Résister aux « yakafokon » et autres idées simples…
Dans l’avant-dernier chapitre de Zadig, il y a cet épisode où un ermite d’apparence sage incendie la maison de son hôte et tue un jeune innocent, à la grande surprise de Zadig. Peu après, l’ermite lui déclare : « Apprenez que sous les ruines de cette maison où la Providence a mis le feu, le maître a trouvé un trésor immense : apprenez que ce jeune homme dont la Providence a tordu le cou aurait assassiné sa tante dans un an, et vous dans deux. » Zadig s’écrie alors : « Qui te l’a dit, barbare ?; et quand tu aurais lu cet événement dans ton livre des destinées, t’est-il permis de noyer un enfant qui ne t’a point fait de mal ? »
Dans Minority Report, un des meilleurs films de Spielberg, nous sommes dans une société où des brigades spéciales sont chargées de neutraliser des assassins virtuels, juste avant qu’ils commettent leur crime, et alors que ceux-ci n’ont encore « rien fait ».
Ces deux références me viennent à l’esprit à la lecture de nombreux commentaires concernant les attentats et les risques concernant la sécurité de notre pays.
J’y retrouve dans la protestation du héros voltairien comme dans l’orientation générale du film de science-fiction inspiré par Philip. K. DIck cet humanisme dont nous avons bien besoin qui refuse tout autant bien sûr les gestes fous de ceux qui prétendent n’être que des exécutants d’un Destin déjà tout tracé par un dieu froid et pervers que les raisonnements de ceux qui sont prêts à tous les manquements aux droits de l’Homme pour « protéger la société » et prévenir les crimes à venir. Et donc bien des liens avec la situation actuelle de la France aux lendemains de la tragédie niçoise.
Bien évidemment, nous sommes en plein dans la complexité . Plus que jamais sont dérisoires ceux qui prétendent avoir « la » solution : enfermement des fichés, fermeture des frontières ou rétablissement de la peine de mort (contre ceux qui sont indifférents à la mort !) ou d’un autre côté fin des bombardements qui seraient cause des attentats (alors que ceux-ci touchent des pays qui ne sont en rien impliqués dans les conflits du Proche-orient). Plus que jamais sont ridicules ces experts auto-proclamés qui sur les réseaux sociaux en savent plus que la police et l’armée sur ce qu’il faudrait faire pour arrêter un camion, pour démasquer des tentatives d’attentats, pour déradicaliser, etc. Plus que jamais sont pitoyables ces politiciens qui font assaut de démagogie pour dire qu’avec eux, ça ne se passerait pas comme ça, au risque, s’ils sont au pouvoir, de décevoir. Tous passent sous silence, en plus, les attentats qui ont été évités, mais par définition, c’est toujours plus difficile à prendre en considération. Après tout, si un accord de compromis boiteux avait été trouvé en 1914 après Sarajevo, on n’aurait jamais su qu’ainsi étaient épargnés des millions de morts. Si vingt ans plus tard, le gouvernement français avait empêché le réarmement de la rive gauche du Rhin par Hitler (il en avait les moyens, semble-t-il), ce qui aurait probablement provoqué la chute du nazisme, on n’aurait pas su non plus qu’on aurait évité les millions de morts des camps, etc. On aurait d’ailleurs peut-être protesté contre l’aventurisme du gouvernement français (comme plus tard on aurait fustigé la fermeté possible en 1938 si elle avait été préférée aux concessions munichoises). Il est toujours intéressant d’évoquer l’histoire contre-factuelle en ce qu’elle fait réfléchir dans son ampleur sur le hasard et la nécessité, sur les lois de l’Histoire perverties par le « et si »…
Le plus lamentable est sans doute l’absence chez certains de toute réflexion sur le but ultime de Daesch : envenimer les relations entre « communautés », provoquer le rejet des musulmans et favoriser la venue au pouvoir d’extrêmistes de droite, pour enclencher des « chocs de civilisation » rêvés par eux. Absence de réflexion ou choix démagogique de passer outre et de se complaire dans les guéguerres contre le gouvernement. Je ne prétends guère faire œuvre d’originalité en tenant ces propos, mais comment ne pas avoir envie de rappeler ces évidences.
Comment aussi ne pas réitérer-et nous rejoignons alors l’objet de ce blog- l’affirmation de l’importance plus grande que jamais de l’éducation au sens large, qui dépasse ce qu’on appelle de façon réductrice « l’instruction ». Education à l’esprit critique bien compris qui s’oppose à la critique cynique érigée en système (1), éducation à défendre des valeurs fortes, dont la fraternité, si malmenée, éducation à la complexité des situations qui implique notamment de savoir distinguer les deux sens du mot « comprendre » entre compréhensif et compréhensible… Mais là il s’agit quand même du long terme, et il n’y a pas alternative entre répression, prévention et surveillance par exemple, et éducation. C’est là que je me sépare de ceux qui tiendraient un discours un peu irénique sur la solution ne peut être que dans l’éducation et la culture.
Il n’y a pas « une » solution, de même qu’il n’y a pas deux camps, par exemple les bellicistes et les pacifistes, ou les autoritaristes et les démocrates, mais de multiples lignes de clivage. Ce qu’on pourrait demander en revanche, ce serait un peu d’humilité, un peu de modestie, notamment de la part de ceux qui se sont si souvent trompés dans le passé (un Bruckner qui donne des leçons aux gouvernants, alors qu’il a soutenu le « péché originel » de la guerre de Bush Junior en Irak, un Debray qui a soutenu en leur temps une guerilla aventuriste en Bolivie et bien plus tard les agissements serbes au Kossovo, sans parler de ceux qui à l’inverse ont nié la présence d’inquiétants djihadistes dans l’opposition syrienne à ses débuts dans la juste rébellion anti-Assad ou surestimé le caractère modéré et carrément proche de la démocratie chrétienne de l’AKP turque, comme Olivier Roy, analyste estimable par ailleurs). Il est toujours confortable de ne pas être celui qui prend les décisions. Certes, il faut des experts pour donner leur avis, certes, les citoyens ont le droit de donner le leur, mais on peut rêver d’une éducation qui encourage la prudence dans les jugements et la nécessité de s’abstenir d’en donner quand on a trop peu d’éléments pour le faire .. Que ce soit sur les moyens de mener une lutte efficace contre les sites incitant au terrorisme, que ce soit dans d’autres domaines, et si on reste à celui de l’enseignement : sur la réforme du collège, sur les modifications orthographiques ou sur la place de l’enseignement de l’arabe…Plus que jamais opposons à la démagogie populiste, où « le peuple a toujours raison contre les élites » , où « les vrais experts c’est vous » , où « le terrain ne ment pas », la démocratie qui repose sur l’éclairage public, la diffusion d’une information plurielle et l’échange d’arguments rationnels. On en est hélas loin en ces temps difficiles !
(1)Former au respect de l’expertise, sans la confondre avec l’argument d’autorité. L’expertise repose sur des enquêtes de terrain, sur des connaissances approfondies, même si cela ne garantit pas la « vérité » d’où l’importance de la pluralité des points de vue. Par exemple, sur les questions de terrorisme et de radicalisme, il faut lire tout autant Gilles Kepel, Farhad Khosrokhavar que David Thomson ou Gérald Bronner, qui ne disent pas la même chose, mais nous aident à y voir plus clair.