Ainsi donc, des milliers d’écoliers vont recevoir en cadeau les Fables de La Fontaine, avec, si j’ai bien suivi, les superbes illustrations de Chagall. Je ne suis pas de ceux qui ironisent à priori sur le « coup de com » ministériel. La com est malheureusement devenue prédominante en politique et cette opération en fait sans doute partie. D’autant que ce geste aurait pu être l’œuvre de Vincent Peillon ou Najat Vallaud-Belkacem, tout aussi amoureux de la lecture et sans doute de La Fontaine que JM Blanquer. Notons simplement qu’une initiative comme la fameuse « rentrée en musique » du ministre actuel aurait valu sous les précédents les quolibets des mêmes qui peuvent l’applaudir aujourd’hui. Que n’aurait-on dit sur la rentrée « bisounours », sur la guimauve et l’idéologie du « climat de confiance » et de la bienveillance ! Aussi ne reprendrai-je pas ce que je peux lire sur les réseaux sociaux de la part de certains quant au côté forcément « réac » ou « rétro » de distribuer ainsi des livres d’un auteur-clé du « patrimoine ».
En revanche, ce qui m’irrite beaucoup, c’est le jugement implicite contraire que j’ai pu déjà lire : le ministre « qui met fin aux bêtises » (Le Point) réhabilité la « vraie » culture. Stupidité par exemple d’un commentaire saluant cette référence qui « nous changera de « Papa porte une jupe » (allusion à je ne sais quel livre de jeunesse, comme s’il fallait opposer des ouvrages d’humour pour écoliers et grandes œuvres littéraires, pas spécialement écrites pour la jeunesse d’ailleurs…).
En réalité, les pédagogues, les innovateurs n’ont jamais déserté La Fontaine et quelques autres. Bien au contraire, la revue honnie par les anti-pédagogues et dont je m’honore d’être un des rédacteurs a toujours mis en avant l’étude vivante, active, diversifiée des « grandes œuvres » et symboliquement, a utilisé les Fables comme illustrations décalées d’activités interdisciplinaires dans son dossier sur les EPI (voir dessin ci-contre). Un chercheur en sciences de l’éducation, trop mal connu, comme Michel Fabre utilise le matériau La Fontaine pour inciter au travail sur des situations –problèmes, notamment à travers des fables où la morale reste ambiguë comme La cigale et la fourmi (pour qui prend-on parti ?)
Ce que disent les pédagogues, c’est qu’il ne suffit pas de distribuer un livre de Fables, de faire étudier par cœur telle ou telle, d’en lire en classe en expliquant le vocabulaire , mais qu’il faut un vrai travail différencié selon les âges, pour que soit vraiment approprié un auteur qui a le mérite énorme d’être connu de tous les Français, d’être une sorte d’emblème de la culture française (tout en puisant ses sources dans de multiples cultures, dont les légendes et contes persans).
Pour ma part, j’ai régulièrement travaillé de mille façons, selon les années et les classes, sur cet auteur. Avec chaque fois un effort de créativité et d’invention. Je cite en vrac :
- la construction d’un abécédaire des Fables
- une distribution d’exposés en permettant aux élèves de s’aider d’une édition concernant les versions d’Ésope ou Phèdre, plus accessibles pour comprendre le sens et en faisant en sorte que tel animal ou humain se présente ou donne son point de vue
- des débats autour d’une fable, à partir d’une question comme « mais pourquoi donc le loup a-t-il besoin de justifier auprès de l’agneau qu’il va le manger ? » «
le Renard est-il lucide et réaliste ou au contraire se ment-il à lui-même de manière hypocrite quand il dit que les raisins sont trop verts ? »
- une confrontation d’images variées dont Chagall, mais aussi Rabier, Grandville, Doré et plus récemment…Tex Avery (délicieuse course entre le Lièvre et la
Tortue), ou encore le jeu d’acteurs masqués de la Comédie française à partir d’un DVD, ou encore l’utilisation de La Fontaine dans la publicité ou la philatélie.
- l’écriture de fables, soit à la manière de Gudule qui change la fin de certaines, soit dans un travail interdisciplinaire autour d’animaux (par exemple travail sur « comment les animaux passent l’hiver » mené avec une collègue de SVT
- Invention de « morales » quand il n’y en a pas
- mises en scène théâtrales
- transpositions dans la vie de tous les jours de situations prises dans les Fables
Et bien d’autres encore. J’ajoute aussi une interrogation que j’aimais souvent proposer aux élèves : pourquoi donc continuons-nous à travailler sur La Fontaine aujourd’hui ? Et si on me répond « parce que c’est au programme », je demandai alors « pourquoi est-ce au programme ? » J’ai aussi d’ailleurs fait écrire des textes à la première personne où La Fontaine écrivait aux enfants d’aujourd’hui.
Certes, il arrive que des enseignants renoncent à La Fontaine. J’ai connu des enseignants du primaire (ceux de mes enfants) n’étudiant pas du tout La Fontaine, au profit de chansons de Cabrel ou Goldmann. Mais il s’agit rarement de pédagogues, mais peut-être de collègues qui n’ont pas suffisamment réfléchi aux possibilités de faire jouer au professeur le rôle de « passeur culturel ». J’ai pu faire travailler en formation sur des activités à inventer à propos de La Fontaine (et de bien d’autres, évidemment) et cela permet ensuite de sortir du « c’est trop difficile », « la langue est trop compliquée ». La confrontation aux grandes œuvres n’est pas simple. Les anti-pédagogues sont souvent de faux tenants de la « rigueur » et de l’exigence et à bien des égards des « imposteurs ». Pour une réelle transmission culturelle, il faut faire preuve d’une grande imagination pédagogique et surtout pas d’un pseudo-bon sens qui devrait être honni par toute personne qui se targue d’enseignement.
Une dernière chose. Ce qui serait désagréable dans la présentation qui peut être faite de cette distribution de La Fontaine à de jeunes élèves, ce serait de l’enfermer dans un aspect moralisateur. La Fontaine est un auteur qui a un côté subversif, on le sait. Il dénonce et fustige l’orgueil des Grands. IL est vrai qu’il prêche aussi souvent la résignation et peut faire pencher vers le conservatisme du « un tiens vaut mieux que tu l’auras », antithèse de l’audace et de l’investissement dans l’avenir. On sait que, après la destitution de Fouquet, il plonge quelque peu dans le pessimisme et l’amertume. Mais on peut dire aussi que c’est le côté ouvert de son œuvre qui est intéressant justement. Et c’est gagné lorsqu’un élève soulève soudain une question inattendue lors d’un travail sur une fable, tel David, élève pourtant en grande difficulté et assez déviant, affirmant : « mais monsieur, d’accord, ce n’est pas bien que le Loup menace la Cigogne qui lui a enlevé l’os coincé, mais ce n’est pas bien aussi que la cigogne lui demande de le payer alors qu’elle a rendu service »
Bref, oui, que vive longtemps le grand La Fontaine, mais refusons toute instrumentalisation qui conduirait à en faire une « leçon de morale » ou une machine de guerre contre la littérature jeunesse, ou la créativité pédagogique qui n’est pas toujours la chose du monde la mieux partagée…
Pourquoi offrir des livres seulement aux bons élèves, puisqu’il s’agit de faire aimer la lecture à tous ? On parle ici de lecture plaisir, de « lecture privée », comme on dit de nos jours.
Vous savez bien que dans de nombreuses familles il n’y a pas ou pas assez de livres, que la compétence de lecture se perd si on l’exerce pas, et que même certains futurs enseignants ne lisent pas (allez faire un tour dans les Espés).
Et c’est aussi une façon de rendre l’école agréable, l’école qui donne quelque chose sans l’évaluer. L’école « passeur de textes ».
Étrange confusion: les signes diacritiques ne ressortissent pas à la syntaxe.
Je vais étonner certains de mes détracteurs à l’affût d’un soi-disant pédagogisme (un des mots les plus laids de la langue française): je suis d’accord sous certaines conditions avec une distribution de prix en livres, comme nous le faisions dans mon collège REP. Conditions: un climat convivial dans la cérémonie de distribution, et l’attribution de prix à des élèves ayant eu un comportement coopératif par exemple. Et ça a donné du sens dans un collège REP. Les prix étaient par ex des beaux livres encyclopédiques genre Gallimard , des oeuvres jeunesse, de bonnes BD, mais aussi quelques classiques . Mais il faut que ça s’inscrive dans un projet d’ensemble qui ne favorise pas le mérite des uns contre les autres…L’antithèse: offrir aux « bons délégués » un e-phone (je connais ça près de chez moi dans un collège REP) ou un voyage au parc Astérix.
…et quelques autres. Et j’aimerais tant qu’on revienne à une bonne syntaxe, sans multiplication des points d’exclamation.
J’ai toujours pensé que l’école devrait laisser des traces matérielles chez ses élèves, et en particulier des livres. Il y a surement plein de réglages à trouver pour éviter les nombreux obstacles : ne pas sembler favoriser un éditeur, ne pas accabler une fratrie avec 5 exemplaires des fables de La Fontaine, ne pas se focaliser sur la culture classique, ne pas se focaliser sur la forme livre avec plein de pages et plein de lettres, etc.
Sur l’avant-dernier point, je pense qu’il faudrait laisser une large place aux documents de référence comme des dictionnaires, des atlas, des cartes du ciel, des flores, voire des livres de cuisine, de bricolage ou de santé. Et sur le dernier point, je pense qu’il ne faudrait pas oublier les BD (pensez aux BD encyclopédiques de Larry Gonick), les vidéos, voire des objets plus ludiques encore.
J’entends déjà hurler à la gadgétisation de l’école, mais des cohortes entières se souviennent mieux des pifises que de l’accord du participe passé. Il serait temps que l’école se trouve des vecteurs dont on se souvienne.
Pas de « savoir -faire pédagogique » sans La Fontaine!!!
Le « contact direct », c’est souvent une illusion, ce que Bourdieu appelait dans « l’amour de l’art » l’idéologie charismatique ». La médiation culturelle est nécessaire pour tous ceux qui « ne sont pas tombés dans la marmite en étant petits ». Il faut que les élèves apprivoisent ces classiques et transformer le culte en culture, la révérence en référence…
Je me souviens des distributions de livres en fin d’année, en école élémentaire. Nous avions une grande bibliothèque à la maison, mais le livre offert par l’école je l’aimais plus que les autres. C’est très bien que l’école offre des livres en fin de CM2.
Les activités pédagogiques c’est très bien mais ce sont des portes d’entrée dans l’oeuvre, dans la pensée et l’accès brut, direct, sans médiation, du sujet-lecteur à l’oeuvre, c’est bien aussi.
On peut également s’interroger sur la patrimonialisation des Fables de La Fontaine. Kerrero, le dircab du ministre a des idées sur le sujet :
https://blogs.mediapart.fr/b-girard/blog/260617/fables-obligatoires-rentree-en-musique-un-coup-de-bluff-mais-pas-seulement
Article très intéressant sur les usages pédagogiques de ce classique… je regrette seulement la tournure négative du titre, qui laisse une impression bien plus « anti » que le propos lui-même !