Précision et réponse à certains commentaires sur ce blog ou via facebook par rapport à la première partie de cet abécédaire : oui, il faut faire des choix. Je n’ai pas retenu « expérimentation » et « innovation », mais je reviendrai sur ces notions et le sens qu’elles peuvent avoir sous le ministère Blanquer. Je n’ai pas mis non plus « management », mais il faudra aussi voir ce qu’il sera réellement entre bonnes intentions (« redonner la confiance à tous ») et réalités…
Poursuivons donc à partir de la lettre M
Médiateurs/médiation. Dans son interview à RMC, le ministre a évoqué la médiation entre pairs pour régler des conflits. On peut se féliciter qu’il cite ces expériences effectivement très riches et qui nous sortent de la verticalité descendante. Mais à mon avis, il faudrait étendre cette notion au domaine cognitif. Développera-t-on enfin les diverses formes de tutorat/monitorat dont on sait l’efficacité depuis les expériences des années 80 (évaluation de l’INRP à l’époque sous la direction de Brigitte Peterfalvi, dispositif « Requins et Rémoras » dans un collège de l’Essonne, etc.) Dans la réflexion sur les « devoirs », il faudrait aussi évoquer l’intérêt de l’entraide qui peut aussi se manifester dans les classes multiâges où les grands aident les petits.
Numérique. Quelle place celui-ci va-t-il avoir ? Peu de choses dans le discours ministériel, sinon des généralités. Puisqu’il est question d’encourager des innovations, pourquoi n’y a-t-il aucune allusion aux « classes inversées » qui connaissent un vif succès (conseil : lire le dernier dossier des Cahiers, passionnant sur ce thème et déboulonner d’idées toutes faites) ? On peut espérer aussi que l’apprentissage du codage, très tôt (la remarquable opération 1,2,3 Codez de la Main à la pâte) sera poursuivi, malgré les chants de sirènes des papys grognons (selon l’expression de Michel Serres)…
Orientation. Tous les ministres veulent améliorer l’orientation des élèves, mais des choix seront à faire. En principe, nous échappons à l’orientation précoce, voulue par Fillon et Lemaire (qui avale ses couleuvres à son poste de ministre), mais l’idée de « parcours différenciés » peut inquiéter. De même encourager l’enseignement professionnel peut être la meilleure ou la pire des choses selon la façon dont s’est fait. Valoriser à l’excès les « Humanités » en excluant la technique, moins noble, n’est pas forcément un bon signal. De même ne pas encourager certains EPI qui permettaient de découvrir des métiers les plus divers. Qu’en sera-t-il du « parcours avenir » ? Restera-t-il une « ardente obligation » ou un dispositif discrètement enterré, alors même qu’il permet déjà de belles réalisations.
Pédagogie/pédagogisme. Je remarque que le ministre utilise peu le mot de « pédagogie » qui avait été réhabilité par Peillon et était au centre du discours de Najat Vallaud-Belkacem. Et malheureusement, il n’a pu s’empêcher de réemployer l’horrible vocable de « pédagogisme » qui est une vraie insulte aux milliers d’enseignants qui cherchent à transformer leurs pratiques et à développer leur créativité pour la réussite de tous les élèves, un mot d’extrême-droite de la même lignée que « européiste » ou « fiscaliste », mots promus par Jean-Marie Le Pen. Certes, Le Point (à l’occasion d’une interview qui n’est pas disponible gratuitement), magazine souvent en pointe dans la pensée réactionnaire sur l’école, a abusivement traduit les propos mesurés de JM Blanquer sous la forme « en finir avec le pédagogisme » alors qu’il a pris une certaine distance (« ce qu’on appelle pédagogisme ») et en évoquant le vocabulaire soi-disant abscons de certains pédagogues (il l’est parfois, mais que celui qui n’a jamais pêché, etc.). Mais si M.Blanquer veut rétablir des relations de confiance, en particulier avec la frange réformiste (souvent la plus dynamique) des acteurs de l’éducation, il devrait s’interdire ce genre de mots qui blesse et qui n’est pas digne de la hauteur intellectuelle qu’il déclare vouloir prendre.
Quatre jours : Y a-t-il eu inflexion entre déclarations relativement claires sur la liberté qui serait donnée de revenir sur la semaine de quatre jours et demi et discours plus prudent, qui renvoie à 2018 après débats, à des réaménagements qui doivent prendre en compte l’intérêt de l’enfant ? Je le souhaite, car en l’occurrence, j’aimerais qu’on cite des études montrant l’efficacité plus grande des quatre jours. IL sera difficile d’affronter la démagogie de la « fatigue » des élèves (comment font-ils dans les autres pays d’Europe ? et puis, regardons un bon coup le documentaire « sur les chemins de l’école » de Pascal Plisson pour prendre un peu de recul, au moins un temps !), d’affronter l’hypocrisie de ceux qui prétendront que les retours en arrière seront dans « l’intérêt de l’enfant », de ne pas écouter la désinformation selon laquelle les activités périscolaires sont du pur occasionnel et un échec complet, alors mêmes que des rapports parlementaires notent la richesse de certains.
Réforme. Le Ministre ne veut pas de « grande réforme ». S’agit-il d’une ruse tactique à la manière du faux turc qui persuade M. Jourdain que son père n’était pas marchand , mais qu’il donnait des marchandises par générosité, et que les gens à qui il donnait en retour le payait de quelque argent par reconnaissance ? On sait toutes les connotations négatives de ce mot quelque peu « maudit », surtout quand il s’accompagne, comme sous l’ère Sarkozy (et avec JM Blanquer comme DEGESCO) de très nombreuses suppressions de postes. L’essentiel n’est pas de réformer ou pas, mais bien de savoir si on peut enfin établir un peu de continuité dans l’éducation nationale. Peillon avait suivi Chatel sur le lycée par exemple. On souhaite donc qu’il n’y ait pas entreprise de démolissage, mais pas non plus de détricotage intensif. Des retouches, si on veut, mais pas de « radicalisme » s’il vous plait, car cela démoralise et décourage. Il ne faut pas imaginer Sisyphe heureux !
Silences. Dans une série de discours, c’est parfois le silence qui est éloquent, ce qu’on ne dit pas, ce dont on ne parle pas. J’ ai dit plus haut que je ne trouvais guère le mot « pédagogie ». Pas grand-chose non plus sur la mixité sociale et scolaire, la coopération, assez peu sur la citoyenneté, le développement de l’esprit critique à travers la vérification de l’information et plus généralement « l’éducation aux médias et à l’information ». On trouvera sans doute prochainement des allusions et évocations de ces notions, mais une étude lexicale montrerait sans doute l’évolution par rapport au ministère précédent. Mais portons au crédit du ministre de ne pas brandir « l’autorité du maître » ou le rôle essentiel de la dictée, de ne pas injurier les pédagogues (malgré le dérapage signalé plus haut sur l’emploi de « pédagogisme »), en espérant qu’il ne joue pas le « bon cop », son directeur de cabinet –(voir lettre K du précédent billet) jouant alors un rôle de « bad cop »…
Temps. Le temps est toujours long en éducation. Lorsqu’on veut réduire les fractures de la société française en mettant l’accent sur les premières années du primaire, il faut bien être conscient que, si ça marche, les effets bénéfiques au niveau de la société française se produiront pour le moins dans dix ans ! En même…temps, il faut parfois aller vite et saisir les occasions. Je persiste à penser que le tempo d’enfer imposé par la ministre à la fin du quinquennat pour mettre en place simultanément le socle, les nouveaux programmes et de nouveaux dispositifs (cycles, collège) était une bonne chose alors même qu’on était menacé d’un gigantesque retour en arrière, évité malgré toutes les réserves qu’on peut faire sur le nouveau ministre, sur les orientations globales d’un gouvernement qui n’est pas forcément notre idéal, par l’élection de Emmanuel Macron. Il convient de choisir le bon braquet mais en se disant toujours que l’important est le long terme, « l’apprentissage durable » et de s’inscrire dans une histoire quand tant de français, d’enseignants, de journalistes, ont, aurais-je dit, la « mémoire courte » en matière d’éducation, si cette expression n’avait pas été utilisée dans des circonstances bien déplorables dans les années 40 !
Uniforme. Pourvou que ça doure, on ne parle plus de l’uniforme voulu par Fillon dans toutes les écoles. Cette question a disparu des médias, on n’a pas envie qu’elle réapparaisse. Surtout si on veut une école pas uniforme justement !
Vocabulaire. M. Blanquer insiste beaucoup sur l’acquisition du vocabulaire dès le plus jeune âge. Certes, oui, mais comment ? On sait par exemple qu’au niveau de l’école maternelle, la conception très simpliste des « leçons » de vocabulaire par accumulation de Alain Bentolila s’opposent aux avis de spécialistes du langage comme Philippe Boisseau qui met en avant la construction conjointe du raisonnement, y compris à travers des syntaxes défectueuses. Il faudrait que le ministre n’écoute pas les seuls experts qui lui conviennent et ne confondent pas des dilettantes brillants (comme Eric Orsenna qui est un ami du président) avec des personnes qui ont travaillé avec les classes et proposent des outils efficaces et précis (je pense à une Sylvie Cèbe par exemple). La crainte est toujours que l’idée du « préalable » prenne le dessus : tant qu’on n’a pas un bagage de vocabulaire on ne peut rien faire, alors que ce bagage se construit aussi en « faisant », y compris des sciences ou des activités physiques.
XXI : Il s’agit bien de faire davantage de notre école celle du XXIème siècle. Il n’est pas certain que les discours actuels aillent dans ce sens, malgré l’apologie de l’innovation et de la créativité. On a vu plus haut le peu d’allusions au travail nécessaire sur et avec internet, le décodage d’une réalité de plus en plus numérisé, ou encore la formation au travail de groupe. Bien sûr lire/écrire (plus que « compter » qui en soi est une capacité de faible ampleur) reste une nécessité incontournable, mais peut-on l’aborder de la même façon à l’ère des tweets, des SMS et de « petite poussette » Le candidat Macron avait lancé l’interdiction du téléphone portable, en nuançant quelque peu ensuite : il avait oublié qu’il pouvait avoir un usage pédagogique.
Par ailleurs, parmi les compétences du citoyen de notre siècle, il doit y avoir impérativement la capacité à comprendre « pour agir » les phénomènes de réchauffement climatique et de menaces sur l’environnement. Nicolas Hulot, l’éducation nationale a besoin de toi !
Yes, we can. La référence obamienne est certes abusive, mais on n’est pas trop regardant pour ces lettres du fond d’alphabet, que j’accueille finalement, en séchant sur le W. Mais il y a bien chez chaque ministre qui vient d’arriver un volontarisme et des déclarations sur tout ce champ de possibles qui s’ouvre devant lui. François Bayrou devait ainsi diviser le nombre de non-lecteurs par deux, très rapidement, et Xavier Darcos mettre fin à l’inégalité entre établissements, quitte à fermer les collèges ghettos. Le récent discours sur les « devoirs faits » participe de ce même phénomène, en ignorant quelque peu les conséquences matérielles et les aspects techniques bien plus complexes, ou encore les leçons d’un passé récent. Je reviendrai sur cet important sujet.
ZEP. Le dénominatif ZEP a été remplacé par REP, mais reste-t-il dans ce cas l’idée de « zone », de territoire. L’angle quantitatif des dédoublements ne doit pas occulter l’angle qualitatif : le travail d’équipe, la présence de coordonnateurs. De cela, il est trop peu question. Arrivera-t-on à davantage de travail commun avec ce qui s’appelle désormais « ministère de la cohésion sociale ? »
11 000 signes : il est temps d’arrêter…
Je reste sceptique sur le numérique et « Petite Poucette ».
Un peu d’écran, pourquoi pas. Mais étant de la génération dite « X » et donc sans ordinateur a l’école, je me souviens que pour apprendre a coder, nous débutions raisonnablement en quelques mois (Turbo Pascal a l’époque) en allant au club informatique tenu par des aînés passionnés du lycées. C’est un domaine ou l’on apprend vite et pour celui qui loupe une génération de logiciel de traitement de texte, le suivant étant souvent plus intuitif, c’est rarement rédhibitoire
D’autre part, « le monde au bout du Pouce » cher a M. Serres et d’autres me parait un peu une illusion.
C’est bien pratique pour une personne un peu initiée sur le sujet ou sur un sujet qui demande peu de connaissances préalables, en ce sens, oui, bien sur. Mais il me semble que l’on atteint rapidement une limite quand le sujet se complexifie et dans certain cas un potentiel nivellement du savoir.
Si j’aborde sur Internet un article d’histoire, de bio, de math ou de philo qui m’est un peu étranger, un ou deux clics me donneront « une définition possible » des mots ou des concepts dont j’ignore le sens.
Mais au bout de 3 ou 4 (ou plus, suivants les personnes et les sujets) je cale et je pense que je ne suis pas le seul. Il me faut le temps d’intégrer un concept surtout si le sens varient avec les auteurs, les disciplines, les époques.
Donc quelques exercices de math pour me familiariser avec une nouvelle notions, un peu de mémorisation pour telle ou telle propriété de molécules ou pour certains événements historiques, bref du temps et du travail deviennent vite nécessaires. Ce que je peux éventuellement fournir si j’ai eu la chance d’être bien formé avant, en particulier sur l’autonomie de l’apprentissage.
Un MOOC bien fait pallie certains de ces inconvénients, mais j’en connais qui demande de ne pas chômer entre deux séances. Ce n’est plus le « bout du pouce ».
Il me semble que l’accès a l’Internet seul tient plus de l’information que du savoir.
Beaucoup savent que E=mc2 ? Ou beaucoup le croient ?
Parmi les premiers, combien l’expliquent facilement ?
Cela dit, je découvre votre blog que je trouve très intéressant !
Il faut lire ce qu’écrit Boisseau à propos de la syntaxe et des priorités de construction du raisonnement. QUant à Bentolila, il fut un linguiste respectable, il a travaillé sur des outils intéressants, mais il a aussi produit un rapport sur la grammaire qui est une vraie honte (aucune rigueur, aucune référence, des affirmations douteuses et des erreurs) et depuis est devenu surtout un idéologue qui produit des livres en série peu étayés. Boisseau n’est pas un linguiste proprement dit, mais plutôt un spécialiste du langage des enfants. De toutes façons, dans le cadre de l’abécédaire, je n’ai pu développer tous les aspects des points analysés.
Vous écrivez:
« On sait par exemple qu’au niveau de l’école maternelle, la conception très simpliste des « leçons » de vocabulaire par accumulation de Alain Bentolila s’opposent aux avis de spécialistes du langage comme Philippe Boisseau qui met en avant la construction conjointe du raisonnement, y compris à travers des syntaxes défectueuses »
Cette phrase, par son ambiguïté laisserait croire que seul Boisseau serait « un spécialiste du langage », titre que vous semblez refuser à Bentolila. Une (trop?) rapide recherche sur Boisseau ne m’a pas permis de trouver en Boisseau un linguiste reconnu par ses pairs. Il n’en va pas de même de Bentolila. Par ailleurs, on trouve des critiques étayées de l’approche de M. Boisseau. Mais sans doute faut-il considérer que, dès le moment où l’on exprime un désaccord,l’on s’expose à toutes les condamnations. Avouez-vous toutefois qu’il est assez curieux de vouloir passer par la « syntaxe défectueuse » pour accéder à une expression correcte. Les choses doivent être un peu plus complexes, me semble-t-il.
PS: Nul masochisme de ma part, mais simple honnêteté intellectuelle qui oblige à prendre connaissance des avis qui s’opposent aux miens de manière objective.