Les tensions de la société française, si rudes, laissent de moins en moins de place à la nuance, à la prise en compte de multiples points de vue, au fameux « ce qui est terrible, c’est que chacun a ses raisons » de Jean Renoir dans La règle du jeu. D’ailleurs, lorsqu’on essaie de « se mettre à la place de l’autre », ou d’admettre que telle affirmation à laquelle on adhère peut cependant être critiquée, a ses faiblesses, ne doit pas être absolutisée, on semble donner des armes aux « adversaires » qui y voient un repentir, une reconnaissance d’erreur et non un doute légitime qui caractérise d’ailleurs toute pensée un tant soit peu scientifique et rationnelle. Par exemple, si on admet que la réforme du collège est loin d’être parfaite, que dans un certain nombre de cas, la formation organisée dans les académies est loin d’être satisfaisante, ou si, sur un autre point, on met un bémol à l’éloge qu’on peut faire de systèmes éducatifs performants comme le Canada ou la Finlande, certains ricanent : « même les pédagogistes (sic) sont envahis par le doute et n’y croient plus » ou « reconnaissent que… » Il est terrible de constater que des collègues ont peur de s’exposer en vantant les mérites de certains aspects de la réforme ou tout simplement en témoignant de projets préfigurant par exemple les EPI et renoncent parce qu’ils craignent d’être invectivés sur les réseaux sociaux ou dans certaines salles des profs (je n’ai pas inventé les qualificatifs de « collabos » ou « kollabos » ou encore de « talibans » , etc.) Je pense à des cas très précis, qui sont un peu effrayants car on est là dans une chape de plomb qui empêche d’avoir des rapports normaux, de débats sans insultes et de discussions sans injures.
Du coup, aussi, on hésite un peu à être trop nuancé, ce qui pourrait vouloir dire « naïf », comme si on était seul à vouloir désarmer dans un monde surarmé. Il s’agit en fait de mettre le curseur au bon endroit entre une excessive prise en compte des autres points de vue interprétée comme une faiblesse et un durcissement dogmatique qui nous fait dévier de ce qui fait aussi notre force. Les pédagogues ne sont pas à l’abri de la seconde tentation, lorsqu’ils affirment qu’au fond, ils savent ce qu’il faut faire, que la pédagogie coopérative est miraculeuse, l’abolition des notes forcément profitable à tous et le travail par situations-problèmes la seule vraie façon d’apprendre. Cela ne veut pas dire pour autant que l’on va admettre que toutes les pratiques se valent, qu’on ne sait pas grand-chose sur les bienfaits d’une évaluation positive ou du travail en équipe. Le bon curseur, vous dis-je !
Pourtant, plus que jamais, il faudrait admettre que la complexité est de mise, que moins que jamais les « yaka/fokons » sont inopérants. Et sans doute former à celle-ci très tôt, certes en tenant compte de l’âge des enfants, mais en envisageant surtout un vaste combat sur le long terme en faveur des Lumières et de la compréhension d’un monde en mutation.
S’opposer à la paresse de passé, au fast thinking, aux idées simples et de bon sens, telle me parait être une mission essentielle de l’enseignement, sachant que le combat est rude et très inégal avec ceux qui poussent en sens inverse. Mais au moins n’en rajoutons pas dans le simplisme, ne contribuons pas à valoriser la pensée binaire, le dogmatisme, les idées reçues…
Je voudrais donc indiquer quelques points sur lesquels il faut être vigilant et aider les élèves et étudiants à « résister » comme le dit Olivier Houdé. En formulant quelques affirmations qui sont autant de jalons d’un programme permanent pour un penser juste, y compris bien sûr contre nous-mêmes bien souvent.
+ Quand divers intérêts sont en jeu autour d’une question, selon les cas, il y a parfois un choix clair à opérer, mais très souvent aussi des compromis à trouver. Former à la culture de la négociation, des concessions de chacun, est aujourd’hui de grande importance. Dans un article sur les EPI, des enseignants des Deux-Sèvres montrent aux élèves que, dans la construction de la ligne LGV qui est au cœur de leur projet interdisciplinaire, les bonnes solutions ne sont jamais à 100% puisqu’il s’agit par exemple de concilier intérêts économiques et intérêts écologiques. Il serait intéressant d’étudier en classe des exemples de compromis, pas forcément glorieux, parfois « médiocres », mais qui sauvent la paix (la Nouvelle-Calédonie avec Rocard étant un modèle du genre, mais on peut aussi étudier le Congrès de Vienne de 1815 qui n’humilie pas la France…) en opposant d’autres qui n’étaient pas suffisamment équilibrés ou solides (bien sûr Munich 1938). L’idée est ici que la vie politique ou économico-sociale passe forcément par des moments où l’on fait des concessions, une option anti-radicale donc. Mais pour autant, il est aussi des cas où il ne faut pas faire des compromis (Churchill refusant la paix avec l’Allemagne, qu’un référendum en Angleterre aurait d’ailleurs plébisicité en 1940). Et la difficulté est de résister aussi à la vision après coup, il est tellement facile quand on connait la suite de juger. Si la France avait envoyé des troupes pour empêcher le réarmement de la rive gauche du Rhin en 1936, peut-être Hitler aurait-il été destitué, on aurait évité la future guerre, mais on n’en aurait rien su, puisque cette guerre n’aurait pas eu lieu (et certains auraient pu critiquer l’aventurisme de la France, son hostilité à l’Allemagne, etc.)
Il faut être rigoureux dans les critères qui font choisir telle option plutôt que tel autre. Si on est contre la peine de mort, il faut savoir si c’est au nom des valeurs ou au nom de l’efficacité de la mesure. Même si dans la pratique, on utilise plusieurs types d’arguments, le pragmatisme se heurtant à la rigueur en l’occurrence ! En tout cas, il faut distinguer les niveaux d’argumentation. Critique-t-on les notes parce qu’elles découragent les élèves les plus fragiles et les démotivent, ou parce qu’elles ne permettent pas de vraies informations sur la valeur d’un travail et sont peu efficaces ? les deux sans doute, mais il s’agit de deux domaines différents qu’il faut au moins distinguer. Concernant la réforme du collège et l’interdisciplinarité par exemple, ou bien on considère celle-ci comme mauvaise en soi, ou pas. Mais lorsqu’on dit que ça ne peut pas marcher parce que les moyens sont insuffisants, implicitement, cela signifie quand même qu’elle peut avoir des vertus, sinon, il ne faudrait pas demander de moyens pour qu’elle soit mise en œuvre. Ce n’est pas la même chose de reprocher à un dispositif d’être inutile, d’être utopique ou d’être dangereux. Il est vrai que les mêmes peuvent dire qu’une réforme nous entraine sur une pente fatale, et qu’en même temps, elle ne fait que reproduire ce qui existe déjà.
Il est essentiel de distinguer les cas particuliers et le général. Un exemple n’est pas une preuve. Nous sommes toujours tentés de prendre les cas qui nous arrangent : le bon sondage, la bonne statistique qui confirme nos vues, le cas qualifié d’exemplaire qui prouve que… Or, on sait bien là encore que le particulier ne peut prouver le général. Il peut tout au plus contrecarrer une généralisation abusive, une affirmation absolue. Non, il n’est pas impossible à un enfant d’ouvrier pauvre d’accéder aux plus hautes fonctions, il est des cas qui le montrent. En revanche, c’est très, très improbable. Oui, il existe des projets pédagogiques farfelus, des exercices ridicules, mais cela ne va pas invalider tout un dispositif, toute une conception de l’apprentissage, comme l’affirment des journalistes peu scrupuleux (honte au manque de rigueur de deux médias pourtant hautement respectables comme France Culture et Télérama quand ils se servent d’exemples douteux ou mal contextualisés pour démolir par exemple les EPI). Une narration d’un cas vécu, un story telling, a ses mérites, mais malheureusement, elle vient trop souvent se substituer à l’analyse rigoureuse. Cela vaut aussi bien pour « les belles histoires de l’oncle Paul pédagogiques » que pour les « cauchemars du prof de banlieue humilié et offensé et obligé de démissionner ». L’authenticité du témoignage contre la froideur des chiffres ? eh bien non, il faut bien faire appel aux sciences sociales, aux recherches, aux enquêtes précises et non au feeling. Ne confondons pas la vertu illustrative d’un cas vécu avec une prétendue vertu explicative !
Attention au piège de la métaphore !
Pour se faire comprendre, rien de tel qu’une comparaison ! Oui, bien entendu, à condition, et cela prolonge le point précédent, qu’on ne confonde pas cet outil pédagogique avec une quelconque explication. D’autant que dans la comparaison, seul un angle particulier nous intéresse. Dans ‘il s’est battu comme un lion », c’est le courage attribué à l’animal qui est considéré, pas sa crinière ou sa couleur de peau. Le pire est sans doute de commencer à filer la métaphore et de la transformer en un vrai raisonnement. Dans une situation très difficile, se référer à la plongée (« toucher le fond pour rebondir ») ne peut tenir lieu de ligne de conduite (qui pourrait être alors de jouer la politique du pire par exemple). On connait ces professeurs de français qui justifient une lourde nomenclature grammaticale en évoquant le travail du mécanicien qui doit bien connaitre le nom des pièces de la voiture (outre le fait que ce soit discutable, on comprend bien que le fonctionnement si complexe du langage humain n’a rien à voir avec celui d’un moteur de voiture). Il est d’ailleurs important, lorsqu’on est pédagogue, d’avoir toujours des doutes sur la pertinence de telle ou telle métaphore ou sur son efficacité. Une bonne manière est d’en utiliser plusieurs très différentes, il y a ainsi plus de chances que l’une d’elles « fasse mouche ».
Ce n’est pas parce que…, que…
Ce n’est pas parce qu’une information est diffusée par un site sponsorisé par un laboratoire pharmaceutique qu’elle est fausse ou biaisée. Ce n’est pas parce qu’une expérience pédagogique est décrite sur un site officiel qu’elle est tendancieuse. Tout au plus peut-on établir une échelle de fiabilité, travail à faire absolument dans les classes, en distinguant des degrés de confiance envers telle ou telle source d’information.
Ce n’est pas parce qu’on doit combattre les théories du complot que les vrais complots n’existent pas. Mais ce n’est pas parce qu’une vérité officielle est un peu trafiquée qu’elle est globalement fausse et justifie la théorie du complot (oui, il y avait des erreurs dans le rapport Warren, des insuffisances, etc., pour autant les théories du complot sur la mort de Kennedy paraissent aujourd’hui peu crédibles, et si on veut un exemple plus probant, prenons évidemment le 11 septembre ou Charlie). Mais dans l’Histoire, il y a eu des complots, des machinations, et d’ailleurs pas forcément négatives (le complot contre Hitler, etc.)
Ce n’est pas parce qu’il faut se méfier de l’abus d’exemples historiques souvent falsifiés que tout recours aux « leçons de l’Histoire » ne sont pas valides. Comparer les casseurs d’aujourd’hui dans certaines manifestations au peuple de Paris s’emparant de la Bastille est au mieux abusif, au pire témoigne d’une grande inculture historique (les Parisiens voulaient se défendre en prenant des armes et non agresser à priori les défenseurs de la célèbre prison). Mais on peut, avec prudence, se référer à maint exemples historiques pour par exemple constater que des positions radicales peuvent conduire à un effet contraire de celui recherché, telle la grève de mineurs anglais débouchant sur le thatcherisme. Mais prudence, car il n’y a là aucune preuve, aucun effet mécanique du « bis repetita » ; on se sert bien abusivement de la citation de Marx selon laquelle l’histoire se reproduit souvent en farce (autre méfiance : celle que l’on doit avoir devant l’argument d’autorité d’une citation, en plus déformée comme le célèbre « je ne suis pas d’accord, mais je me battrai pour que vous puissiez le dire », que Voltaire n’a jamais proféré de cette façon !)
Enfin, les comparaisons historiques sont un exemple de la nécessité d’établir clairement les faits, de se nourrir de connaissances fines (qui ose dire que développer une compétence, comme celle de créer des liens entre deux phénomènes, est antinomique de maitriser de nombreuses connaissances, qui fait croire que les défenseurs de compétences nient l’importance des ressources en termes de savoirs ?) et ceci avant de s’embarquer dans des développements qui peuvent s’avérer douteux. Toujours la dent d’or de Fontenelle. Prenons un exemple récent : la comparaison qui est faite parfois entre les engagés volontaires des Brigades internationales et les jeunes partant en Syrie. Je la trouve assez honteuse et insultante pour les anciens de la guerre d’Espagne, mais surtout cela ne repose sur rien, dès lors qu’on lit des études montrant que ces engagés n’étaient en général pas des tout jeunes (pas de mineurs) et avaient déjà un engagement politique. Rien à voir avec le profil de jeunes radicalisés actuels.
Je n’ai donné là que quelques exemples d’un « vaste programme » visant à répondre aux défis démultipliés par internet et les réseaux sociaux, défi de formation pour les enseignants qui, eux-mêmes doivent résister à la pensée facile, notamment celle qui sous couvert d’universalisme et de référence à la Raison, cache des intérêts purement corporatistes (parfois respectables, mais à ramener à leur juste mesure). Et comment ne pas repréciser qu’on s’inclut dedans, qu’on est sans cesse menacé par les erreurs de raisonnement, la tentation de la mauvaise foi et du confort de la pensée. Résistons donc ! Et vive la complexité !
Daniel Favre parle de société adolescente. P.Meirieu enfonce le clou en parlant de régression collective avant le stade de Piaget de 8 mois (la permanence de l’objet)…
http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2016/06/17062016Article636017462371070400.aspx
http://pedagopsy.eu/adolescence_favre.html