Enseigner au XXI siècle

A la recherche des liens pour apprivoiser le savoir

– Qu’est-ce que ça veut dire « apprivoiser »? demanda le Petit Prince

{…]Cela signifie : créer des liens »

(Antoine de Saint-Exupéry, Le petit prince)

Dans la « torpeur de l’été » selon l’expression convenue et stéréotypée, on a des occasions de lire, de faire peut-être quelque randonnée pédestre ou visiter une expo. J’ai pour ma part du mal à laisser de côté lors de ces occasions mes préoccupations éducatives et je voudrais ici livrer quelques réflexions à propos de trois moments en référence à ces loisirs estivaux.

Lecture et liens

J’ai enfin lu un premier roman d’Elsa Ferrante dont on parle beaucoup. Je n’ai été en fin de compte que moyennement séduit par « l’amie prodigieuse », même si j’ai un peu envie de connaitre la suite et si finalement j’ai été davantage captivé arrivée ferrantela deux centième page (la moitié du roman en Folio). Mais plusieurs points m’ont frappé à propos de la scolarité de la narratrice (et bien sûr du personnage principal, l’amie Lila). D’abord une parfaite illustration de la « méritocratie » à l’ancienne. La maitresse de ce quartier populaire de Naples récompense les meilleurs élèves en leur accordant l’insigne faveur de s’asseoir à ses côtés. Elle ne semble pas vraiment s’intéresser aux « cancres »

(p.50 : « Madame Oliviero laissait toujours près d’elle une chaise vide où elle invitait les meilleures de la classe à s’asseoir, pour les récompenser. »

Cela provoque d’ailleurs bien des jalousies et Elena s’angoisse lorsqu’elle voit plus souvent Lila à cette place.

Et plus tard, quand la maîtresse revoit Lila qui a abandonné les études et déçu ses espoirs, devenue jeune fille et venant la voir avec Elena, elle l’ignore cruellement, fait semblant de ne pas la connaitre.

Mais autre chose m’a laissé songeur. Elena (on ignore ce qui est ou non autobiographie puisqu’on ne sait rien ou presque de l’auteure) dévore les livres et ses lectures d’ouvrages prêtés par la maitresse notamment sont d’un haut niveau. Elle évoque Dostoïevski et Tolstoï. Par ailleurs, elle obtient d’excellents résultats en latin et sait traduire les grands auteurs. Mais que fait-elle de ce savoir ? Quel rapport ont les grands romanciers russes avec sa vie personnelle, souvent terne et mesquine ? En quoi l’histoire romaine, évoquée en latin,  l’aide-t-elle à comprendre le monde agité dans lequel elle vit mais qui n’est pratiquement pas évoqué dans le livre : fin du fascisme, nouvelle République. Très souvent, Elena évoque les matières scolaires en termes de résultats aux divers contrôles (j’ai eu neuf sur dix, etc.). Sauf peut-être lorsqu’elle développe un brillant raisonnement sur Didon et fait un parallèle avec la tristesse des villes sous le fascisme, mais c’est au départ sous l’impulsion de son « amie prodigieuse ».
Certes, Elena deviendra écrivaine  (dans la suite) et son savoir lui servira bien sûr. Mais j’ai quand même trouvé singulier le décalage entre le niveau de ses lectures et de ses dissertations et le caractère souvent étroit de beaucoup de ses pensées, enfermées dans un petit monde.

Et cela renforce en moi l’idée de l’importance à l’école de travailler sur les liens qui donnent du sens. En quoi l’histoire romaine ou grecque permet-elle de comprendre des phénomènes comme le fonctionnement de la démocratie ou la permanence des phénomènes de corruption depuis l’Antiquité ? En quoi les grands romanciers russes nous permettent-ils de sonder l’âme humaine, y compris celle d’horrible assassin d’une vieille dame ou de terroristes « possédés » ? Chaque fois que dans mes classes, des élèves étaient capables de percevoir des liens, c’était gagné quelque part, le savoir devenait autre chose que « bancaire » comme dit Meirieu, reprenant Paulo Freire, une simple occasion d’avoir une « bonne note ». Lorsque cette élève de sixième rapprochait les crues du Nil au temps des Pharaons des inondations qui frappaient alors l’Égypte. Ou quand des jeunes filles comprenaient ce que pouvait être un mariage forcé chez Molière à l’aune de ce qu’elles pouvaient voir autour d’elles. La contestation (en fait bien plus rare qu’on ne le dit) des théories de l’évolution prouve au moins que quelque part le cours de SVT a pris du sens et il vaut mieux cette confrontation, même si elle est difficile à gérer, que la passivité qui laisse intactes les croyances (on dira ce que veut le prof pour avoir une « bonne note »)

Marche et géologie

Comment ai-je pu m’ennuyer autant lors des cours de géologie ou de botanique au collège et au lycée ? Une réflexion que je me fais souvent lors de marches en montagne. La réponse me parait simple d’ailleurs : parce que les cours étaient ennuyeux,  à coup de nomenclatures et de savoirs à ingurgiter « pour l’interro », avec très très peu de sorties en milieu naturel qui auraient permis de donner plus de sens à ce qui était appris (ayant fait mon école primaire à quelques lieues des montagnes, je mesure avec consternation aujourd’hui l’absurdité d’un enseignement purement livresque sur « des cahiers propres » comme dirait Bobby Lapointe au lieu de ballades pourtant simples à organiser, même à l’époque. Je mesure les progrès qui dans l’ensemble ont été effectués en SVT, devenue davantage science « Vivante » et « Tonique », pas partout certes, mais on est sur la bonne voie.

Cependant, il y a plus : comment permettre à chacun de relier davantage ces savoirs sur la nature aux œuvres humaines ? Quels liens entre la géologie et la géographie, entre la géologie et l’histoire ? Et en l’occurrence de mes randonnées Gavarnie depuis Sauguédans mes Pyrénées natales, quelle ouverture vers la littérature, alors même que les offices du tourisme exploitent le moindre texte de Hugo sur Gavarnie ou de George Sand sur Cauterets ? Occasion d’interdisciplinarités fructueuses. Pline et le Vésuve, bien sûr, et cela peut faire un excellent EPI (comme il y a eu des IDD sur le sujet)…

Et enfin, une autre pensée impertinente : pourquoi ne pas considérer comme essentiel l’enseignement de la géologie et plus généralement de la connaissance de la nature, à l’heure des dangers pour l’homme sur la planète (et non la planète elle-même qui n’est en danger que selon une conception anthropomorphique)? Pourquoi les médias ne s’intéressent  pas du tout aux programmes dans cette matière, alors que l’encre coule sur l’histoire ou le français ? Pourquoi faut-il absolument un nombre d’heures important pour les langues anciennes et pas pour les SVT par exemple ? Qu’on nous permette au moins de poser la question sans avoir immédiatement des protestations offusquées de certains ?

Expositions, passé, présent, histoire

Les expositions aujourd’hui sont souvent des trésors d’ingéniosité pour mettre en perspective une œuvre, un courant, et pour aider les visiteurs à établir des liens avec leur environnement culturel. Des progrès restent à effectuer cependant dans les textes des panneaux qui jalonnent les expositions (par exemple trop de « peintres qui annoncent tel autre », comme si c’était tout le but de la peinture que d’anticiper sur la suite) ou des commentaires d’audio guides souvent centrés  sur la biographie de l’artiste plus que sur l’observation de l’œuvre. Mais là encore, des progrès importants permettent plus d’accessibilité, grâce aussi aux technologies modernes. La magnifique expo Hockney au centre Pompidou en cette année d’anniversaire du Centre permet aussi de mesurer le chemin parcouru depuis le temps des diatribes contre les horribles tuyaux qui défiguraient le centre de Paris.

L’introduction de l’histoire des arts, nous l’avons dit ici, a été une fort belle initiative et désormais, même si ce n’est pas sans dérives et sans maladresses, dans tous les collèges de France (et en principe à l’école primaire), on met en contact les élèves avec le patrimoine artistique, là encore avec les apports d’internet, du vidéoprojecteur ou des films documentaires lorsqu’ils sont à la portée de tous.  hockneyReste à favoriser l’établissement de liens chez les élèves, avec l’Histoire, avec la technologie, avec la géométrie, et bien sûr les textes. Et des liens avec la vie quotidienne que la peinture nous aide à voir autrement (les piscines de Hockney). Sans oublier les dialogues entre artistes, symbolisées dans l’exposition citée par la surprenante Annonciation (voir image ci-contre) et sa perspective « inversée ».

Puisse donc notre ministre qui a été récemment en visite dans le Gers au superbe Festival d’astronomie de Fleurance et auprès de la non moins magnifique marciac« classe-jazz » de Marciac ne pas oublier sciences et arts comme composantes essentielles de l’école de la réussite et ne pas enfouir la nécessité du sens et des liens sous le triste règne de la répétition et de pauvres fondamentaux étriqués. Culture, sens, sciences, tout cela ne doit être ni un préalable, ni un luxe pour une élite…

 

 

 

 

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