Difficile par moments de rester serein quand on lit le déferlement de commentaires négatifs sur le rapport sur l’évaluation des élèves rendu par le Conseil supérieur des Programmes. Certes, des débats contradictoires ont parfois été organisés, mais trop souvent autour de la question : « faut-il supprimer les notes ? » alors que le CSP n’a jamais posé le problème de l’évaluation de cette manière très réductrice. Certes, des personnalités ont pu prendre la parole pour dire des choses intéressantes (par exemple Pierre Merle sur France Culture –mais c’était France Culture !) et on a juste eu droit à quelques flashes sur des expériences de classes sans notes, avec souvent un parent pour et un parent contre (telle cette mère argumentant sur TF1 pour les notes, car il faut bien qu’un jour « le couperet » -sic !- arrive…)ou la vue d’une fiche d’évaluation (du collège de Vic-Fezensac sur i-tele par exemple) qui, sortie de son contexte d’utilisation, peut sembler une pièce d’une machinerie d’usine à gaz ou à cases… Mais on a surtout eu un florilège calamiteux d’intellectuels médiatiques et de politiciens, qui visiblement n’ont pas lu le rapport du CSP et du haut de leurs certitudes ont fait feu sur ces affreux gauchistes-bisounours-apprentis sorciers, Khmers rouge ou
naïfs irresponsables, qui veulent détruire un des piliers de notre civilisation.
On pouvait espérer mieux de la part d’un ancien ministre de l’éducation nationale qui fut responsable du conseil national des programmes, du chef d’un des partis de l’opposition réputé modéré ou d’un linguiste qui, en son temps, avait produit quelques idées intéressantes sur l’illettrisme. Dans leurs différentes déclarations, j’ai relevé quelques figures de la rhétorique conservatrice qui s’ajoutent à la paresse intellectuelle qui consiste à parler d’un rapport sans jamais le citer vraiment, sans le situer, sans prendre en compte le message essentiel, en l’occurrence : il faut changer le système d’évaluation. On est loin des réflexions soixante-huitardes (mais de mars ! au colloque d’Amiens) d’un ancien ministre de l’éducation nationale gaulliste, réputé très droitier pourtant, qui doutait de la validité d’un système qui a peu changé depuis cette époque, mis à part la tentative avortée d’Edgar Faure quelques mois plus tard.
La contradiction : ça ne change rien ou c’est le doigt dans l’engrenage ?
Cela n’embarrasse pas les défenseurs de la notation traditionnelle : ils peuvent à la fois clamer qu’une évaluation non chiffrée ne change rien (le rouge aussi traumatisant que le zéro, comme si le problème était là !) et qu’abandonner la déesse note serait un pas de plus vers la décadence et le triomphe de l’enfant-roi et de l’égalitarisme absolu. Cela peut être les deux en même temps. Cela me rappelle la chanson de Brel Ces gens-là quand le personnage qui parle dit : « j’ai jamais tué de chats, ou alors il y a longtemps, ou ils sentaient pas bon… » Car, pourquoi s’affoler si ça ne change rien ? Ou alors, pourquoi dire que ça ne change rien si cela détruit un des piliers essentiels de ce qu’il resterait de notre système éducatif (en détresse, comme on disait déjà dans les années 80, trente-cinq ans déjà) ?
Le coup du thermomètre
« Comparaison n’est pas raison » : cet ancien précepte est toujours valable. La métaphore du thermomètre qu’on casserait en abolissant les notes est particulièrement inappropriée dès lors qu’on s’imagine être non dans l’illustration d’une idée mais dans l’explication par l’analogie. Si on veut rester dans cette métaphore, on aura beau jeu de dire que lorsqu’un thermomètre est peu fiable, il faut le remplacer, mais au-delà il y a deux points essentiels qui interdisent à cette comparaison d’avoir une vertu éclairante. Le thermomètre ne fait qu’indiquer une mesure objective, la note serait plutôt du côté de ce qu’on appelle maintenant en météo la température « ressentie », puisqu’il y a variation selon les correcteurs, selon l’ordre de correction, selon qu’on est dans tel ou tel établissement, telle ou telle classe. Que quelqu’un qui est sur le terrain me contredise : vraiment le 12/20 est équivalent du collège REP+ du 93 au collège-lycée prestigieux des beaux quartiers ?
Et puis le thermomètre n’a aucune influence sur la température. Alors que la note, en décourageant ou encourageant peut modifier la qualité du travail, l’observateur modifiant ainsi l’objet observé. Et souvent c’est beaucoup plus simple dans le sens négatif. Sans parler des prophéties auto-réalisatrices (« de toutes façons, j’aurai zéro, car je suis nul « ) Les vrais naïfs sont ceux qui, au mépris de tous les travaux en docimologie qui ont plus de cent ans, croient encore au miracle de la note-repère, objective et suffisamment informative pour permettre à chaque élève de se situer dans ses apprentissages. Que de nombreux enseignants compensent la pauvreté des informations qu’elle donne par des appréciations, des grilles de critères, des barèmes, cela est indéniable. Mais il s’agit souvent de palliatifs et de toute façon, cela est assez peu pris en compte par les élèves qui ne regardent que le chiffre global.
Le mépris pour les pratiques différentes et la désinformation
Le plus insupportable dans ces anathèmes lancés contre des innovations autour de l’évaluation, réside surtout dans le mépris suffisant pour les pratiques réelles des équipes qui travaillent à construire d’autres types d’évaluation. Que l’on puisse émettre des avis critiques, bien sûr ! Mais encore faut-il étudier réellement ce qui se fait ici ou là en regardant aussi les résultats obtenus (les progrès constatés, les chiffres d’obtention du brevet, etc.) Réduire ce qui est fait à Clisthène (qui garde en partie des notes), à Vic, au collège privé Saint-Louis la Guillotière à Lyon, et dans toutes ces « classes sans notes » qui se multiplient dans notre pays à un livret de compétences lourd et chronophage ou encore au développement d’un laxisme généralisé est tout bonnement scandaleux. Que savez-vous de cela, monsieur Lagarde, avez-vous été lire de près les productions de ces équipes, monsieur Bentolila, avez-vous fait une enquête précise et rigoureuse, monsieur Ferry –puisqu’il faut les appeler par leur nom (voir plus haut), mais ce ne sont que trois exemples d’une grande indigence intellectuelle face à ces questions ?
La désinformation, elle règne aussi lorsqu’on oublie d’inscrire dans l’histoire cette réflexion sur l’évaluation au lieu de clamer qu’il s’agit de la dernière lubie de notre ministre, lorsqu’on ne mentionne pas ce qu’est le CSP (un organisme dirigé par un scientifique éminent et comprenant aussi des parlementaires de l’opposition), lors qu’on n’évoque qu’en termes lapidaires ce qui existe dans d’autres pays (certains journalistes l’ont fait, mais pas toujours avec précision), en particulier dans des pays par ailleurs très compétitifs en Océanie ou Europe du Nord. La désinformation règne quand il est affirmé que les pays qui ont essayé d’autres modes d’évaluation sont revenus dessus, ce qui n’est pas vrai pour la majorité, et ceux qui ont abandonné une évaluation davantage basé sur les compétences l’ont davantage fait pour des considérations politiques (l’intense campagne droitières de l’UDC en Suisse, le retour en arrière éducatif de la Suède et partiellement du Québec)
Pour le moins, tout cela devrait provoquer un vrai débat, autrement qu’en termes binaires, à partir de la problématique : « que faut-il faire pour rendre notre système évaluatif plus juste et plus efficace ? » On espère que la conférence nationale de décembre sous l’impulsion d’un président du jury qui est aussi une haute figure intellectuelle, le permettra davantage.
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