Enseigner au XXI siècle

« Je suis Charlie » : un slogan abstrait ?

S’est-on interrogé suffisamment sur la signification du fameux « je suis Charlie », ce qu’il représente, en particulier dans le monde scolaire ?
je suis multipleSon originalité vient sans doute du « je » qui tranche avec l’injonction « nous sommes tous Charlie » qui gomme l’engagement personnel et n’aurait sans doute pas pu voir naitre les extensions saugrenues comme « je suis flic ». Slogan moderne en ce qu’il lie le collectif à une affirmation individuelle, cette  individuation  qui ne noie pas dans l’unanimisme obligatoire du « nous » ou du « on », du moins ne devrait pas le faire.

Ce « je suis », couplé donc à d’autres « je suis » (juif, musulman, athée..) signifie bien l’adhésion à quelque chose de plus fort que des opinions toujours discutables, qui va au-delà du débat démocratique avec ses conflits ordinaires et normaux, une adhésion à des valeurs qui sont celles de la République, mais comprise comme République démocratique (mais attention, si on rajoute « authentique », ça fait aussi RDA !) comme je l’ai développé dans mon précédent billet.

En aucun cas, ce ne peut être l’adhésion à un groupe social, religieux, ou idéologique. Pas d’accord du tout avec la rédaction actuelle de Charlie quand elle propose un édito demandant à ce que désormais il n’y ait plus de « oui mais… » lorsque le journal défendra à sa manière la laïcité. Bien sûr qu’il faut continuer à dire « mais ». Plantu ou le Canard enchainé ont très bien pu critiquer la publication des caricatures de Mahomet sans que leur soutien total à Charlie soit dénoncé comme faux-cul ou hypocrite. Les deux choses sont tout à fait conciliables. Un Geluck a parfaitement le droit de faire part de ses réserves sur la publication des caricatures en ce qu’elles peuvent être ressenties comme offensantes (voir l’excellent débat sur le site des Cahiers pédagogiques sur les conceptions laicitémorales qu’il y a derrière). Quelque chose rassemble contre l’obscurantisme divers théoriciens de la laïcité de Pena-Ruiz à Baubérot, mais les désaccords légitimes persistent entre eux sur nombre de sujets. Mais ils peuvent tous clamer « je suis Charlie ».
Certes, quand Orban ou le premier ministre turc arborent le slogan, c’est plus discutable, mais là on est plus dans la tactique politique et cela n’a plus rien à voir avec le débat intellectuel.

La référence à Voltaire fait bien plaisir, moi qui ai les larmes aux yeux quand je revois ce vieux film de la Caméra explore le temps (diffusé par l’INA) sur l’affaire Calas, moi qui admire la rédaction du voltairemagnifique article « Fanatisme » du Dictionnaire philosophique, mais cela ne signifie pas adhésion à l’œuvre de Voltaire, sa complaisance avec certains despotes, sa soif de reconnaissance qui témoigne d’un égo exacerbé, son peu d’intérêt pour l’éveil intellectuel des masses paysannes, etc. En plus, il n’a jamais prononcé la phrase : « je ne suis pas d’accord avec vous, mais je me battrai pour que vous puissiez le dire ». Les Lumières ont eu leur part d’ombre, mais elles restent les Lumières dont le plus grand représentant pour moi reste Diderot.

D’ailleurs, si dire « je suis Charlie » signifiait un accord avec le journal, on n’aurait pas par extension les « je suis juif » ou « je suis flic », bien entendu.

Reste la difficulté pour les élèves aux différents niveaux de la scolarité à bien comprendre le caractère finalement abstrait de ce slogan. Certains connaissent l’extrait du Spartacus de Kubrick où chaque esclave révolté prend le nom de leur chef recherché par la soldatesque romaine. Cela pourrait servir d’introduction à une explication de texte, même si on est avec Charlie à un niveau d’interprétation plus complexe. Chaque mot compte : « je », le verbe « être » et le symbole « Charlie ». Le professeur de français est habitué à travailler dans sa classe sur le sens du « je » dans les fictions par exemple ou la poésie, entre le « je est un autre » et le je est un autre« ah, insensé qui crois que je ne suis pas toi » de Hugo dans la préface des Contemplations. En espagnol, la traduction sous forme de « soy Charlie » peut surprendre, n’attendrait-on pas « estoy » (la non-permanence, quand « ser » essentialise), mais on pourrait en discuter. Et bien sûr en Histoire, essayer de voir les moments où une grande partie de la population s’identifie à un symbole (mais a-t-on des exemples de « je suis… », plutôt le « nous sommes tous des Juifs allemands » de mai 68, ou alors le port de l’étoile jaune qu’auraient porté le Roi et de nombreux danois pour empêcher les persécutions, ce qui semble être une légende d’ailleurs.
Ces clarifications sont importantes, la non-compréhension du slogan, découlant parfois simplement de l’absence d’explications ou d’explicitation, peut en partie être à l’origine des refus d’élèves de s’associer au deuil. Même le rite de la minute de silence nécessite un décodage : il nous faut aussi comprendre pourquoi on y a recours dans certaines occasions, quand il en faudrait une tous les jours pour les morts aussi bien des bombardements de Gaza que pour les victimes de pizzerias israéliennes plastiqués par des terroristes, sans oublier ces morts oubliés du Congo ou du Darfour.

Le travail sur les symboles, sur les représentations, sur les rites qui sont censés unifier lorsqu’ils ont du sens, tout cela est bien à faire à l’Ecole, ce qui implique débats, dispositifs de travail, cheminement long et complexe, comme nous le disons si souvent dans ce blog. La patience du pédagogue au service des convictions du démocrate….

Commentaires (3)

  1. Anne Goudreau

    Hey chers amis, Pour ma part j’ai vraiment adoré cet article et je suis relativement d’accord avec le rédacteur. Je considère égallement que ces attentats sont terribles et choquants. Je pense qu’il faut de lutter contre ces attaques contre la liberté de la presse. Je pense également qu’il faut pour cela de re-découvrir et montrer en quoi Charlie c’est la république. Dans ce but j’ai fait la page facebook http://facebook.com/le.daily.charlie/. Le but du site est de prendre de vielles Unes de Charlie et de les expliquer notamment au niveaude l’histoire, pour permettre à tous de comprendre l’évolution de Charlie.

  2. Thierse

    Comme beaucoup de textes, il faut le replacer dans son contexte. Reprenez une chanson pour une explication de texte, et … interprétez.
    Il n’en reste pas moins vrai que certains devront plus tard expliquer leurs propos (autres que « je suis Charlie »), pour lever les contradictions avec d’autres propos qu’ils ont tenus auparavant.
    Et je vous suis sur le travail sur les symboles, y compris leurs nécessaires évolutions, car on chante encore « qu’un sang impur … »

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