L’expression est à la mode, mais on remarque au passage qu’elle est en fait très employée par nombre de commentateurs dans tous les domaines. « En même temps » peut représenter le refus de la pensée binaire, symboliser la pensée complexe, exprimer les « tensions fécondes » qui nous éloignent du simplisme et du manichéisme.
Pour ma part, depuis longtemps, je suis un adepte du « en même temps » à condition qu’il ne veuille pas dire « pensée molle », convictions mal assurées (« être d’accord avec tout le monde ») et qu’il n’exclue pas les prises de position claires et tranchantes quand cela est nécessaire. On ne condamne pas le racisme qu’on « comprendrait » en même temps (en revanche, il faut chercher à comprendre pourquoi il existe). On ne lutte pas contre l’extrême-droite si en même temps on a quelque complaisance que ce soit pour ses idées, ce qui est le cas d’ailleurs de certains intellectuels aujourd’hui, hélas qui au fond pensent que la meilleure façon de résister au Front national serait d’adopter son programme!
Mais je suis pleinement d’accord pour employer dans le domaine éducatif le « en même temps » de la complexité. Ainsi peut-on :
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valoriser l’interdisciplinarité et en même temps montrer tout l’intérêt de travailler dans sa discipline la dimension didactique en refusant les confusionnismes
- être favorable à davantage d’autonomie des établissements et en même temps souhaiter que soit préservé un cadre national qui fixe de grands objectifs
- vouloir que chaque élève maitrise des savoirs élémentaires (terme que je préfère au galvaudé « fondamentaux ») et en même temps développe sa créativité par la pratique artistique notamment
- considérer indispensable de s’appuyer sur des recherches scientifiques et en
même temps ne pas penser que celles-ci pourraient être prescriptives quand elles ne doivent être qu’ « éclairantes ».
On pourrait allonger la liste, mais je voudrais ici les mettre en regard des déclarations de notre ministre. Celles-ci se réfèrent au pragmatisme et se présentent comme dépassement de contradictions superficielles. Je crains qu’en réalité, le « en même temps » cède souvent la place au « mais » d’opposition. Même si ces déclarations ne sont pas toujours les mêmes selon les interlocuteurs (ce qui n’a rien de nouveau en politique, il est vrai !) Pas sûr que la complexité soit vraiment centrale dans le projet ministériel qui n’est pas loin d’opposer le « bon sens » au prétendu « pédagogisme ».
Reprenons les points ci-dessus.
M.Blanquer prétend être pour l’interdisciplinarité, mais il semble la réserver à ceux qui déjà maîtrisent les disciplines et les fameux fondamentaux. Peu de « en même temps » qui montrerait la fécondité de l’interdisciplinarité pour mieux saisir la spécificité des disciplines, ce qui est le cas des EPI « bien compris ».
L’autonomie des établissements parait être parée d’une vertu magique. Ceci dit, au niveau des collèges, le « mais » est du côté de la défense de dispositifs dits d’excellence (classes bilangues, retour en force du latin-grec) et non du maintien d’un cadre national pour les EPI ou l’accompagnement personnalisé. Refuser tout cadrage national sous prétexte de « liberté » laissée aux équipes n’incite guère à la poursuite de dispositifs auxquels on ne laisse pas le temps de montrer leur efficacité, alors que bien des projets réalisés sont stimulants et enthousiasmants. L’incitation est du côté du latin-grec et de l’allemand et le « en même temps » est pour le moins discret et timide…
Le ministre ne veut pas, dit-il, réduire les enseignements artistiques et sportifs, « mais » insiste sur davantage d’heures de français-maths (même si ce n’est pas toujours aussi clair). Comme si les « fondamentaux » ne passaient pas aussi par la lecture en sciences ou les pratiques d’oral dans toutes disciplines.
La recherche scientifique semble tout de même mise du côté du prescriptif. Elle ne nous dit pas ce qu’il faut faire, « mais » il y aurait des « preuves » en matière de lecture par exemple ou de méthode d’enseignement (« explicite », « progressif », comme si l’alternative était « implicite », « sans progression »). D’ailleurs, comme l’a fait remarquer la responsable nationale du SGEN-CFDT, cette « recherche » semble limitée aux neurosciences et à des études nord-américaines quantitatives sur les types d’enseignement en ignorant les controverses et des disciplines comme la sociologie. On n’imposera rien, nous dit-on, « mais » quand même…
Le ministre se veut tout sauf idéologue. Mais il ne suffit pas de se proclamer « à l’écoute », de déclarer qu’on ne fera pas une grande loi lorsqu’on prend tout de même beaucoup de décisions qui démolissent finalement un édifice qui se construisait peu à peu. Rétablir des repères annuels par exemple vide la logique des cycles de leur sens. Encourager des innovations marginales ne peut suffire. Que fait-on pour non seulement encourager ceux qui innovent, mais inciter à innover, et en pratiquant une innovation visant la réussite de tous et non d’un petit noyau, voilà le vrai défi qui ne semble pas à cette heure être la priorité du ministère.
Espérons nous tromper, mais la philosophie du « en même temps » n’est pas vraiment au cœur de l’action de ce ministère qui parait davantage celui de la restauration en bien des domaines d’un ordre ancien qui a pourtant montré son inefficacité (le recul des résultats des élèves les plus faibles de 2002 à 2012), davantage celui de la marche en arrière que d’une école républicaine vraiment « en marche » !
Je veux attirer votre attention sur les 4 articles concernant le livre de Blanquer « L’École de demain »:
https://egalitedeschances.blogspot.fr
Drs. Henk Boonstra
(orthopédagogue/psychologue néerlandais)
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