Les événements récents font entre autres ressortir la nécessité de travailler à l’école la question du « vrai », face à la déferlante de rumeurs, absurdités complotistes et autres désinformations. On a du retard et il faut en marche forcée le rattraper.
Dans un ancien dossier des Cahiers pédagogiques de 2000, je plaidais pour une distinction essentielle à opérer entre l’esprit critique et l’esprit de critique, cet « esprit qui dit non ». J’ai développé cela à nouveau dans un récent ouvrage Construire l’autorité coordonné par Bruno Robbes et je voudrais ici reprendre quelques questions que je posai au début d’une contribution intitulée Esprit critique contre argument d’autorité ?
« Comment éviter le choc des légitimités, lorsqu’il y a des contradictions (le cas le plus spectaculaire étant celui des religions face à la « vérité historique ou scientifique ») ? Mais aussi comment aider les élèves à naviguer entre autorité de l’École, celle de la famille, et celle de la conformité avec ce que pense le groupe de pairs (parfois fabriqué par les médias, la pression publicitaire, etc.) ?
– Comment ne pas heurter les sensibilités familiales, sans pour autant édulcorer le message de l’École ?
– Comment ne pas trop déstabiliser les élèves en poussant trop loin l’idée de relativité des savoirs ?
– Comment ne pas développer une culture excessive du « doute » qui fait dériver vers une pensée quasi paranoïaque (« on nous cache tout, on nous dit rien ») ?
Il est important de faire comprendre que chercher par exemple à qui profite tel document, tel développement n’invalide pas forcément le document. »
On est ainsi souvent déstabilisé par la logique folle du doute absolu, de l’hypercriticisme. Traiter ces phénomènes par le mépris ou par le coup de menton autoritaire ne règle rien et condamne à l’impuissance, puisqu’on n’aura pas fait bouger ceux qui ont exprimé le doute, ceux qui croient aux balivernes de certains réseaux sociaux, or, c’est bien notre objectif !
Plusieurs éléments de réponse, tout en précisant bien que je n’ai pas « la » solution et que chacun fait ce qu’il peut, selon les contextes
Argumenter point par point sur les faits
Oui, il faut mener un travail patient de déconstruction des rumeurs, comme le font les sites anti-conspirationnistes, même si cela coûte d’aller sur ce terrain et de devoir mettre en avant des évidences. Oui, un rétroviseur peut changer de couleur selon la lumière, oui, les journalistes ont interviewé bel et bien le patron de l’imprimerie, contrairement à ce qui est affirmé par certains sur internet, etc. Un travail similaire avait été mené pour le 11 septembre
Montrer qu’il peut y avoir erreur ou même mensonge (si on veut) sur un point, sans que cela invalide le tout. C’est vrai qu’il y a eu des erreurs dans les comptages de morts de la Shoah ou du Cambodge, ça n’invalide pas tout ce qu’on sait sur ces massacres de masse. C’est vrai que certains points sont restés obscurs lors du 11 septembre ou de l’assassinat de Kennedy, mais cela ne remet pas en cause les conclusions des commissions d’enquête. Ici, même chose, certains points pourront paraitre troubles, certaines déclarations de témoins s’avèreront erronés, mais l’ensemble est clair et relativement transparent (jusqu’à un certain point s’agissant d’affaires de terrorisme)
Plus compliqué sans doute, mais démonter le fameux adage « pas de fumée sans feu » et le « il n’y a pas de hasard ». Si, justement, la réalité est souvent plus surprenante qu’une construction rationnelle le voudrait. Sur un échantillon de cent personnes, on pourrait penser qu’il y en aurait très peu qui auraient le même jour d’anniversaire, or, sur des séries prises au hasard ce n’est pas le cas, les lois de la probabilité sont là pour nous le montrer, même si ça peut surprendre. Le vrai n’est pas toujours vraisemblable. Dans certains films de fiction, mais tirés d’histoires vraies, on a bien besoin de cette information pour croire des faits qui peuvent paraitre incroyables (des évasions qu’on croit impossible, des survies inimaginables, etc.). Le hasard peut faire qu’on laisse, dans la hâte, sa carte d’identité dans une voiture volée (qui contient aussi plein de traces d’ADN qui permettent des repérages assez faciles de nos jours), même si une autre explication surgit à l’esprit : la volonté de laisser une trace pour valoriser son futur « martyr »
En tout cas, métaphoriquement, oui, il y a des fumées sans feu. Et seuls les paranoïaques pensent qu’il n’y a pas de hasard, que tout est à interpréter.
Ce qui nous plait tant dans la fiction, l’idée du grand complot ou du méticuleux démontage des faits par le détective privé qui refait l’enquête bâclée ou pire orientée par les autorités de la police, on aime cela dans un récit policier mais dans le réel, c’est souvent bien plus prosaïque et simple. J’éprouve un plaisir intellectuel absolu à lire les livres de Pierre Bayard qui refait à sa manière les enquêtes de Sherlock Holmes et Hercule Poirot, mais aussi l’histoire d’Œdipe ou d’Hamlet (un grand complot aussi dans le savoureux essai d’Ismail Kadaré). J’aime les BD de Blake et Mortimer où l’on accuse un temps les « bons » avant que la vérité n’éclate. Mais la réalité est plus terne bien souvent, plus prosaïque !
Il faut sans doute enfin face à des élèves reprenant les théories complotistes (mais aussi les adultes) leur demander de pousser la logique jusqu’au bout : qu’est-ce que cela implique de dire que ce sont les services secrets, que ce ne sont pas les frères Kouachi qui ont tué, que cette affaire a permis à Charlie Hebdo de se sauver de la faillite (au prix de la mort de leurs plus talentueux dessinateurs ; mais non, ils ne sont pas morts, ils sont sur une île déserte quelque part et reviendront avec une fausse identité). Oui, poussons à l’absurde. Mais d’ailleurs, comment si des personnes sont si sûrement organisés pour fomenter un tel complot, comment est-ce possible alors qu’ils n’aient pas trouvé mieux que la carte d’identité abandonnée, qu’ils aient organisé pour rien une battue dans la forêt de l’Aisne au risque de multiplier les risques d’être « découverts », etc.?
On peut aussi faire circuler sur internet des contre-messages basés sur l’humour et la dérision. Comme celui-ci qui montre qu’il s’agit d’un complot « peugeoto-imprimo-reptilien ». Ou ce dessin qui montre qu’avec les lettres CHARLIE, on peut réaliser en anagramme ICHRAEL : voici la clé de tout ! Il faut à cet égard lire ou relire les pages des romans d’Umberto Eco qui tourne en dérision les complotistes dans plusieurs de ses livres. Ainsi, dans le Cimetière de Prague, évoque-t-il un des livres fondateurs pour tout complotiste, livre qui reste un best seller dans certains pays arabes, alors qu’il s’agit d’un faux fabriqué par la police tsariste Le Protocole des Sages de Sion. Il est intéressant de lire ce que l’auteur répond dans une interview à la question :
« Comment reconnaît-on un faux ?
-Il est toujours possible de démontrer que quelque chose est faux, si on le compare à l’authentique. Ce qui est difficile, c’est de démontrer que quelque chose est authentique. Tous les grands faux qui ont fait l’Histoire ont, je crois, été démontrés faux. Mais la chose la plus extraordinaire, c’est que même si vous avez démontré qu’il s’agissait de faux, les gens continuent à y croire. À propos des Protocoles, le conspirationniste Nesta Webster conclut, et je le cite de mémoire : « Les Protocoles ne sont pas authentiques mais puisque ce qu’ils disent c’est exactement ce que pensent les Juifs, donc ils sont vrais. » La force du préjugé était telle, qu’il s’en fichait qu’on ait démontré qu’ils étaient faux. »
Tout cela n’est pas simple et demande de créer les conditions pour le faire, surtout si cela se passe en classe. Le recours à l’écrit (papier ou numérique) est souvent une médiation indispensable. Plusieurs enseignants ont fait part du travail qu’ils ont mené de façon souvent admirable (malheureusement, les médias ne l’ont pas toujours suffisamment valorisé)
Mais je terminerai par un point qui me parait essentiel, compte-tenu des questions par lesquelles j’ai ouvert ce billet. Surtout si on sait qu’un nombre non négligeable d’enseignants, sans adhérer aux théories du complot en l’occurrence est bien souvent dans cette logique paranoïaque qui voit des machinations partout de « ceux qui tirent les ficelles » depuis Bruxelles, Wall Street ou le commandement général de l’OTAN et survalorisent « l’information citoyenne » du net par opposition aux grands medias « qui nous mentent ». J’ose même dire qu’il y a une certaine responsabilité devant la déferlante rumeurs-internet de la part d’enseignants qui sont les premiers à développer aussi sur le net une certaine théorie du complot ou du moins du dénigrement systématique de « ceux d’en haut », du haut de leur ricanement cynique de donneurs de leçons « à qui on ne se la fait pas ». Vincent Peillon avait utilisé la belle expression de « fatiguer le doute ». Je pense qu’aujourd’hui, plus que jamais, il faut trouver un juste équilibre entre la formation à l’esprit critique, la mise en avant du doute comme méthode d’investigation et celle à démêler le vrai du faux, même quand le vrai n’est pas établi à 100%. Il faut à la fois combattre l’abus de l’argument d’autorité et en même temps expliquer qu’il y a des instances de validation dans notre société et qu’il faut leur donner une confiance, limitée mais réelle. Cette confiance ne peut exister que parce qu’il y a des contre-pouvoirs, un pluralisme de la presse, une vigilance citoyenne, etc. Oui au doute, mais aussi oui au doute sur le doute ! D’ailleurs, il est un peu paradoxal que certains religieux instillent ce doute de façon insidieuse (« on ne sait pas tout », « bien sûr, mais… ») alors même qu’ils refusent toute interrogation sur par exemple le personnage de Mahomet dont on sait si peu de choses !
Conclusion : plus que jamais, étudions la presse, travaillons le jugement critique sous toutes ses formes, sur la fiabilité des sources ; le nouveau socle commun devrait insister là-dessus, les nouveaux programmes encourager à le faire, la ministre a demandé à se mobiliser notamment sur cette question. C’est un enjeu capital. Oui au grand complot pour démystifier le complotisme !
Sites intéressants :
http://www.conspiracywatch.info/
le livre essentiel de Gérald Bronner (même si on n’est pas forcément d’accord sur tout)
La démocratie des crédules
http://www.cahiers-pedagogiques.com/La-democratie-des-credules
les sites parodiques signalés par le café pédagogique
Pingback: Ecole, éducation, société | Pearltrees
Pingback: Http://www.pearltrees.com/poupet/complotisme-theorie-complot/id15781726 | Pearltrees
Bonjour.
Je vous ai envoyé une réponse par mail.
Vous l’avez bien reçue ?
Pingback: Qu’est-ce qui fait autorité ? | En...
Je vous concède que l’affaire de l’assassinat de JFK est moins claire que le 11 septembre et qu’il y ait eu un complot n’est pas absolument à exclure. J’aurais sans doute dû éviter cet exemple moins indiscutable, même si malgré tout des thèses complotistes se sont développés (Johnson complice, etc)
On en trouve des échos dans le roman de Ellroy « american tabloid »http://fr.wikipedia.org/wiki/American_Tablo%C3%AFd
j’en profite pour signaler un roman que j’ai trouvé vraiment épatant, le voyage dans le temps de stephen King 22/11/63. J’ai adoré, c’est drôle, émouvant par moments et permet de reconstituer l’ambiance des années 60, pour le meilleur et le pire; pour savoir si le héros parviendra à éviter l’assassinat de JFK.
Vous écrivez : « C’est vrai que certains points sont restés obscurs lors du 11 septembre ou de l’assassinat de Kennedy, mais cela ne remet pas en cause les conclusions des commissions d’enquête »
Pour JFK, la dernière commission d’enquête (1979) a pourtant conclu qu’il y avait plusieurs tireurs, et donc, par définion, que c’était un complot :
http://fr.wikipedia.org/wiki/House_Select_Committee_on_Assassinations#Les_conclusions
John Kerry a dit qu’il avait « de sérieux doutes sur le fait que Lee Harvey Oswald ait agi tout seul » : http://www.lepoint.fr/monde/qui-a-tue-john-fitzgerald-kennedy-20-11-2013-1758870_24.php
Même Claire Chazal a des doutes : http://videos.tf1.fr/jt-we/2013/l-assassinat-de-john-fitzgerald-kennedy-les-mysteres-demeurent-8312846.html
Des documents devraient être déclassifiés en 2017, on en saura peut-être plus à ce moment-là :
http://www.tv5.org/cms/chaine-francophone/info/Les-dossiers-de-la-redaction/mort-ted-kennedy-aout-2009/p-26628-lg0-Kennedy-50-ans-apres-bientot-toute-la-verite-.htm