Ce que l’argent ne saurait acheter est le titre d’un livre fort stimulant écrit par Michael J.Sandel, philosophe américain, un ouvrage qui a eu, semble-t-il, un grand succès éditorial outre Atlantique et qui aborde de façon concrète et vivante la question des limites morales du « marché « quand celui-ci tend à envahir toute la société. A travers des études de cas, dont certaines sont célèbres, Sandel montre que lorsqu’on veut monnayer tout (les autographes des joueurs de base-ball, une place dans une file d’attente pour assister à des séances parlementaires décisives pour des lobbystes, et jusqu’à un emplacement sur les voitures de police pour y mettre de la pub), les conséquences peuvent être désastreuses pour nos sociétés, même si l’exemple américain amplifie le phénomène. Les inégalités se renforcent, par exemple entre ceux qui paient pour avoir un rendez-vous avec un médecin réputé et ceux qui ne peuvent pas et ont du coup un accès très difficile à ce même médecin. Mais c’est surtout les effets délétères sur la conscience morale collective que souligne Sandel. Le « gratuit » disparait et peut même être tourné en dérision ou condamné. Cela peut toucher les écoles où l’on peut voir parfois de la pub jusqu’au bulletin de notes ou dans des séances où l’on projette des films financés par de grandes marques. C’est alors l’image même d’une institution qui devrait enseigner l’esprit critique et délivrer un savoir objectif, non orienté par des « intérêts » qui en prend un coup. Il est important pour Sandel, qui est cependant loin d’être un contempteur fanatique du « marché » et du « libéralisme » de ne pas en rester aux arguments sur l’efficacité ou non du recours aux stimulants matériels. Même si ceux-ci peuvent s’avérer contre-productifs comme dans le cas classique de ces amendes infligés aux parents retardataires dans les crèches, qui ont renforcé le phénomène de retards à prendre son enfant, puisque finalement, comme on paie, on peut bien ne pas arriver à l’heure… Non, pour l’auteur, le principal est de situer sur un plan moral (et pas moralisateur), comme l’indique la dernière phrase du livre : « Voulons-nous d’une société où tout soit à vendre ? Ou y a-t-il certains biens moraux et civiques auxquels les marchés ne font pas honneur et que l’argent ne saurait acheter ? »
Pourquoi évoquer ce livre sur ce blog ? Parce qu’il nous invite à réfléchir par exemple au rôle que peut ou non jouer l’argent pour améliorer notre système éducatif. Et à l’inverse de l’importance du bénévolat et de l’activité militante et citoyenne. Lorsque par exemple, on laisse penser que la priorité actuellement serait de rémunérer davantage les enseignants, à travers une augmentation des heures supplémentaires (rappelons que sous Sarkozy, une prime était donnée à ceux qui acceptaient d’en prendre davantage), on peut se poser à la fois la question de l’efficacité de ce facteur mais plus encore de la conception même qui est derrière, celle des « eaux glacées du calcul égoïste » pour reprendre la superbe expression de Marx. Entendons-nous bien : il ne s’agit nullement de remettre en question la légitime demande de meilleurs salaires, notamment pour les enseignants débutants, mais brandir constamment des slogans tels que « tout travail mérite salaire » (eh non, justement, pas le travail bénévole, dont la traduction monétaire parait dangereuse à Sandel, même sous la noble raison de le valoriser) ou honnir le bénévolat (par exemple de l’accompagnement pédagogique hors école) parce que celui-ci éviterait de poser la question de la rémunération de diverses activités, tout cela nous plonge davantage dans une société du marché par ailleurs critiquée par les mêmes qui défendent l’idée que la moindre activité enseignante doit se monnayer.
Avec Sandel, on peut réfléchir à l’articulation juste à trouver entre éthique de la responsabilité et éthique de conviction, ou mieux entre souci d’efficacité « amoral » et importance de principes moraux, qui d’ailleurs peuvent être travaillés avec les élèves, dans le cadre de l’enseignement laïque de la morale ( certains des cas exposés dans le livre peuvent faire l’objet de débats très intéressants). Importance de réfléchir sur l’éthique, la déontologie des enseignants. Cela a d’ailleurs des conséquences concrètes : choisir de donner du temps aux équipes (décharges horaires) plutôt que de l’argent par exemple. Au moment de l’instauration d’une prime en ZEP, on aurait pu par exemple choisir une autre voie (cela avait été , semble-t-il, discuté au sein du Ministère) : justement donner du temps aux équipes engagés dans des projets.
La multiplication de primes et d’encouragements aux heures supplémentaires conduit à une sorte de dégradation qu’on a bien vu à l’œuvre de 2007 à 2012, et on peut craindre son retour dans les prochaines années. Il y a aussi le choix budgétaire qui doit être fait et qui devrait être davantage de favoriser la formation des personnels, de libérer du temps pour se concerter et monter des projets, améliorer les conditions de travail que de laisser croire que la qualité de l’enseignement se mesure, au-dessus d’un certain seuil, en termes de salaire.
Ajoutons que le système de notation, de récompenses en termes financiers (les bourses au mérite) va dans le sens de cet envahissement du marché. J’ai entendu des collègues dire sans trop réfléchir aux conséquences aux élèves que la note était comme leur salaire, ce qui éloigne de l’idée d’apprendre pour se former, sur le long terme, sans rentabilité immédiate. Mais il est vrai que les « bons points » ne datent pas d’aujourd’hui. Pourtant, des expériences ont montré (qu’on peut découvrir dans l’ouvrage de Alain Lieury Motivation et réussite scolaire) que la motivation extrinsèque, à coup de récompenses, était moins efficace, sur le long terme que la motivation interne et que des étudiants payés s’ils réussissaient un apprentissage avaient tendance à oublier très vite ce qu’ils avaient appris en comparaison avec un groupe qui lui ne travaillait que pour la fierté d’avoir réussi :
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