Bien sûr, d’abord l’émotion, qu’on a envie d’exprimer comme chacun. Tout est dit en ces jours dans les médias, sur les forums, mais n’a-t-on pas besoin de verbaliser la stupeur, l’indignation et l’immense peine? Et quand on est de ma génération directement post-soixanthuitarde, viennent des souvenirs de dessins célèbres qui ont accompagné mon parcours , les dessins corrosifs et talentueux de Wolinski et Cabu (il y avait aussi à l’époque Konk, qui a si mal tourné à la consternation générale, vers l’extrême-droite, et le regretté Reiser). Ah, ce dessin de Wolinski avec l’ouvrier soupirant aux lendemains de déclarations de Georges Marchais abandonnant officiellement la « dictature du prolétariat » : « dommage, je ne deviendrai jamais dictateur » ou ceux du « Roi des Cons » ! Et la création fabuleuse du personnage de « beauf » par Cabu (il y a peu d’auteurs capables de transformer une trouvaille personnelle en une expression devenue courante), renouvelé avec les « nouveaux beaufs » du Canard enchaîné. Et Charb, apparu bien plus tardivement, était aussi un ami des Cahiers pédagogiques pour lesquels il offrait chaque mois un dessin commentant l’actualité, avec le simple cadeau de notre part de quelques bonnes bouteilles tous les ans, symbole du bien vivre cher à l’équipe de Charlie. Ces bouteilles qu’on venait juste de lui envoyer à l’occasion du nouvel An !
Bien sûr, quel que soit l’avis qu’on pouvait avoir sur le journal , qu’on appréciait plus ou moins, il était un indispensable repère dans notre vie médiatique et on guettait la « une » ravageuse chaque semaine. Et si la dérision systématique peut constituer dans notre ociété une dérive lorsqu’elle envahit tout le champ des médias et se situe dans la culture du négatif, lorsqu’il s’agit de l’humour politique, à travers les dessins de presse, on est dans l’œuvre salutaire et indispensable. Et si le rire peut dégénérer en ricanement cynique, il est indispensable à la démocratie quand il s’exerce y compris sur nos propres croyances et joue une fonction de mise à distance et de garde-fou.
Je repense à ce beau passage du Nom de la Rose où le moine fanatique tue et finit par provoquer un incendie criminel dans son combat contre le rire, le rire qui empêcherait de penser à Dieu et qui ne peut pas exister dans le christianisme. Guillaume, le personnage principal, dit à son jeune compagnon: « Redoute, Adso, les prophètes et ceux qui sont disposés à mourir pour la vérité, car d’ordinaire ils font mourir des multitudes avec eux, souvent avant eux, parfois à leur place. […] Le devoir de qui aime les hommes est peut-être de faire rire de la vérité, faire rire la vérité, car l’unique vérité est d’apprendre à nous libérer de la passion insensée de la vérité.» De pleine actualité, non ?
Mais bien sûr, il faut penser, lorsqu’on est fortement impliqué dans la pédagogie et l’enseignement, penser à ce que peut l’école, à ce que peut faire l’école, sans se perdre dans une phraséologie lyrique mais un peu vaine, sans succomber au pathos inefficace ou à la leçon de morale.
Le nouveau socle commun va insister beaucoup sur la formation au jugement critique. Il est significatif de constater que, dans la consultation nationale qui a eu lieu, beaucoup d’enseignants aient jugé difficile de parvenir à atteindre les objectifs en la matière et quelque peu inquiétant que seule la moitié considère cela comme une mission essentielle (faible pourcentage chez les enseignants de matières scientifiques par exemple, un tiers des professeurs de mathématiques). Former le jugement, voilà bien une des missions fondamentales de l’école commune du XXI° siècle, que certains voudraient limiter pour la grande masse au « lire, écrire, compter »
Oui, il faut aider nos élèves, très tôt à y voir plus clair, à distinguer les faits, les opinions et les valeurs, à naviguer entre le Beau, le Bien et le Vrai, qui ne sont pas la même chose, à savoir se mettre à la place de l’autre (l’empathie), à ne pas confondre coopération et soumission au groupe, ni individualisme et « individuation »( garder sa pensée personnelle, se sentir unique), à inscrire les choses dans une dimension historique rigoureuse, etc. Cela justifie pleinement le projet d’éducation morale et civique, s’il s’accompagne d’une pédagogie du débat, de la discussion que l’on peut appeler ou non « philosophique » , peu importe. Cela justifie aussi le travail qui est mené pour transformer les programmes de Français (auquel je participe) pour qu’il se dégage du technicisme au profit d’une réflexion anthropologique notamment à partir de la Littérature. Cela justifie encore une autre conception de l’enseignement de l’Histoire qui s’éloignerait de ce « roman national » auquel certains rêvent alors qu’il faut au contraire conjuguer l’Histoire de France avec celle du monde…
Cependant, ne surestimons les pouvoirs de l’Ecole. Ce n’est pas l’Ecole qui va être le premier vecteur de lutte contre le terrorisme, c’est bien l’affaire de la Police et de la Justice. Ce n’est pas l’Ecole qui va empêcher les dérives vers le jihadisme, quand on sait qu’elles touchent aussi des anciens élèves ayant réussi. Victor Hugo a à la fois raison et tort lorsqu’il écrit : « Quatre-vingt-dix voleurs sur cent qui sont au bagne/Ne sont jamais allés à l’école une fois,/Et ne savent pas lire, et signent d’une croix./C’est dans cette ombre-là qu’ils ont trouvé le crime./L’ignorance est la nuit qui commence l’abîme./Où rampe la raison, l’honnêteté périt. »( Les Quatre vents de l’esprit). Raison parce qu’on a besoin des Lumières, ces Lumières qu’incarnaient les humoristes de Charlie Hebdo ou l’économiste si cultivé qu’était Bernard Marris. Non, parce que ça ne suffit pas, hélas, la Culture ne protège pas du Mal. Et hélas, ces sinistres terroristes se réclament d’un Livre, qui est pour eux Le Livre, qu’il est fondamental d’étudier et d’étudier encore. Sans doute sont-ils peu experts en islamologie, mais ils suivent aussi des prédicateurs qui peuvent l’être…
En fait, lorsque les enseignants courageusement ont engagé la discussion sur les événements de mercredi et que certains d’entre eux se sont heurtés à des vents de fronde, de refus de minutes de silence et pire encore à des « Ils l’ont bien cherché ! », que cherchent-ils à faire ? Pas à empêcher des actes terroristes éventuels et à détourner du chemin des élèves tentés demain par les horribles sirènes de la Mort. Ils s’adressent surtout à une partie importante de notre jeunesse qui est fragile, qui ne passera jamais à des actes barbares, mais sera complaisante peut-être pour ceux-ci, se détachera de notre République si on n’y prend garde. Il est important de montrer qu’on croit en nos valeurs, qu’on ne fléchit pas, qu’on sait argumenter sans avoir recours à l’Autorité qui met fin à toute discussion. Je salue la lettre de notre ministre qui va dans ce sens-là. Cela demande à la fois de la culture, y compris en l’occurrence une certaine culture religieuse et historique. D’autant qu’il faut aussi combattre sur un autre front : celui du racisme anti-arabe, celui du « front » justement. Savoir par exemple là que l’ignoble astuce de Le Pen père clamant : « je ne suis pas Charlie, mais Charlie Martel » fait allusion à ce qui n’est qu’une légende non fondée historiquement (les Arabes arrêtés à Poitiers). De la culture donc, mais aussi et surtout des techniques pédagogiques, pour s’outiller sur comment mener un débat, comment utiliser à bon escient l’écrit et l’oral, quel dispositif de prise de parole, etc. Il y a quelques années, j’avais travaillé avec des stagiaires sur des cas concrets d’élèves refusant Voltaire ou l’enseignement de la biologie darwinienne : comment faire, comment s’y prendre. Une façon autrement plus efficace de travailler autour de la laïcité que d’écouter de savantes conférences d’experts (comme cela a été le cas d’universités d’été sur cette thématique)
Je crois qu’il ne faut pas mélanger le court terme et le long terme. Il y a bien un court terme dans le quel nous sommes plongés et qui nous conduira à manifester ce dimanche 12 janvier, à soutenir les dispositions de sécurité du gouvernement, comme pour ma part j’ai soutenu l’intervention au Mali (voir l’admirable Timbuktu, de pleine actualité)… et à parler avec nos élèves, fermes sur nos valeurs mais à l’écoute de leurs interrogations. Et le long terme, le travail de fond qui est à mener et en particulier dans nos classes. Car quand même la lutte contre le décrochage, un enseignement qui aurait plus de sens, un développement de la discussion bien réglée dans les classes , tout cela contribueront à un recul de l’extrêmisme et du fanatisme. L’école ne peut le faire seule, mais elle doit prendre toute sa part, ce qu’elle ne fait pas assez actuellement.
En attendant, à dimanche entre République et Nation !
Pingback: Laïcité : des enseignants victimes de la traitrise et de la lâcheté ? – Enseigner au XXI siècle
Bonjour.
Après les évènements tragiques que vient de vivre notre pays, il serait temps de se poser cette question : d’où vient le mal et que pouvons-nous faire? En effet, c’est bien l’échec de l’école qui est en partie responsable de ces naufrages. Je suis l’auteur d’un livre dont une partie est consacrée à présenter le projet d’une école rénovée. L’idée essentielle est qu’il faut amener l’enfant à AIMER l’école et qu’il faut pour cela revoir les CONTENUS, le but étant de développer les personnalités de chacun tout en apprenant à vivre ensemble pour devenir des citoyens responsables et conscients de tous les chemins qui s’ouvrent devant eux. Merci de consulter cette page où sont présentées ces idées, avec l’expression de mes sentiments les meilleurs.
Claude Anno.
http://meirieu.com/FORUM/a_quoi_sert_lecole_anno.pdf
ÉTAT-CIVIL
(aux Monuments aux Patates
et leurs vivifiants charniers)
Je suis charlie pas Tintin
Mon corps déchiré n’est pas papier
Sous le couteau et les bombes
Il tremble, en état de choc
Ses larmes, le tout-à-l’égout
Idéologique les ravale
Son esprit n’est pas,
Juif, chrétien, musulman…
Carnage et carnaval
Il aspire au genre humain
Alors tintin ! Bien fait pour moi !
Ça m’apprendra à vouloir vivre
Sans couteau ni bombes
Tous envoyés du ciel
Dont voici le message global :
Enragez-vous les uns les autres
Et étripez-vous au nom
De Coca et Nikov
Je suis charlie, salut !
Enchanté ! Moi ! C’est charpie !
Pingback: Charlie Hebdo: que faire quand des élèves défendent des terroristes? | Vos nouvelles