L’ouvrage de Carole Barjon Mais qui sont les assassins de l’école ? vaut bien cette entorse à l’orthographe, car son accumulation de contre-vérités, son fiel et sa diabolisation de ceux qui ne pensent pas comme elle me font penser au triste sire qui candidate aux destinées des Etats-Unis. Espérons que le livre comme le politicien, même si les enjeux ne sont pas comparables, connaitront l’oubli qui serait la meilleure chose qui puisse arriver. Comme le disent certains journalistes (ceux qui choisissent l’honnêteté et la mesure), on est en plain avec ce livre dans l’ère du post-factuel. Peu importe la vérité, le sérieux des citations attribuées à tel ou tel, la déontologie de l’interview et la rigueur demandée du travail d’enquête, ce qui compte, c’est la confirmation de vagues idées d’une mère de famille pas satisfaite de l’enseignement du français de maîtres ou maitresses de son enfant, ou d’une idéologie à priori qui dispense de lectures précises et variées, de travail sur le terrain (aller voir des classes fonctionner) et d’une écoute véritable de ce qu’ont à dire les personnalités rencontrées dont on pioche de façon déformée certains propos.
J’ai pour le site des Cahiers pédagogiques fait l’effort (un réel effort) de lire le livre avec attention, jusqu’au bout et je suis atterré par la pauvreté des thèses exposées, d’un contenu visiblement bâclé, d’une incompréhension totale de la complexité des questions éducatives. Je renvoie à ma recension donc pour ne pas me répéter.
Je voudrais juste donner un exemple de la façon ridicule dont elle parle de l’enseignement du français en collège, puis faire une remarque plus générale.
Mon ami Denis Paget, avec qui dans le passé j’ai débattu parfois avec vigueur (une discussion passionnante à Lyon sur le socle commun par exemple, où ce qui nous séparait était davantage tactique que sur le fond, mais peu importe), a contribué avec moi à l’élaboration des programmes de français de collège. Au sein du petit groupe que nous avions formé, en nous appuyant sur de nombreuses lectures et sur les réseaux d’enseignants avec qui nous étions en relation, nous avons travaillé de longues heures (que de mails échangés ! que de sandwiches vite mangés pour pouvoir fournir à temps des textes si souvent revus, amendés, améliorés !) pour aboutir à des propositions qui ont d’ailleurs été renégociées avec le Conseil supérieur des programmes qui nous avait passé la commande et finalisées par la DEGESCO. Nous avons notamment mis en avant quelques « grandes questions » qui pourraient servir de fil directeur à des activités très variées aussi bien de lecture, d’oral que d’écriture et d’étude de la langue. Par exemple « agir sur le monde », ou « vivre en société ». Il s’agit de problématiques qui permettent de sortir du formalisme, à juste titre reproché parfois à des évolutions de l’enseignement du français où la recherche de champs lexicaux pouvait se substituer à un travail sur le sens. Mais pour Carole Barjon, il s’agit là des « objectifs » de l’enseignement du français, ce qui est une stupidité. L’objectif du français n’est pas de « vivre en société » ou d’ « agir sur le monde », mais bien de permettre aux élèves d’avoir suffisamment de ressources linguistiques, culturelles, cognitives pour pouvoir aborder ces problèmes, aujourd’hui et demain – et mieux que certains journalistes peut-être… Parmi ces ressources, bien entendu les textes littéraires, pas du tout ignorés, bien au contraire. Dans notre groupe de passionnés de littérature et de culture artistique, nous étions bien loin de cette ignorance, je crois !
Denis Paget donc, cité dans le livre, évoque ainsi la rencontre qu’il a faite avec l’auteure (cité à la suite de l’article des Cahiers mais que je reprends ici car ce témoignage a été rajouté tardivement en annexe)
« Pour ma part j’ai passé 2h à déjeuner avec elle à sa demande. J’ai vite compris à qui j’avais à faire quand elle m’a raconté ses déboires avec les enseignants de ses enfants avant d’embrayer sur la méthode globale et de démolir Roland Goigoux. J’ai quand même pris le temps de lui expliquer les nouveaux programmes, de français en particulier ; mais cette personne est drapée dans ses certitudes et ses a priori. »
Du coup, elle ne reprend que ce qui va dans le sens de sa thèse : le repentir des « pédagogistes » sans chercher à comprendre vraiment ce qui lui a été exposé. C’est ainsi que lorsqu’on déclare que d’une certaine façon, oui, c’était de la « folie » que de réaliser en si peu de temps cette refonte des programmes, elle prend le mot au pied de la lettre alors que cela signifie surtout ici « un défi fou » et non un « délire », un défi que nous avons accepté de relever, parce que peut-être, il n’y avait pas d’autre choix que d’avancer rapidement dans ce changement qui n’avait que trop tardé dans le quinquennat. Carole Barjon préfère bien entendu reprendre tous les poncifs sur le jargon (la fameuse « piscine »), sans s’intéresser, sans se demander si aux yeux des élèves, les mots du bon vieux temps tels que « attribut du COD » ou « article partitif » étaient si clairs et parlants.
Je voudrais pour finir faire une remarque plus générale. Dans le livre, toute évolution des positions des « assassins » est qualifiée soit de repentir soit de tactique masquée et sournoise. Au fond, il y a hésitation : sont-ce des affreux agents d’un grand complot contre la Culture ou simplement des « idiots utiles », arrivistes aigris coupés des réalités ? Lorsqu’en revanche, des personnalités comme Julliard ou plus douteuses comme Brighelli ont changé de position (le dernier faisant les 180° du maoïsme au lepenisme), on salue leur prise de conscience et on leur attribue l’étiquette de vrais défenseurs d’une pensée de gauche.

Le rouge, et dans la campagne médiatique du Point, les photos des assassins, ça rappelle quelque chose, ça ne peut pas ne pas rappeler quelque chose! (voir image plus bas)
Pour des gens comme madame Barjon, au fond, il y a deux camps. D’un côté les gens de « bon sens » dont elle fait partie, de l’autre des idéologues fous ou sataniques. Il ne lui vient pas à l’idée qu’il y a des débats vifs au sein de ce pseudo-second camp, voire des antagonismes forts. D’ailleurs dans le premier cas des gens qu’elle cite favorablement, que de divergences. Anne-Claudine Oller et Sandrine Garcia, à qui nous avons donné la parole aux Cahiers pédagogiques, et qui sont si souvent citées, se démarquent vigoureusement de Brighelli. dont elles dénoncent la « récupération réactionnaire ». Ce dernier s’est affronté durement avec le mathématicien Lafforgue, des polémiques vigoureuses ont eu lieu au sein de groupes autour par exemple de Marc Le Bris. Et je ne suis pas sûr que JP Terrail, chercheur communiste, partage l’idéologie anti-collège unique de nombre de pourfendeurs de la pédagogie, je suis même sûr que l’on se retrouverait à ses côtés pour lutter contre l’élitisme et les retours en arrière.. Pour notre part, nous avons donné la parole à plus d’une occasion à des chercheurs pas toujours très tendres envers la « pédagogie nouvelle » (par exemple Jean-Yves Rochex) ou envers ce qui pourrait ressembler à la fameuse « méthode globale » (par exemple Liliane Sprenger-Charolles).
Et par ailleurs, dans le soi-disant camp des pédagogistes (qui n’existe pas), que de différences, que de débats ! Par exemple sur la place des compétences, sur le rapport au pouvoir ministériel, sur les limites d’une pédagogie de l’activité, sur les stratégies de changement à adopter. Sans compter qu’il y a un monde entre la pédagogie des Libres enfants de Summerhill, ce que prônait Bourdieu au moment du rapport du collège de France (pas du tout éloigné de ce que nous défendons, contrairement à ce que prétend Barjon, voir un texte écrit au moment de sa disparition), et une pédagogie différenciée elle-même éloignée du courant béhavioriste comme d’ailleurs d’une pensée libertaire. Le « constructivisme » si mal compris n’a pas grand-chose à voir avec la non-directivité. Je suis de ceux d’ailleurs qui pensons que certains mots ont été tellement vidés de leur sens qu’il faudrait peut-être les éviter et parler surtout d’appropriation du savoir ou d’élaboration progressive des compétences et connaissances, dans le cadre d’une pédagogie de la maîtrise. Je suis surtout de ceux qui défendent l’idée de « variété pédagogique ». Pas du tout adversaire du magistral, mais du tout-magistral. Pas du tout contre l’effort, mais contre l’idéologie de l’effort. Pas du tout contre les délimitations disciplinaires, mais contre les barrières et les murs entre disciplines. Pas du tout contre la formation des élites, mais contre l’élitisme qui choisit de donner la priorité à cette formation, au détriment des autres. Et pas du tout contre les critiques, les remises en cause ou en question(s), mais contre les pamphlets démagogiques, contre les accusations qui manquent à toute honnêteté intellectuelle. Pas contre les avis des journalistes (et j’ai suffisamment d’échanges fructueux avec de vrais experts dans le domaine éducatif, les Cédelle, Davidenkoff, Bouchard…), mais contre ce journalisme –là ….
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