettre de la pub), les conséquences peuvent être désastreuses pour nos sociétés, même si l’exemple américain amplifie le corruptionphénomène. Les inégalités se renforcent, par exemple entre ceux qui paient pour avoir un rendez-vous avec un médecin réputé et ceux qui ne peuvent pas et ont du coup un accès très difficile à ce même médecin. Mais c’est surtout les effets délétères sur la conscience morale collective que souligne Sandel. Le « gratuit » disparait et peut même être tourné en dérision ou condamné. Cela peut toucher les écoles où l’on peut voir parfois de la pub jusqu’au bulletin de notes ou dans des séances où l’on projette des films financés par de grandes marques. C’est alors l’image même d’une institution qui devrait enseigner l’esprit critique et délivrer un savoir objectif, non orienté par des « intérêts » qui en prend un coup. (suite…)