L’ouvrage de Michael J. Sandell « Justice » vient d’être traduit en français et publié par Albin Michel. On ne peut que saluer le talent de ce philosophe américain de l’université de Harvard, dont la renommée s’étend à la planète, qui parvient à nous présenter des théories majeures de la philosophie politique et morale , de Aristote à Rawls en passant par Kant, à partir d’anecdotes, de dilemmes et d’études de cas parfois savoureux ou inattendus. Cela va de la possibilité ou non pour un champion de golf handicapé à bénéficier d’un fauteuil roulant pendant la compétition aux cas de conscience de celui qui a reconnu son frère comme étant le tueur recherché par la police, en passant par des cas plus connus comme celui du tramway fou. On se régale à lire ce livre où l’on n’apprend au fond que dans les dernières pages ce que prône l’auteur, lequel examine avec beaucoup d’objectivité et d’honnêteté les différentes théories de la justice et les défend avec rigueur avant d’en montrer les limites ou de présenter des objections.
Dans ce livre, on n’aborde que de manière incidente les questions d’éducation et de système scolaire. Mais elles peuvent tout à fait être introduites dans la réflexion et je profite de l’occasion pour réfléchir (à nouveau) sur cette fameuse école « plus juste » à laquelle avec tant d’autres pédagogues j’aspire. Que veut dire davantage de justice à l’école ?
- Pour certains, une école (plus) juste serait celle qui permet le libre jeu de la compétition, meilleure façon d’en assurer son efficacité. Et aujourd’hui, les plus libéraux vont rejeter toute discrimination positive, injuste pour ceux qui réussissent et qu’on défavorise (Sandell cite ce genre de débats aux Etats-Unis qui ont parfois poussé loin l’affirmative action). Le libre jeu du marché scolaire permettra à tous de tirer profit de l’école, selon au fond la théorie du « ruissellement » que j’ai déjà évoquée dans un billet ancien. Certains sont certes « moins doués », moins « vaillants », mais grâce à des solutions adaptées (apprentissage à un âge précoce, classes spéciales), ils trouveront une place réaliste au lieu de devenir des aigris et des déçus de la compétition. L’école n’a pas à compenser les inégalités (et d’ailleurs, c’est une illusion de penser qu’elle le peut) et il ne faut pas brider l’excellence, sans quoi tout le monde est perdant. Même si en France, on n’a guère de « libertariens » purs et durs à la manière de
certains politiciens américains, les tendances actuelles de la droite vont bien dans ce sens. Même si cette droite-là n’est guère conséquente quand elle prône en même temps un extrême conservatisme pédagogique et un autoritarisme forcené. Les Némo, Brighelli, SOS éducation prétendent au fond que l’école de leurs rêves, super élitiste est aussi celle qui finalement est la plus favorable aux élèves les plus faibles, d’autant que ceux qui « veulent s’en sortir » doivent pouvoir le faire, comme soi-disant ils pouvaient le faire « autrefois ». Tant pis si toutes les études sociologiques et historiques démontrent le contraire (voir Pierre Merle, Agnès Van Zanten, etc)
Sandell évoque une autre conception de la justice : celle de John Rawls. Celui-ci combat notamment l’idée que ceux qui auraient des « talents naturels » devraient bénéficier d’avantages excessifs du fait d’un supposé « mérite », d’autant que ces talents sont plus ou moins cultivés selon le milieu social et l’environnement de ces individus. Ce qui nous semble d’une évidente banalité doit pourtant être réaffirmé aujourd’hui où on entend si souvent exalté un soi-disant « mérite » : notre société serait un ennemi de ce mérite en empêchant par exemple les établissements d’excellence, les filières d’élite, les regroupements « d’élèves qui en veulent », etc. Ce qui est d’une part totalement déconnecté de la réalité, bien plus élitiste dans les faits que ces bonnes gens veulent le dire, et ce qui d’autre part laisse de côté tout ce que ces élites doivent à l’accumulation de bienfaits qui se sont répandus sur eux grâce à l’action collective (les routes entretenues qui leur permettent de voyager et d’apprendre lors de leurs voyages, les progrès de la médecine dont ils bénéficient bien plus que la moyenne de la population, le développement des nouvelles technologies, etc.). Voir à ce sujet un excellent petit livre, la Juste part, qui le montre bien avec un exemple savoureux comme point de départ. Rawls le dit avec force : « Personne ne mérite ses capacités naturelles supérieures ni un point de départ plus favorable dans la société. Mais il ne s’ensuit pas qu’il faille éliminer ces distinctions. Il existe une autre manière de les appréhender. La structure de base de la société peut être aménagée de sorte que ces éléments contingents agissent pour le bien des moins fortunés. » On sait que pour le philosophe américain, ce qui importe avant tout, c’est que les avantages tirés par les uns n’empêchent pas les moins avantagés de pouvoir vivre décemment et d’obtenir une réussite suffisante de leur vie. Je résume bien sûr de manière réductrice, mais il s’agit-là d’un principe « réformiste » intéressant, qui peut donner de bons critères d’appréciation d’une politique éducative. Lorsqu’on développe des classes d’excellence dans un établissement, voyons lucidement si ça ne lèse pas les plus défavorisés qui du coup seront regroupés dans des classes plus faibles, peu motivantes et pourront ressentir une humiliation peu favorable à la réussite. C’est un phénomène qu’on observe dès lors qu’on rétablit les classes de niveau. Autre chose pourrait être un regroupement ponctuel d’élèves autour d’une option, mais se pose alors la question de la répartition des moyens. Ne peut-on pas réduire un peu l’horaire d’une langue ancienne (oh, je vais m’attirer des ennuis) pour favoriser des dédoublements en sciences qui seront utiles pour des élèves ayant besoin de manipuler pour apprendre ou en accompagnement personnalisé pour permettre un meilleur suivi par le professeur. Il s’agit dans bien des cas non pas de donner plus à ceux qui ont moins, mais de donner au moins autant à ceux qui ont moins.
Cependant, Sandell n’épouse pas la conception rawslienne de la justice, malgré son intéressant apport, qui tranche par rapport au pur utilitarisme, par rapport à la conception libertarienne, mais aussi par rapport à une vision kantienne très abstraite, qu’on retrouve chez des « républicains » auto-proclamés comme tels. Une théorie comme celle de Rawls , centrée sur l’individu, même s’il n’est pas isolé du reste de la société, exclut cette très ancienne conception de « recherche de la vie bonne » qu’on trouve chez Aristote : « lui ne croit pas que les principes de justice puissent ou doivent être neutres au regard de la vie bonne. Bien au contraire, il affirme que l’un des buts que poursuit une constitution juste est de former de bons citoyens et de cultiver de bons caractères. Il ne pense pas qu’il soit possible de délibérer sur la justice sans prendre en considération la signification des biens-charges, honneurs, droites et opportunités- que la société alloue. » Partant d’exemples tels que les débats sur le mariage homosexuel, Sandell veut convaincre qu’on ne peut pas s’en tenir à une neutralité et exclure toute considération morale dans ces domaines. Si par exemple, la seule justification d’une légalisation du mariage homosexuel est le libre choix des individus « du moment que ça ne fait du tort à personne » et que c’est assumé par les deux parties, pourquoi ne pas autoriser alors la polygamie par exemple ? Il faut au contraire, selon Sandell, aller chercher des arguments dans une conception du mariage comme reposant sur l’amour entre deux individus, etc . On ne peut évacuer les aspects moraux et culturels. Sans doute d’ailleurs la question du voile à l’école évoquée dans mon précédent billet est à considérer de ce point de vue-là.
On sait que certains, même si c’est d’ailleurs de manière souvent inconséquente et hypocrite, prétendent que l’école n’a pas à s’occuper d’éducation, mais seulement d’instruction (neutre), que les textes sur l’éducation morale et civique n’ont pas lieu d’être car ils imposeraient une idéologie étatique et édicteraient le Bien. Ils n’ont qu’ironie vis-à-vis des « parcours citoyen », EPI autour de la citoyenneté, débats philosophiques à l’école primaire, etc. A vrai dire, les mêmes peuvent exalter le « roman national » historique et présenter de façon archaïque les grands textes littéraires comme des modèles moraux… Et peuvent répéter dans un texte court 15 fois le mot « autorité » et jamais le mot « culture » (voir mon billet sur le document d’orientation des Républicains).
Sur le fond, l’école a-t-elle à se préoccuper de citoyenneté, de morale civique, de partage de valeurs ? Je suis pleinement en accord avec Sandell finalement pour répondre positivement, même si la dérive de l’idéologie officielle et de l’imposition nous guette constamment. On ne peut y échapper d’ailleurs que si, en même temps que l’on cherche à « transmettre des valeurs », on invite au débat, à la discussion, à des moments d’expression libre (jusqu’à un certain point ?), que si en même temps on met en avant des avis différents et que si on s’oppose au Charybde du dogmatisme tout en évitant le schylla du relativisme. Mais oui, l’école démocratique fait des choix, édicte que l’égalité filles-garçons est à rechercher, que le racisme est condamnable, qu’un régime issu d’élections libres, avec une presse libre est préférable à une dictature, que la coopération est une valeur forte, dès lors qu’elle ne prend pas toute la place, celle de l’individu pensant par lui-même et sachant résister à la loi du groupe étant une conquète des Lumières à sauvegarder. Nous avons à assumer cela tranquillement, jamais honteusement.
Et après tout, la devise républicaine « liberté, égalité, fraternité » reste un bon point d’appui, si on ne met pas en avant de manière excessive un des volets de ce triptyque. Respecter la liberté de chacun, oui, certainement et sans doute faut-il étendre ce principe (plus de libertés de choix pour l’orientation ? plus de droits pour les élèves, ce qui signifie d’ailleurs aussi plus de responsabilités ? plus d’autonomie pour des équipes enseignantes ?). Oui, mais cela doit s’accorder avec la recherche de l’égalité (qu’est-ce qui doit être commun ? quelle part incontournable de programmes ? quel contrôle permettant d’assurer l’égalité entre les élèves ? quelle justice distributive pour que des établissements ne profitent pas d’une position avantageuse pour laquelle ils n’ont aucun « mérite » ?). Sans oublier la fraternité, qui s’exprime dans des projets communs, dans la coopération évoquée plus haut, dans un esprit d’établissement qui donnerait plus de sens à l’expression « communauté éducative ».
Sandell cite un beau discours du regretté Robert Kennedy, où il critique le culte du « produit intérieur brut » en déclarant notamment : « Il ne mesure ni l’esprit ni le courage dont nous savons faire preuve, ni notre sagesse ou nos connaissances, pas davantage ntore compassion ou notre dévouement au pays. Bref, il mesure tout, excepté ce qui donne à la vie sa valeur. »
On pourrait dire la même chose de l’accumulation de connaissances et de savoir, de l’instruction pour elle-même, de l’efficacité scolaire mesurée seulement en termes d’excellence académique, sans souci des moyens pour y parvenir. Plus que jamais, les missions de l’école doivent être amples et ambitieuses, d’où l’importance d’accoupler les deux expressions : « juste et efficace ». Certes, efficace, mais aussi juste…Dans l’intérêt de tous.