Enseigner au XXI siècle

Le travail manuel pour les « manuels » ?

J’ai évoqué récemment la question du « pratique » à l’école, traitée souvent de façon simpliste et approximative, à travers son opposition au « théorique ». On retrouve les mêmes problèmes avec le couple manuel/intellectuel. Certains, par exemple Bruno Le Maire récemment, mais aussi Raffarin et bien d’autres, exaltent « l’intelligence de la main », surtout pour mieux confiner en fait les « manuels » habiles dans une filière qui serait à part, et bien sûr marquée socialement, ce que n’avouent guère les tenants de cette sélection précoce. Pour autant, la question de la place des activités manuelles à l’école reste posée et souvent occultée.

Un souvenir : en décembre 81, une conférence nationale du Parti socialiste pour lancer les réformes dans l’éducation. J’étais invité au titre des Cahiers pédagogiques et j’ai entendu Louis Legrand, qui allait ensuite produire un rapport pour la rénovation du collège qui provoqua, « bien entendu », les foudres des conservateurs, dire qu’il fallait dans le second degré développer la manipulation, l’exercice manuel, mais pour tous. En gros, c’est resté lettre morte. La technologie a eu souvent tendance à devenir plus abstraite, les manipulations scientifiques se sont parfois restreintes (avec en plus des obstacles liés à une obsession de la sécurité et de l’hygiène), l’informatique a pu éloigner de la pratique manuelle nombre d’activités, même si elle fait appel à une habileté digitale qui devient SI852284aujourd’hui celle des pouces.

Ce qui est important est sans doute de faire apparaitre le lien entre l’activité manuelle et l’activité cérébrale. Montrer que dans nombre de métiers de haut niveau intellectuel, le « travail manuel » joue un rôle essentiel : en chirurgie, pour les soins dentaires, etc. Alors qu’à l’inverse, les orientations précoces conduisent à des petits boulots futurs qui n’ont rien de manuel (livrer des pizzas ou être devant un ordinateur et un téléphone !)

Comment traduire dans l’enseignement une revalorisation du « manuel » ? L’impératif est de ne pas le réserver aux « moins bons » dans un discours hypocrite selon lequel « tous les talents se valent », un peu comme on pourrait proclamer à la manière d’une chanson qui n’est pas la meilleure de son auteur : « rien n’est plus beau que les mains d’une femme dans la farine ». Les louanges néo-pétainistes du « travail manuel » noble sont en fait une forme de mépris de classe. C’est pourquoi il est important par exemple de montrer l’importance du travail manuel dans un certain nombre d’activités appartenant à la « grande culture », en insérant dans les programmes disciplinaires un peu de « matérialisme ».
Quelques exemples :

  • dans les activités artistiques, bien sûr, en évoquant la main du sculpteur, du musicien, du peintre, mais aussi le travail artisanal nécessaire pour fabriquer des instruments, la technologie présente dans les pratiques artistiques ;
  • dans le travail d’investigation historique, chez l’archéologue, le paléontologue…
  • au laboratoire, dans la manipulation expérimentale, mais là encore dans la conception d’instruments de mesure, etc.

Je voudrais aussi citer cet extrait d’un beau billet écrit il y a quelques années par Philippe Lecarme, dans un dossier consacré à la technologie (n°348, 1996) « Que l’intelligence est dans les mains » :

dessin techno089«  Je sacrifierais volontiers l’enseignement de la grammaire et celui des figures de rhétorique si l’on me garantissait que mes élèves dans les heures ainsi libérées, soient sérieusement initiés au bricolage. Quel profit en tireraient-ils ? Des savoir-faire utiles, bien entendu. Mais aussi quelques bienfaits intellectuels et moraux importants. »

Et après avoir fait un tour d’horizon de ce que peut apporter cette valorisation du bricolage, notre ami d’ajouter :

« Pour expliquer les ravages causés par cet intellectuel absolu qu’était Robespierre, Danton avait coutume de soupirer : « Eh oui, ce bougre-là ne sait même pas faire cuire un œuf ! » J’aimerais être sûr que nos divers dirigeants savent planter un clou ou poser une soudure qui tienne. Mais voilà, c’était plutôt d’excellents élèves (aïe !) issus des filières nobles (bigre !) De plus, ils sont passés par nos meilleures grandes écoles. Au secours ! »

DSC00483

travail de haute précision lors d’un IDD

On peut certes discuter l’allusion historique et être réservé sur une sorte de valeur morale donné au travail manuel, mais comment ne pas penser à tous les quolibets lancés à des tentatives plus ou moins réussies de partir d’activités manuelles pour réfléchir en formation initiale sur l’acte d’apprendre (les fameuses anecdotes sur la pâte à crêpes en IUFM), à l’absence totale de débats sur les programmes de technologie dans les si nombreux articles publiés sur le collège (ça n’intéresse pas nos grands intellectuels, pour qui l’excellence passe forcément par les langues anciennes ou l’allemand !) ? On pourrait aussi évoquer le mépris d’un Luc Ferry quand il était ministre pour des dispositifs comme « La main à la pâte » (la main, précisément) qu’il aurait voulu voir disparaitre.

Les projets interdisciplinaires sont moqués lorsque des élèves fabriquent une maquette de cathédrale (mathématiques et histoire) ou étudient la chimie à partir de confections culinaires (on peut imaginer physique-chimie et techno, mais aussi SVT ou français, si on verbalise ce qu’on fait, ou si l’on travaille des textes autour de la cuisine ou la gastronomie.

Dans ma discipline, le français, on pourrait davantage étudier l’histoire des techniques autour de l’écrit. Sait-on suffisamment ce qu’a transformé dans le rapport à la lecture l’invention de l’imprimerie et dans l’écriture scolaire le passage de la plume d’oie, qui s’usait si vite, à la plume sergent-major, puis au stylobille. Jusqu’à la mise en avant du « pouce » à l’heure de l’e-phone.

gilliat

Gilliat de Victor Hugo

Mais bien évidemment, l’histoire des techniques, l’inscription des savoirs dans des techniques, ne suffisent pas. Des moments d’activité manuelle peuvent être particulièrement féconds pour s’approprier sur le long terme des savoirs. Manipuler, manier des outils (cela peut être jouer aux apprentis-archéologues ou sculpteurs dans des ateliers, fabriquer un livre-objet sous mille aspects, fabriquer des figures géométriques en trois dimensions….), que de pistes motivantes et mobilisatrices pour les élèves . Là encore citons Philippe Lecarme qui évoque « des sorties scolaires un peu longues, qui font émerger ceux qui savent couper du bois, faire un feu, cuire du riz pour quinze…. Tout à coup, il apparait que ceux-là en savent plus long. Tiens ! On ne le voyait pas dans les exercices scolaires. » A cet égard, louons la réintroduction dans les programmes d’Histoire de la période préhistorique, occasion de se pencher sur l’importance dans l’évolution de l’Homme de son côté « faber ». Héphaïstos, Robinson, Gilliat de Victor Hugo ou ce savoureux texte de Guillevic qui compare le travail du poète à celui de l’artisan « J’ai vu le menuisier », que d’occasions de mettre en avant la figure du « manuel » qui n’est bien sûr pas celui des Temps modernes ou du manœuvre agricole de Maupassant.

Bref, plus que jamais, il faut refuser de faire de la « main » la part du pauvre qu’on concède aux « pas doués » pour au contraire diversifier les façons d’apprendre et de travailler à l’école, en réhabilitant le bricolage bien compris, en prenant au sérieux ce que encyclopédiedit D’Alembert dans l’article « Arts » de l’Encyclopédie : « C’est peut-être les artisans qu’il faut aller chercher les preuves les plus admirables de la sagesse de l’esprit, de sa patience et de ses ressources ». Au sérieux, c’est-à-dire non pas comme discours-alibi démagogique et anti-intellectuel, mais comme façon de prendre de la distance avec ce qui serait trop abstrait et coupé du réel concret, palpable sur lequel peut agir la main humaine, donc aussi le cerveau humain.

Commentaires (3)

  1. COLAS

    Merci pour votre blog.
    Un de mes meilleurs souvenirs de collège :
    – Le cours… de couture (!) en 5e, havre de paix pendant une séance par semaine où chacune (nous n’étions que des filles) s’activait sur son ouvrage en silence, pendant que, tour à tour, l’une d’entre nous lisait un roman jeunesse choisi par les élèves avec l’aval du professeur… De la simple lecture plaisir sans analyse, sans évaluation… Je ne me souviens plus des histoires mais j’ai encore dans l’oreille et le corps, ces sensations de détente, de douceur, de plaisir en harmonie avec ce qui m’entourait. Je ne sais si c’est cette expérience qui m’a fait garder le goût de la lecture à voix haute. La prof n’intervenait que pour nous apprendre le nouveau point, la nouvelle technique. Et je suis autonome depuis plus de quarante ans pour recoudre un bouton, faire un ourlet et même… confectionner des tuniques simples pour mes élèves latinistes en séance « théâtre »! C’était les années 70. Le tamis du temps ne laisse que les bons souvenirs…

  2. bad wolf

    Je suis d’accord avec vous.
    Mais il me semble qu’il faut insister avant tout sur la modification des programmes de techno, l’augmentation de ses horaires pour tout le monde dès la 6e, et l’investissement dans de véritables ateliers de collège, avec les matériaux adéquats.
    Sans cela, on en reste justement à du bricolage.

    J’ajoute, au primaire, mettre l’accent sur le dessin géométrique et sur les activités manuelles, notamment en maternelle, où l’on observe un guidage excessif et un morcellement des compétences manuelles.

    Surtout, il me semble important de réfléchir à la possibilité d’instaurer une option d’enseignement polytechnique à partir de la 4e, par exemple. En barrette avec le latin, cela me semblerait bien utile. car si le travail manuel pour tous est indispensable, on ne peut nier que certains profils d’élèves seraient beaucoup plus motivés par de longues séances d’atelier, avec réalisations concrètes à la clef.

    Sinon, la référence la plus pertinente que j’ai pu lire à ce sujet, c’est Kropotkine, dans « Champs, usines et ateliers » :
    https://fr.wikisource.org/wiki/Champs,_usines_et_ateliers/Chapitre_VIII

  3. Roux JY

    oui ! Trois fois oui !

    Je n’ai été qu’un des nombreux profs de techno a me désoler de cette « virtualisation » des programmes, cette perte de contact (au sens propre) avec la matière, l’objet.

    Mais quand on sait qu’un IG d’EMT ( l’ancêtre de la techno) était surnommé par ses collègues, même pas discrètement,  » l’inspecteur des crêpes » on voit que le chemin à parcourir est encore très long …

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.