Enseigner au XXI siècle

S’accorder sur les désaccords

Je viens de participer à un atelier de nos rencontres du CRAP-Cahiers pédagogiques à Lorient, celui animé remarquablement par Michèle Amiel et Gwenael Le Guevel, sur « autonomie et pouvoir d’agir ». On y a échangé sur les moyens de partager davantage le pouvoir d’agir entre les divers acteurs de l’éducation et de rechercher de nouvelles formes d’exercice du pouvoir dans les établissements scolaires, en cherchant à concilier les contraintes institutionnelles, la nécessité de répartir davantage les rôles et responsabilités et celle d’être efficace et en ne pas succomber pour autant dans un consensus mou qui favorise l’inaction. Et l’animateur de rappeler le proverbe arabe : quand on veut agir, on trouve toujours des moyens ; quand on ne veut rien faire, on trouve des excuses. On a également évoqué la tension permanente qui existe entre les risques d’une dictature de la majorité qui oublie « ceux qui pensent autrement » et ceux d’une sorte de pouvoir négatif de la minorité, tel ce « grain de sable » brandi par certains pour s’opposer à la réforme du collège (où les questions de majorité et minorité sont bien complexes). Ou encore lplantu cours magistrales tensions entre le court terme et le long terme, entre les intérêts divergents des acteurs, ou la question du qui décide entre l’instance nationale et l’instance locale, entre les acteurs directement concernés et les représentants de l’Etat qui en principe émanent du peuple (mais on sait qu’une grave crise de légitimité traverse aujourd’hui la société française).
Je voudrais simplement ici évoquer un point précis sur lequel nous avons travaillé et qui me parait essentiel et mérite d’être creusé : celui des accords et désaccords. Se mettre d’accord sur ce sur quoi on est vraiment en désaccord, comprendre les raisons des désaccords et, pas forcément toujours, certes, reconnaitre une part de vérité dans ce que dit l’autre, tout cela est au cœur d’une démocratie authentique et d’un vrai débat d’idées. Voir notamment ce qu’en dit un des théoriciens de cette problématique, Patrick Viveret.

Je voudrais donner quelques exemples, mais aussi évoquer des cas où cette problématique atteint ses limites.

  1. La place des grandes œuvres culturelles à l’école

Contrairement à ce que pensent les anti-pédagogues, je ne suis pas du tout en désaccord avec eux sur l’importance de faire goûter aux élèves, à tous les élèves, les grandes œuvres, c’est même une ambition essentielle pour moi et toute ma carrière de prof de français a été en grande partie orientée vers cet objectif. Probablement suis-je d’ailleurs en désaccord avec certains amis qui partagent par ailleurs avec moi bien  des valeurs et bien des approches pédagogiques communes, sur la nécessité de ne pas succomber au « tout se vaut », de ne pas être relativiste. Le rap, même de qualité, ce n’est pas Rimbaud et ne pas travailler sur les fables de La Fontaine dès les plus petites classes est une faute. Je déplore l’envahissement de la chanson de variété dans les cours de musique et le recours démago à des films bas de gamme en fin d’année, etc. Je partage l’agacement d’une amie qui voyait dans son grandes oeuvrescollège ZEP des collègues renoncer à travailler sur Grimm ou Perrault trop « compliqués » du point de vue langue. Bref, je suis pour, à fond, le travail sur les grandes œuvres. Mais d’une part, il faut s’entendre sur ce que cela signifie (je me souviens Finkielkraut considérant avec mépris par exemple « l’Ecume des jours » et je m’irrite du peu de considération de certains pour la bonne littérature de jeunesse qu’ils ne connaissent visiblement pas…) et élargir le champ du concept de culture de haut niveau. Après tout, il y a cent ans, le jazz était quasiment de la « musique de sauvage » et la science-fiction de la sous-littérature ! Il faut dénoncer la confusion entre culture et culte béat d’une Culture parée de tous les mérites, entre référence et révérence, et ne jamais souscrire à des phrases du genre « le plus mauvais Maupassant, c’est toujours mieux qu’un bon livre jeunesse ou une bonne science-fiction », car ça c’est faux et je renvoie au roboratif de Jean-François Bayart Comment améliorer les œuvres ratées ?

Mais en revanche, mon désaccord porte surtout sur les moyens à mettre en œuvre. Sans « ruses pédagogiques, sans mise en place de passerelles qui établissent des liens avec les formes culturelles mainstream, sans surtout la construction de dispositifs pédagogiques où l’élève est actif (je reviens plus bas sur cette notion), on en reste à des intentions, à des grandes déclarations creuses qui séduisent les médias mais débouchent sur du vain et pas du tout sur une appropriation réelle.

Après tout, c’est ce que chantait jadis Jean Ferrat dans un autre contexte « je twisterai les mots, s’il fallait les twister ». Je suis un admirateur profond de Hugo, Van Gogh ou Mozart, mais je sais qu’il faut bien des stratégies, voire des stratagèmes pour faire tomber les préventions de ceux qui en sont bien éloignés. Nul ronsardcharisme du prof, nulle magie de la parole n’auront la moindre prise sur des élèves. D’ailleurs, je ne suis pas sûr que sur l’objectif de faire partager ma passion pour les grandes œuvres par « tous » soit vraiment l’objectif de certains. Comme disait Fumaroli, ça c’est bon pour ceux qui sont « doués »…Si on approfondit vraiment la question, peut-être l’accord dont je parlais au début n’est pas si réel que cela !

 

  1. Pédagogie active/pédagogie explicite

La caricature de la pédagogie dite constructiviste, c’est le bazar dans la classe, les élèves sans pilote qui croient tout réinventer et à qui on a renoncé de transmettre les savoirs, car ce serait à eux de le « construire », c’est la solution miracle du collage d’affiches ou du texte libre qui vont permettre d’apprendre sans effort, c’est le ludique érigé en système, etc.

Après tout, cette description peut partiellement avoir quelque fondement à voir certaines pratiques, mais affirmons bien que celles-ci n’ont rien à voir avec une pédagogie rigoureuse des situations-problèmes, de l’affrontement organisé avec la complexité. D’ailleurs, les mêmes qui critiquent le spontanéisme supposé des pratiques dites « pédagogistes » dénoncent en même temps leur technicisme ou leur technocratisme. il faudrait savoir.

Il n’y a pas désaccord sur la nécessité de transmettre des savoirs ou sur l’exigence de la rigueur. Mais peut-être sur les mots « transmettre » qui a pour synonyme « appropriation » pour moi  et non descente d’un savoir venu d’en haut telle la Grâce des croyants ou « rigueur » qui vise surtout une construction raisonnée de situations pédagogiques et non une apparence formelle qui cache finalement un vrai laisser-aller, ce qui faisait dire à Meirieu que les cours très directifs étaient au fond les plus laxistes, puisqu’ils n’empêchaient pas une partie des élèves d’être passifs en « attendant que ça passe »….
Est-on davantage en désaccord sur la notion de « pédagogie explicite » ? Ceux qui prétendent prôner celle-ci, à qui s’opposent-ils ? Moi aussi je suis pour l’explicitation, mais celle-ci n’est pas « l’explication » par le prof, surtout en préalable. Le désaccord me semble surtout être entre ceux qui comme moi sont partisans d’une grande diversité des pratiques et ceux qui défendent une vision unique, qu’elle soit magistrale ou par exemple inspirée d’une pure pédagogie par objectifs. Pour moi, pour beaucoup de pédagogues, il faut de temps en temps annoncer d’abord les objectifs, tantôt plonger les élèves dans des problèmes sans qu’ils motivation sans peinesachent où ils vont. Il faut tantôt travailler en groupes, tantôt organiser des séances magistrales, mais où les élèves ont des tâches à effectuer (d’écoute, d’observation, de notes). Etre toujours actif, mais actif intellectuellement, et non pas sous la forme d’agitation brouillonne. Le jeu, oui bien sûr, mais pas le jeu pour le jeu. En classe, si on joue  c’est pour apprendre, différence énorme avec le jeu dans d’autres contextes.
Le désaccord n’est pas entre ceux qui seraient pour l’exigence et ceux qui ne le seraient pas. Et au fond, je prétends être bien plus exigeant en variant par exemple les activités orthographiques, en imaginant des évaluations capitalisant des progrès, etc. qu’en multipliant les dictées, façon commode de ne pas trop travailler pour un enseignant soi-dit en passant !

 

  1. Troisième exemple (j’en donnerai d’autres à l’occasion dans d’autres billets) : l’autorité/la bienveillance

Peu d’enseignants contestent la notion d’autorité, mais celle-ci robbespeut être mise à toutes les sauces. Le désaccord peut porter sur :

  • la notion de « charisme » et d’autorité dite « naturelle », comme si l’autorité ne s’apprenait pas
  • la finalité de l’autorité : est-ce une « valeur » (de la République, ose dire le programme de Les Républicains) ou un moyen de mettre en place un climat apaisé qui permet à tous d’apprendre dans le respect réciproque?
  • l’articulation nécessaire entre l’autorité de l’enseignant et l’application de règles qui dépassent la personne de l’enseignant. L’enseignant ne doit pas être un « autocrate », mais un facilitateur, qui permet la construction de la citoyenneté. Il doit montrer l’importance de la Loi, qui n’a rien d’arbitraire et qui a été établie démocratiquement. Lui-même obéit à des lois et il faut aussi l’expliquer aux élèves. En aucune façon, ça ne délégitime son autorité. Il y a certes disymétrie entre professeur et élèves, mais celle-ci implique aussi par exemple qu’il y a à demander plus à l’adulte qu’à l’élève (par exemple ne pas être en retard au début de l’heure si on veut l’exiger, à juste titre, des élèves, à parler avec respect si on veut la même chose en retour, etc.)

Aujourd’hui se pose aussi la question de l’ « autorité du savoir ». elle n’est plus aussi claire qu’autrefois, à l’heure d’internet. Le désaccord avec certains ne porte pas sur la nécessité d’établir des critères de vérité et de preuve, mais encore une fois sur la façon de le faire. Dire « c’est ainsi et puis c’est tout, car je sais,moi qui suis le professeur », c’est reculer le problème. On aura vaincu et non convaincu. Le désaccord ne porte-t-il pas en fait sur l’ambition d’un apprentissage durable ou non de vraies connaissances qui vont au-delà du « contrôle » ponctuel, d’un développement sur le long terme de l’esprit critique chez tous les élèves. La contestation du prof , il faut savoir la gérer, l’encadrer et surtout trouver les éléments pertinents pour répondre sur la Shoah, la théorie de Darwin, la véracité de la Bible ou sur la nécessité d’étudier les religions. Sinon, on en reste à un confortable savoir aseptisé, avec des élèves faisant semblant d’acquiéser à la parole magistrale. Est-ce cela que l’on veut ?

Il n’est pas trop malaisé de discuter d’accords et désaccords avec des personnes de bonne foi, mais est-ce possible avec des démagogues qui savent bien au fond que leurs accusations ne tiennent pas la route, qui sont prêts à tout pour démolir le « camp d’en face ». Je cite une anecdote que m’a rapportée quelqu’un qui a participé à un débat à la télévision sur l’école. Elle a été attaquée par divers conservateurs. Après l’émission, un de ses contradicteurs, chroniqueur et écrivain assez connu, est venu la voir et lui a dit en substance : « au fond, je pense que vous avez raison, mais vous ne pouviez pas gagner dans ce débat, il n’y avait pas armes égales ».

L’idée de se mettre d’accord sur les points de désaccord est séduisante et féconde, mais elle a sans doute ses limites, dès lors qu’on est en face de quelqu’un que ça n’intéresse pas du tout.

 

Ps : sans vouloir trop parler de ce qui devrait être un non-sujet, le burkini, le désaccord porte sur l’interdiction « au nom de la laicité » ou de la « République », pas sur le caractère banal ou pas de cette tenue (je suis en désaccord avec ceux qui banalisent le voile, considéré comme  vêtement comme un autre mais en accord avec ceux qui sont contre ces incroyables arrêtés d’interdiction, même donc quand ils ne sont pas d’accord sur le point de la banalisation…Eh oui, ce n’est pas si simple !

Commentaires (3)

  1. Jean-Michel Zakhartchouk (Auteur de l'article)

    à Jacques
    je vous remercie pour la mesure de vos propos et les compliments que vous me faites. Malheureusement, je ne suis pas sûr que ceux qui s’en prennant aux « pédagogistes » (le « iste » est déjà un peu insultant) soient aussi mesurés que vous et reconnaissent qu’il y a un manichéisme à opposer réacs et pédagos. La sincérité et la bonne foi des Brighelli, Polony ou Onfray, j’en doute…Sur le terrain, oui, il y a des gens anti-réforme qui ont des pratiques très intéressantes, je n’en doute pas. Mais ceux qui accusent les réformateurs d’être quasi des djihadistes et des fabricants de terroristes, cela c’est inacceptable, on n’est plus dans le débat d’idées.
    Par ailleurs, j’ai déjà dit ici qu’il n’y avait pas un « camp pédagogue », car il y a énormément de diversité parmi ceux qui se réclament de l’éducation nouvelle. Je ne suis pas de ceux qui par exemple encensent les « situations-problèmes » comme panacée universelle, qui relativisent à l’excès la culture, qui dénient toute importance au cours magistral bien conçu et bien placé ou quin’accompagnent pas assez la bienveillance de la nécessaire exigence. Je suis très loin de « libres enfants de Summerhill » et par ailleurs, je me situe dans une optique réformiste très éloigné du radicalisme politique (le mot est peut-être à éviter aujourd’hui, car connoté) et il y a longtemps que je ne crois plus au « Grand Soir »
    Mais je suis fier d’être en contact avec des centaines d’enseignants qui, en dehors de querelles amplifiées par twitter, changent l’école au quotidien, et dont on parle si peu…

  2. Jacques

    Cher Jean-Michel,
    Je vous ai déjà écrit et je reprends la plume en cette rentrée scolaire pour vous donner un retour personnel global sur vos derniers billets postés.
    Depuis que je vous lis (bien avant que je ne me mette à commenter vos posts), j’étais la plupart du temps en profond désaccord avec votre pensée que je trouvais sectaire et à l’image de la caricature que l’on fait des pédagogistes, telle cette autocongratulation de « Lettre à la réforme » qui là pour le coup, oui, est pour moi totalement démagogique et à mille lieues de la réalité.
    Par contre vous lire est très intéressant. Au-delà de la littéralité de votre écriture, très agréable en résonance, j’apprécie votre part des choses, votre honnêteté intellectuelle qui ne se satisfait pas de peu et de vos références que d’aucuns de vos amis pédagogistes pourraient qualifier de « réacs » ! Car là est bien le faux noeud gordien du débat, ce désespérant manichéisme, bataille d’Hernani réactualisée, où le monde serait manichéen entre les conservatismes les plus étriqués et les progressistes les plus évolués. Chacun dans son camp, malgré toute son intelligence et sa pertinence – car les gens sont de même niveau intelligent dans les deux camps et s’enflamment avec sincérité pour que tout le monde arrive à la même finalité : une école de qualité qui donne à tout citoyen les outils de connaissances et les compétences pour être unique et en tout, et faire ainsi reculer tous les obscurantismes qui refleurissent à notre époque et dont les dommages collatéraux apparaissent chaque jour dans l’actualité, le dernier avatar – et non des moindres – étant le phénomène Daesh.
    La passion de la question fait que des deux côtés tout le monde s’emporte pour ce qui lui importe, et n’hésite pas à tacler dès qu’il le peut son opposé. Là est la vraie stérilité et malheureusement, le débat se perd souvent car on ne retiendra que l’invective. Ce qui fait les beaux jours du média Twitter où il faut exprimer sa pensée en 140 signes, et où on peut le faire sous couvert d’anonymat. Pour un Bernard Pivot qui s’est pris au jeu de développer une idée intelligente par tweet avec ce medium, combien réagissent à brut, abrupt, dans l’émotionnel insultant sans aucun recul, aucune profondeur de pensée et ne parlons même pas de la syntaxe ni de l’orthographe ?!
    Alors que je pense – et telle était la conclusion de mon dernier commentaire il y a quelques mois à un de vos billets – que la synergie des deux courants de pensée, pas si contradictoires en réalité, sauf peut-être sur la méthode et la définition des choses, aurait tout à gagner pour le bien commun, à se remettre en perspective commune.
    La façon dont vous décrivez votre façon de faire les cours avec diverses méthodes, je vous assure que plein d’enseignants même anti-réforme du collège2016, l’appliquent déjà, à commencer par moi.
    Les critiques ne se situent pas à ce niveau-là.
    Mais j’aurai l’occasion d’y revenir en détail au fil de l’année, en commentant vos billets pour vous dire mon sentiment d’acteur du terrain de mes ressentis de cela.
    Bien à vous.
    Jacques

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