Enseigner au XXI siècle

Deux camps ? Pas si simple…

alesia

On n’est pas à Alésia, même s’il est beaucoup question du « roman national »!

Alors que les débats sur l’école reprennent à l’occasion de cette rentrée, marquée entre autres par la publication du livre de Alain Juppé Mes chemins pour l’école, par la mise en œuvre de l’Enseignement moral et civique et le retour des diatribes des Le Maire et autres Bayrou contre la réforme du collège, sans oublier le retour de la grève prévue par l’attelage improbable de syndicats unis « contre » mais bien peu dans le « pour », il ne me parait pas mauvais de faire le point sur les clivages idéologiques, pédagogiques, philosophiques peut-être qui traversent les conceptions de ce que devrait être notre système éducatif ; et en fait, ce n’est pas toujours simple d’y voir clair. Ce qui me semble évident, c’est qu’il n’y a pas deux camps bien définis, car convergences et divergences peuvent se faire entre acteurs bien différents, même si des lignes de force se dégagent entre contempteurs du présent et réformistes qui proposent autre chose que les retours en arrière ou les fuites en avant.

Voyons de plus près en développant le spectre des partis politiques d’abord, puis en évoquant quelques figures intellectuelles ensuite.

Le Front national est tout à fait cohérent dans son rejet d’une pédagogie qui développerait l’esprit critique, l’ouverture et la citoyenneté. Le modèle fantasmé de l’école d’autrefois est très prégnant et bien des intellectuels « réacs » ne seraient pas loin d’adhérer à cette vision. Mais là où les choses sont moins claires, c’est sur la question de l’autonomie des établissements et sur le rôle de la Centrale. Le FN semble plutôt centralisateur, mais le chèque éducation, point fort du libéralisme en matière d’école fait partie de son programme (si tant est qu’il en ait dans ce domaine). Voir un de tri scolairemes billets précédents à ce sujet.

La Droite parait bien divisée, comme on peut le constater à la lecture du livre de Juppé qui s’oppose fortement à ceux qui voudraient abandonner le collège unique ou qui ont pour ennemi le « pédagogisme » (Juppé a le mérite de ne pas employer le mot, citant même Clisthène comme un bon exemple de ce qui pourrait être fait pour améliorer le fonctionnement du collège). En même temps, le maire de Bordeaux prône une très forte autonomie pour les établissements, y compris dans l’organisation des enseignements. Un point qui pourrait rassembler la droite, mais pour Juppé, il ne s’agit pas de donner un pouvoir excessif au chef d’établissement, contrairement à Fillon. Bayrou s’est récemment insurgé contre la modération de celui qu’il soutient pourtant en vue des primaires à droite. Pour lui, il faut revenir en arrière sans qu’on sache bien le sort qu’il réserve au collège unique. Mais la défense des langues anciennes semble tellement l’obséder qu’il se voudrait à la tête d’une grande croisade, son idée de grande manifestation nationale étant d’ailleurs repris…par le SNES, et ce syndicat d’extrême-gauche qu’est SUD. Le latin vaudrait bien une messe ?

Dans la gauche socialiste, on suit la ministre, mais avec plus ou moins d’enthousiasme. Certains seraient-ils tentés par le discours conservateur, centralisateur et par la soi-disant méritocratie républicaine, à l’heure où un des grands porteurs de ce discours, Jean-Pierre Chevènement, flirte avec Dupont-Aignan (lui qui a pourtant développé l’idée de 80% au niveau bac, pas forcément la tasse de thé des partisans des retours en arrière) ? On a vu des oppositions bien mal venues à la réforme du collège venant de personnalités comme Julien Dray et à degré moindre, Jack Lang (ce qui m’a personnellement déçu). Les clivages peuvent aussi porter sur le degré d’autonomie à accorder aux établissements, mais aussi sur les formes d’enseignement. Les socialistes sont parfois enclins à évoquer avant tout les moyens, ce qui est une manière de botter un peu en touche. On sent quand même le manque de travail sur le sujet de l’école, surtout lorsqu’on lit les motions présentées au dernier congrès (indigence dans les deux motions arrivées en tête, un peu mieux pour la motion de Karine Berger). Qui connait le nom des responsables éducation du PS (je ne les mets pas en cause, mais plutôt le fonctionnement du Parti qui ne valorise pas tellement leur action)? Le soutien à la ministre a été tardif et il n’est pas sûr que les questions scolaires passionnent beaucoup François Hollande. On peut le regretter comme on peut regretter la désinvolture de deux ministres abandonnant finalement leur poste pour des considérations politiques (candidature aux européennes pour l’un, divergences sur la ligne mais pas sur l’école semble-t-il, pour le second) alors que la continuité aurait été un signal fort et positif. Et même si la ministre actuelle s’investit à fond sur sa mission, sans se mêler au jeu des tendances internes comme le faisait son éphémère prédécesseur.

La mouvance écologiste a souvent avancé des idées intéressantes sur l’école, et certains de ses parlementaires (M C Blandin, B. Pompili) ont été heureusement actifs en la matière. Mais l’expression publique d’EELV dans le domaine éducatif ne me semble pas suffisante.

Quant à celle qui se dit « vraie gauche » ou « gauche vraiment de gauche », on peut s’étonner de ses positions. Comment être favorable à plus de démocratisation, à la lutte contre l’exclusion et les discriminations, et attaquer avec violence les velléités réformatrices actuelles ? On comprendrait un discours pointant les insuffisances, la timidité dans la réforme, une insistance plus grande pour que les questions de mixité sociale soient davantage attaquées de front. Mais non, on est capable de dépasser des clivages idéologiques pour finalement se retrouver dans le même camp que les plus conservateurs. J’ai dit qu’il n’y avait pas deux camps, bien entendu. Mais si cela est vrai si on creuse les choses, mais on doit bien constater qu’une manifestation « contre » qui regroupe des super-élitistes, jusqu’au groupe ultra-libéral de SOS éducation et des personnes qui se veulent progressistes et désireux de faire réussir davantage d’élèves marque bien des convergences singulières.

Il n’y a finalement pas de vraie unité entre ceux qui trouvent que le ministère liquide le service public en donnant de l’autonomie aux établissements, et ceux qui voient cette autonomie comme une des rares bonnes choses des réformes actuelles, mais comme trop timide à leur goût. Entre ceux qui veulent valoriser l’apprentissage et le rapprochement avec les entreprises et ceux qui y voient le triomphe de l’idéologie libérale (les réformes, selon les uns, oublieraient cette dimension et selon les autres iraient à fond dans cette direction jugée désastreuse) ? Entre ceux qui réclament plus de « savoirs », plus de culture (le démagogique « latin pour tous ») et ceux qui voudraient confiner l’école primaire à un triste « lire, écrire, compter » ? Le socle commun, RSA pour les nuls, ou au contraire, bien trop ambitieux er irréaliste ? Il est facile d’être ensemble pour dire non, mais on dit oui à quoi ?

Chez les intellectuels, du moins ceux qui sont les plus bruyants dans les médias, les critiques pleuvent, mais on ne voit pas toujours bien ce qui est prôné. Plus omode métiern est éloigné des réalités du terrain, plus fleurissent les « y a qu’a ». Que l’on compare le débat de très haute tenue dans la revue L’Histoire sur les projets de programme avec les ahurissants jugements des inquisiteurs (on détruit notre histoire nationale au profit de la repentance, etc.) ! Les Julliard, Bruckner, Finkielkraut, Onfray ne s’appuient jamais vraiment sur des données précises pour pouvoir affirmer qu’on ne travaille plus sur les grands textes à l’école, qu’on ne passe pas le temps qu’il faut à l’apprentissage de la lecture, qu’on a tout sacrifié au ludique. Quand on pense au discours de Julliard dans les années 60, quand il était un leader du SGEN-CFDT ! (voir par ex le hors série des Cahiers pédagogiques sur mai 68). Quand on pense aux envolées libertaires de Onfray (cette phrase par exemple : « […] L’école a toujours été l’instrument au service de l’idéologie de l’État en place. Elle prétend éduquer, elle rétrécit l’espace intellectuel ; elle affirme former à la liberté, elle ne célèbre que la soumission, l’obéissance ; elle dit ouvrir les êtres sur la vie, elle les coupe du monde réel par des fictions ; elle professe l’autonomie, elle ne croit qu’à la discipline ; elle se donne la mission de têtes bien faites, elle ne produit que des têtes bien pleines ; elle vise l’intelligence, elle construit tout sur la mémoire, la répétition, la docilité des perroquets ; elle met au programme la vie réussie, elle ne génère que des vies mutilées ; elle parle pédagogie, elle diffuse l’ennui ; elle annonce la culture, elle distribue la confiture… […] », préface à « Le maître qui apprenait aux enfants à grandir » de Jean Le Gal (Les Éditions Libertaires) ! Quand aujourd’hui, il fait la une du Point pour fustiger l’école d’aujourd’hui, en regrettant celle du passé, est-ce au nom d’un même idéal ?

Pourtant, là encore, beaucoup de confusionnisme. Pour certains de ces intellectuels, le mal principal de l’école française est de rester une institution de type quasi soviétique, malade de son centralisme et des oukases venus d’en haut. Pour d’autres, il n’est pas possible de vivre sur une utopie de savoir de haut niveau pour tous, tout le monde ne pouvant s’intéresser à la littérature ou la philosophie, il faut les réserver à un petit nombre et revenir au par cœur pour la grande masse (je caricature à peine, si on lit par exemple certains propos de D’Ormesson ou Fumaroli). Pour d’autres en revanche, les réformes mettent à mal la culture et rapetissent les ambitions d’une école qui doit être très exigeante pour tous. Un personnage parvient à naviguer entre tous ces paradoxes et fausses convergences : JP Brighelli, virtuose des zig-zag qui a réussi à être à la fois ex-maoïste, très anti-libéral et anticlérical, mais aussi proche de la Droite classique, un temps de Bayrou, et aujourd’hui bras droit pour l’école de Dupont-Aignan, sans parler de sa complaisance pour les idées du Front national. Mais, il n’est pas le seul dans un univers où les brouillages idéologiques se multiplient, à travers les figures de Ménard ou Sapir, rappelant de tristes heures de notre monde politique et intellectuel.

Sans doute à l’inverse, des soutiens à la réforme du système éducatif ne se font pas sur des bases forcément communes. Le soutien de l’Institut Montaigne n’est pas le même que celui de mouvements pédagogiques engagés. On peut se retrouver avec Alain Juppé sur par exemple la création d’instances décisionnelles dans les établissements ou sur la nécessaire décentralisation, mais pas bien évidemment sur plein d’autres points (l’agrégé de Lettres classiques pointe son nez, mais sans ostentation toutefois, y compris dans la défense du latin et du grec, lesquels, pour nous, ne sont pas « attaqués » mais relativisés..). Une instance comme le Conseil supérieur des programmes, que je connais un peu, a permis de faire travailler ensemble des personnes pas si proches que cela et à dépasser des clivages, justement, avant que la députée de droite Genevard ne démissionne pour des raisons probablement politiciennes, quoiqu’elle dise actuellement

Oui, plus que jamais le domaine éducatif est un bien un champ dans lequel s’affrontent certes des conceptions différentes de l’école, de l’éducation, de la société, mais un champ miné par des brouillages et en même temps par des jugements qui ne prennent pas en compte le réel, mais des idées toutes faites, avec l’ombre du passé qui pèse si lourd, passé de la nostalgie et du regret des âges d’or rêvés et magnifiés, alors même comme le dit Kundera (dans un autre contexte, il est vrai) : « À quoi bon se contenter de ranimer un passé perdu ? Qui regarde en arrière finira comme la femme de Loth. » (La plaisanterie)

Commentaires (5)

  1. Pingback: Abécédaire de l’ère Blanquer (1) | Enseigner au XXI siècle

  2. Jean-Michel Zakhartchouk (Auteur de l'article)

    je répondrai à ce commentaire sous forme d’un billet prochainement, qui pourra s’appeler « doxa pédagogique? ». D’ici quelques jours…

  3. Alain Beitone

    Pas si simple, mais après lecture du texte de JMZ, il y a bien deux camps. D’un côté le FN, la droite, Brighelli, le SNES, SUD et la CGT. De l’autre les Cahiers pédagogiques, le SGEN, l’UNSA et la ministre de l’Education nationale.
    Les premiers sont des ennemis de la démocratisation, les seconds se veulent au service du bonheur des élèves et de la démocratie. Quiconque critique la réforme des collège, conteste les discours qui remettent en cause les disciplines scolaire, défend une pédagogie visible est, sans autre forme de procès, classé dans le camp de la réaction.
    Cette présentation est intellectuellement malhonnête. Il y a un courant important de chercheurs qui sont attachés à la démocratisation scolaire et qui contestent la doxa pédagogique (Terrail, Bautier, Rochex, Deauvieau, Bonnery, Ben Ayed, Mangez, etc.). Le livre récent de S. Garcia et A.-C. Oller montre que l’on peut dénoncer le pseudo-débat entre « pédagogues » et « républicains », se réclamer de Bourdieu et de la « pédagogie rationnelle » et défendre un apprentissage de la lecture fondé sur une démarche explicite et des exercices systématiques et répétés. Les deux auteures se réfèrent d’ailleurs à Bernstein.
    Mais surtout, la présentation des deux camps adoptée par JMZ est politiquement suicidaire. En divisant les partisans de la démocratisation sur la base de l’adhésion ou non à la doxa pédagogique, en renvoyant le SNES, SUD et la CGT dans le camp de la réaction, elle conduit à renforce l’influence des adversaires de la démocratisation. Drapés dans leur bonne conscience pédagogique et progressiste, les défenseurs de la doxa vont perdre, cela confortera leur posture doloriste, mais cela sera un mauvais coup pour toutes celles et tous ceux qui ont besoin de l’école parce qu’ils et elles ne trouveront nulle part ailleurs la connaissance sans laquelle il n’y a pas d’émancipation authentique.

  4. mas

    bjr
    en effet il n’existe pas 2 camps mais 4….

    il existe deux débats principaux sur la question éducative :
    le premier concerne la question de l’autorité au sens large, autorité des maîtres , des savoirs et de l’institution . Il oppose le modèle de l’élitisme républicain contre celui de l’épanouissement pédagogique.
    – mais il existe aussi un second débat plus politique qui oppose une tradition libérale et une tradition marxiste ou socialiste, et qui renvoie elle plutôt aux questions de justice sociale.
    je travaille sur cette « grille » que je crois pertinente pour repérer et faire correspondre les positions pédagogiques et politiques…je vais essayer de mettre bientôt en ligne une contribution sur ce point.
    cordialement jymas

  5. Vincent Mespoulet

    Je viens de lire le billet de Jean-michel Zakhartchouk qui est une très bonne introduction au confusionnisme et brouillages actuels dans les discours sur l’école. Je lui adresse ces quelques remarques (bienveillantes)
    1. Le problème d’accoler des étiquettes politiques comme « extrême-gauche » à un syndicat. Même s’il y a effectivement beaucoup de gauchistes dans Sud Educ, « les gauchistes » est elle-même une étiquette très embrouillée: il y a de très fortes différences entre un trotskiste et un anarcho-syndicaliste par exemple. On peut aussi rencontrer des « gauchistes » dans tous les syndicats d’enseignement. Et il existe L’Emancipation comme tendance intersyndicale (la vraie, hein, pas Ecole Emancipée qui a usurpé le label…) D’autre part, d’un point de vue technique, il est erroné de déclarer que Sud Education défend forcément le latin: d’abord c’est loin d’être un cheval de bataille et Sud Education Solidaires est organisé en fédération de syndicats départementaux autonomes et souverains. Dois-je aussi te rappeler que les fondateurs de Solidaires sont issus d’un syndicat dit réformiste, la CFDT, parce qu’ils n’en suivait plus justement la ligne syndicale ?
    2. Je trouve dommage d’assimiler la position radicale sur l’éducation à une nostalgie pour un passé révolu. Cela me semble même tout le contraire. Car les partisans des pédagogies libertaires dont je fais partie regrette d’abord et avant tout que leurs idées sur l’éducation n’aient jamais été prises en compte ou simplement à la marge par l’institution scolaire. Et ce depuis les débuts de l’anarcho-syndicalisme qui a une belle histoire et un avenir assuré.
    3. Bien vue la pique à l’égard de Julliard: comment certains « gauchistes 68 » sont devenus réacs est une des grandes questions que je me pose. Mon hypothèse: ce sont des gens dont le logiciel est le suivant: une logique de contestation du pouvoir pour se faire une petite place dans les coulisses du pouvoir ou de l’opinion. C’est une technique trotskiste éprouvée. C’est comme ça que les anciens gauchistes comme Cambadélis ont pris le pouvoir au PS par exemple. Une fois la conquête réalisée, on oublie d’où l’on vient. C’est cette logique qui est à l’oeuvre à mon avis par exemple dans le groupe Aggiornamento puisque tu parlais d’histoire et que dans l’entretien que tu cites, Patrick Boucheron et Olivier Loubes (qui est un ancien Toulousain du Mirail, on a passé les concours à la même session et effectué notre CPR ensemble et il était déjà très costaud) ont dit des choses essentielles.

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