Que de fois aujourd’hui met-on en opposition la « vérité » du terrain aux beaux discours d’ « en haut » ou de chercheurs « déconnectés » des réalités ! Discours populiste bien dangereux, qui bâtit des oppositions manichéennes et occulte la question de la représentativité de ceux qui prétendent parler au nom du « terrain ».
Concernant la mise en œuvre des changements récents dans l’éducation, il est très difficile d’avoir une vue d’ensemble et le mieux est d’accepter en toute humilité de répondre « je ne sais pas vraiment »à la question souvent posée du « comment ça se passe dans les établissements, dans les classes ». Parfois, on se réfère à des sondages qui, on le sait, ne donnent qu’une vue très approximative des choses, souvent se contredisent selon la manière dont est posée la question et qui sont brandies comme preuve plutôt quand ça nous arrange.
Une fois cela dit, on peut néanmoins se faire l’écho d’observations, de discussions, de mini-enquêtes, de réactions, tout en se gardant bien de prétendre brosser un tableau objectif et rigoureux d’une situation mouvante, voire insaisissable.
Notons cependant que, compte-tenu d’un certain climat de défiance généralisée et de valorisation de tout ce qui est dénigrement et scepticisme, il est bien difficile de faire entendre la voix du positif. Très concrètement, je connais des enseignants qui ne veulent pas s’exposer aux attaques sur les réseaux sociaux ou aux insultes dans leur collège et qui du coup ne témoignent pas de ce qui marche ! Ce qui est vraiment insupportable ! D’ailleurs. dans les années 80, j’écrivais un billet dans le Matin de Paris (journal disparu) qui s’intitulait : « le bonheur d’enseigner : chut ! » et qui développait l’idée que cela ne se disait pas.
Sur le terrain, oui, il y a bien des applications factices des réformes ; on fait comme avant en ripolinant la façade, on continue à faire son petit programme pas du tout selon un modèle curriculaire, en considérant parfois que l’important est bien de « faire » ce programme, de bien enseigner sans trop se préoccuper que les élèves apprennent et apprennent durablement, pas pour le contrôle à venir. La notation traditionnelle a toujours la vie belle entre moyennes à deux décimales et dictées où on enlève des points par faute. Les thèmes d’EPI peuvent n’être qu’un prétexte pour cahier de textes de la classe et l’accompagnement personnalisé peut se réduire à un soutien prenant éventuellement la forme d’exercices à haute dose, ces exercices qui ne servent pas à grand-chose où il faut faire des choix entre et et est, conjuguer des verbes ou multiplier des activités de pur entrainement en mathématiques. Je suis toujours étonné de lire que la pédagogie nouvelle aurait envahi les salles de classe, que le constructivisme aurait triomphé, que les pratiques d’écriture auraient remplacé les leçons de grammaire, car ce n’est pas vraiment ce que j’observe, par exemple en regardant des cahiers de classe et en aidant des collégiens chaque semaine dans leurs devoirs. J’en veux aussi pour preuve l’enquête récente de l’équipe
de Reuter dans le Nord sur la représentations qu’ont les élèves des différentes disciplines à l’entrée en sixième et où on s’aperçoit que majoritairement, le français est d’abord perçu comme une matière où prédominent la grammaire et la conjugaison (et…l’ennui, sauf pour des activités du type projet d’écriture) et où il faut « apprendre » et non « comprendre »…
Mais sur le terrain, il y a aussi bien des choses qui bougent et sont autant de promesses.
Sur le terrain, des collèges fortement grévistes l’an dernier mettent en œuvre des projets très intéressants, avec des enseignants qui sur le principe s’opposent, mais dans la pratique s’avèrent innovants et imaginatifs.
Sur le terrain, des enseignants témoignent : grâce au volant d’heures en plus, on a pu monter quelques moments de co-animation. L’une d’elles me déclare : « sur le contenu, on pourrait faire mieux en accompagnement personnalisé, mais l’expérience de la co-animation est formidable et mes collègues en sont très satisfaits »
Sur le terrain, des projets interdisciplinaires voient le jour souvent astucieux, souvent ambitieux, souvent stimulants, bien loin des caricatures répétées à l’envi sans aucune référence précise par des esprits malveillants. Si certains auraient de toute façon mené ces projets réforme ou pas, d’autres se sont autorisés à les lancer et ce qui était marginal devient plus officiel.
Sur le terrain de l’école primaire, des équipes travaillant avec des outils tels ceux proposés par Roland Goigoux, si calomnié récemment, pour développer un vrai enseignement de la compréhension en lecture, en rien contradictoire avec une maîtrise du code ; et localement, je me rends compte à quel point des activités scientifiques bien menées (dans le cadre de la Main à la Pâte) permettent aussi un développement langagier (oral et écrit)
De l’école au collège, d’autres types d’évaluation se mettent en place. J’ai animé récemment un stage où se mêlaient des praticiens d’une évaluation par compétences et d’autres curieux mais aussi réticents ou du moins réservés au départ et j’ai perçu des débats très riches sur ce qui était faisable sans être trop chronophage, sur les difficultés (surmontables) d’une évaluation qui ne se limite pas au cognitif, sur les effets positifs constatés chez les élèves. J’ai noté surtout le peu d’envie de « revenir en arrière » de ceux qui s’étaient lancés dans le « sans notes » et surtout « sans moyenne ».
Les nouveaux programmes ouvrent d’intéressantes perspectives. Certes, beaucoup de collègues continuent à être quelque peu déstabilisés par la mise en application simultanée de tous les programmes de cycle, mais d’une part, ils s’aperçoivent qu’ils retrouvent en fait beaucoup d’éléments classiques et bien connus d’eux de leurs programmes anciens, mais qu’en revanche, une autre logique est en œuvre, qu’il faudra assimiler progressivement, pourvu que les dieux de la politique prêtent vie à cette logique. Cela amène aussi à s’interroger sur le sens de sa discipline (les échanges entre disciplines le favorisant d’ailleurs, quand c’est bien fait). Quand il peut y avoir un vrai accompagnement, on peut alors entrer dans la logique du volet 2 de ces programmes : quelle est la contribution de chaque discipline aux différents domaines du socle commun, comment utiliser les « attendus de cycle » qui sont des outils cadrants (j’ai constaté leur fécondité en travaillant en formation à l’élaboration de grilles d’évaluation ou de séquences d’apprentissage). Restera à s’emparer des nombreux documents d’accompagnement qui sont mis à disposition sur le site ministériel. Il ne suffit certes pas de mettre en ligne, il faut construire un vrai travail de médiation : j’y ai réfléchi de façon passionnante avec des collègues de Canopé récemment, soucieux de cet accompagnement au plus près du terrain.
Je suis bien convaincu qu’à la lecture de ce qui précède, on aura l’occasion de se gausser de ma vision angélique ou propagandiste d’une certaine réalité, de tourner en dérision les « lunettes rose » dont je m’affublerais ou pourquoi pas de me traiter de menteur ou d’agent du ministère (certains ne supportent pas ma conception d’une retraite qui n’en est pas une, de la continuation de mon engagement militant continu et toujours bénévole, qui n’est pas prêt de s’éteindre, tant pis pour eux et leur conception si étriquée du métier !). Pourtant, je persiste et signe, et déplore toujours autant que ces tentatives de faire vivre une école du XXI°siècle soient trop peu sur le devant de la scène, surtout lorsqu’elles sont modestes, non spectaculaires, mais toujours fructueuses et dignes de notre respect quand ce n’est pas de notre admiration.