Je viens de co-animer un passionnant atelier lors de nos Rencontres annuelles d’été du CRAP-Cahiers pédagogiques. La chance d’avoir du temps pour y travailler (une vingtaine d’heures en tout sur presque une semaine, avec des enseignants motivés de différents niveaux d’enseignement et de disciplines pour le secondaire (et même une parente d’élève non enseignante), en tout une quinzaine de personnes. Nous avons, comme c’est la tradition dans nos pratiques de formation, alterné divers dispositifs : analyse d’écrits, de pratiques, jeux de rôles, échanges et débats, construction de séquences, inventaires d’outils, photolangage, etc. Notre association propose d’ailleurs des formations à la demande selon cette logique.
Mais ce que je voudrais faire ici, au-delà de cet atelier , c’est pointer les écueils, les Charybde et Scylla qu’il faut déjouer si on veut vraiment former les élèves à l’esprit critique et les enseignants à la formation à l’esprit critique. Je vais en énumérer quelques-uns.
- Il faut vérifier la fiabilité des sources. Oui, mais y a-t-il des sources définitivement fiables ? Ne faut-il pas plutôt parler de degrés de fiabilité ? En tout cas, un critère est la transparence de la source. Quand un site ne répond pas à la question « qui sommes-nous ? » c’est mauvais signe…Par ailleurs, Gérald Bronner a montré que lorsqu’on fait une recherche sur internet concernant un sujet propre à alimenter rumeurs et fantasmes, on tombe plus souvent sur des sites plus ou moins fantaisistes ou fallacieux.
- Il faut cultiver l’esprit de doute, qui est au fondement des Lumières. Mais sans tomber dans « l’ère du soupçon ». Dogmatisme des certitudes et relativisme du scepticisme absolu sont dans un bâteau, les deux doivent tomber à l’eau…Il a été
rappelé ce constat qui rend notre travail difficile : si on peut démontrer que quelque chose existe, il est en revanche impossible de prouver que quelque chose n’existe pas. On est parfois désarmé devant le « qu’en savez-vous ? »
- Il est bon de prôner la complexité, de refuser les logiques simplistes, de mettre en avant la pensée dialectique. Mais cela peut aussi conduire à des aberrations. Quelque part, Edgar Morin soulignait que la pensée complexe n’excluait nullement la pensée déductive habituelle et qui marche pour beaucoup de phénomènes. La pensée complexe peut se transformer en bouillie intellectuelle, comme le montrent parfois certaines conceptions « new age »…
- Le débat est indispensable et il faut le pratiquer en classe, dans toutes les disciplines et dès le plus jeune âge. Mais il a des limites. Ne pas confondre par exemple le débat scientifique avec le débat sociétal. Etre pour ou contre le nucléaire n’est pas un débat scientifique. Distinguer aussi le débat où on échange des idées et celui où il faut prendre une décision.
- Un individu peut avoir raison contre le groupe. Christian Morel dans Les
décisions absurdes montre combien la décision unanime peut être parfois suspecte ; pensons aussi au beau film Douze hommes en colère. le test déjà ancien dit de Aesch montre combien le conformisme conduit des individus à choisir l’avis majoritaire contre ce qui peut être une évidence. Mais les complotistes par exemple affirment que seule une petite minorité de gens avertis connait la vérité des choses, contre la vérité officielle, et cela d’ailleurs les exalte.
- Il faut toujours se méfier de présentation des faits par des personnes ayant un intérêt à les présenter ainsi. Exemple célèbre des études sur la non-nocivité du tabac payées par des industries produisant des cigarettes ou plus récemment sur le climat et l’influence des pétroliers dans la négation du phénomène. Mais il faut aussi se méfier d’un discrédit jeté sur toute personne ayant un « intérêt ». D’ailleurs, les mêmes militants qui brocardent tout chercheur lié à un laboratoire pharmaceutique ont aussi un point de vue subjectif, lié à leur lutte, qui peut les aveugler. Méfions-nous de la notion d’ »histoire écrite par les vainqueurs » qui peut conduire à réhabiliter des régimes haïssables par exemple.
- Il faut séparer nettement la fiction des faits scientifiques. Mais ne surtout pas écarter la fiction sous prétexte qu’elle « donnerait des idées ». Ce qui est grave, c’est la confusion des genres, mais précisément la fiction permet de décharger la part de rêve et de fascination qu’on peut avoir pour le paranormal ou le
complotisme. N’oublions pas que les meilleurs alliés de la Raison pour combattre les lubies du paranormal sont souvent les « magiciens » que sont les prestidigitateurs (Majax démasquant Uri Geller ou la « mémoire de l’eau »)
- Il faut combattre précisément le complotisme, même si ce n’est pas simple et en dépit des nombreuses ressources désormais mises à notre disposition. Comment cependant ne pas donner une publicité excessive à ces théories fumeuses (le récentisme par exemple qui nie l’existence du Moyen Age) qui au fond se réclament aussi de l’esprit critique, ou plutôt d’un esprit hypercritique. Il est important également de ne pas nier l’existence des vrais complots ou des situations proches du complot .
- Il faut développer l’esprit critique dans toutes circonstances : est-ce si sûr ? N’y a-t-il pas des situations où trop « raisonner » empêche la communion, la convivialité, la fête ? Un amoureux ne met-il pas un peu de côté son esprit critique ? Ne pas oublier les émotions, la sensibilité…
- Pour un pédagogue, il y a toujours à réfléchir au moyen le plus efficace de développer l’esprit critique. Ainsi, trop brusquer en secouant les représentations de ses élèves (y compris dans leur environnement familial) peut être largement contre-productif. Un dosage subtil à trouver, car poser un regard critique sur les croyances ou le mode de vie (par exemple les règles familiales) peut être douloureux pour bien des élèves. Déstabiliser, mais non troppo…
- L’esprit critique pour se développer à l’école doit aussi porter sur les objets
scolaires, à travers notamment l’évaluation. Aider les élèves à porter un regard sur leur attitude scolaire sera plus efficace si l’enseignant accepte aussi d’être à l’occasion critiqué sur certains points. Mais il ne faut pas aller trop loin et garder la maitrise des situations, sans jouer les apprentis-sorciers. Il y a d’ailleurs une progression à construire, mais surtout bien distinguer les moments où le professeur a toute sa légitimité de porteur de savoirs et d’autres où il est davantage animateur d’un groupe et où il peut être davantage dans l’incertitude.
Bref, soyons aussi critiques et lucides lorsque nous voulons former à l’esprit critique. Un long chemin qui n’aboutit jamais totalement. IL n’existe pas une compétence « faire preuve d’esprit critique » validée à jamais…
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Comme vous, j’ignore un nombre considérable de langues et je suis contraint de me servir de la béquille des traductions. Cependant, je suis certain de perdre des éléments fondamentaux de compréhension en ne lisant que des traductions. En fait, le problème qui vous anime, c’est tout simplement le fait que le latin sert aujourd’hui d’instrument de sélection. Mais ce n’est pas la faute du latin! Les enjeux de sélection utilisent et utiliseront tous les biais possibles, qu’il s’agisse des mathématiques ou du russe. Quant au privé, il sera toujours là!
Si la sélection est si efficace aujourd’hui, c’est précisément parce qu’elle n’est plus fondée sur les disciplines, mais sur les conditions sociologiques de leur utilisation. Priver les classes populaires des outils littéraires les prive des capacités critiques qu’ils véhiculent et les livrer à la décérébration télévisée.
Si je défends le latin, c’est évidemment parce que sans Cicéron, sans Sénèque, sans Tacite, notre civilisation serait bien appauvrie. Il en va de même du grec.
J’ai jeté un œil sur les EPI. Je crois tout à fait illusoire de faire recours au latin médiéval, dont la simplicité n’est pas le premier mérite. Essayez donc de lire l’Alexandréide de Gautier de Châtillon!
J’ai l’habitude de répondre quand c’est argumenté et courtois, ce qui n’est pas le cas du commentaire de J F Dru ci-dessous qui m’accuse de je ne sais quel mépris. La position victimaire est assez insupportable mais très bien portée aujourd’hui. Il est curieux qu’on ne commente que le passage sur les langues anciennes, d’ailleurs.
Mais concernant ce que vous dites, bien sûr qu’il est toujours utile de connaitre la grammaire latine, la langue latine, etc. Mais il est beaucoup de savoirs utiles et il faut choisir. Je prétends qu’on peut être cultivé, « honnête homme », savoir penser et raisonner sans avoir fait de latin ou de grec, en revanche, il est indispensable de connaitre un minimum de mythes, d’histoire de Rome et de racines (étymologie); c’est cela que je dis. Bien sûr qu’une certaine maitrise de l’espagnol me permet de mieux comprendre Cervantès, Marquez ou Vargas Llosa et que ma non connaissance du russe (malgré mes origines) me fait perdre quelque chose à Dostoievski ou Tolstoï (que j’adore lire). Mais pour autant, ce n’est pas impénétrable et justement lire certains écrivains me permet de comprendre des cultures dont j’ignore la langue (la culture balkanique à travers les romans de Kadaré par exemple). Je veux simplement remettre les langues anciennes à une place plus modeste, pas du tout les supprimer. En réfléchissant bien aux effets sélectifs, certes pas inéluctables, mais qui sont indéniables. Et il faut m’expliquer pourquoi si peu d’élèves prennent l’option au lycée, malgré des exemples où la prof de collège est formidable et plait aux élèves, fait de la pub pour l’option, fait venir la prof de lycée pour vanter l’option, lycée tout proche. IL faudrait « laïciser », « désacraliser » le débat au lieu de penser comme M. Dru que je déchire l’âme des professeurs de lettres classiques de façon fielleuse et hypocrite.
« Je conçois qu’il puisse y avoir débat sur les langues anciennes, mais débattons vraiment. N’accusons pas ceux qui ne les défendent pas comme « formation majeure de l’esprit », mais comme un élément possible parmi d’autres de la formation intellectuelle des jeunes, de vouloir renoncer à l’héritage de l’Antiquité. J’ai déjà dit mille fois qu’on pouvait très bien travailler sur les mythes, l’histoire gréco-romaine ou les étymologies sans pour autant étudier longuement la langue latine, dont la grammaire est très éloignée de la nôtre. Mais certains ne veulent pas entendre cet argument. »
Eh! bien, soit! Discutons.
Ici, dans la même phrase, deux arguments nous sont présentés ::
1. La connaissance de la langue latine n’est pas indispensable pour avoir accès à la culture latine.
2. La grammaire du latin n’est pas celle du français. Il s’ensuivrait qu’étudier la grammaire latine n’aiderait en rien à la connaissance de la grammaire française.
1. Le premier argument surprend venant de quelqu’un dont on peut supposer qu’il bénéficie d’un certain savoir linguistique. En effet, les langues ne sont pas de simples outils de communication. Elles ont une fonction bien plus essentielle, qui est de structurer une vision du monde, propre à une société donnée, dans un lieu donné, et dans une époque donnée. Renvoyons, par exemple, à un article fondamental, bien qu’assez ancien, d’Émile Benveniste, dans ses Problèmes de linguistique générale (T. I, Ch. VII) et que tout professeur de lettres devrait méditer : le contenu de la pensée « reçoit forme quand il est énoncé et seulement ainsi. Il reçoit forme de la langue et dans la langue, qui est le moule de toute expression possible ; il ne peut s’en dissocier et il ne peut la transcender ». Ainsi se pose le paradoxe de la traduction qui est à la fois omniprésente et impossible. Sur ce sujet, je ne peux que renvoyer aux ouvrages de Meschonnic, d’Heinz Wismann ou de Barbara Cassin. Les exercices de version et de thème permettent (permettaient ?) d’éprouver l’intraduisible, d’éprouver la singularité de chaque langue, et, à l’intérieur même de ces langues, de chaque écrivain ou penseur. Une traduction n’est qu’une béquille : on peut s’en satisfaire, mais c’est une malhonnêteté intellectuelle que de dire qu’elle est suffisante.
2. Effectivement, le latin n’est pas le français. Réfléchissons cependant ! Quel est le sens ici donné au mot « grammaire » ? S’il s’agit de constater que le latin (ou n’importe quelle autre langue) n’est pas le français, c’est une évidence qu’il n’est même pas besoin de discuter. Cependant, il faudra admettre que cette platitude détruit le premier argument en insistant sur la différence essentielle entre les langues.
Si, d’une autre manière, on considère que la grammaire est en quelque sorte la linguistique du pauvre, ou, pour le dire plus gentiment, qu’elle est la première étape vers une étude raisonnée et comparée des langues, alors on s’aperçoit qu’elle met en œuvre des catégories abstraites qui reçoivent, au sein de chaque langue, des formes diverses et variées. Pensons par exemple aux hypothèses de Chomsky. Alors, la différence linguistique devient alors l’objet d’une réflexion approfondie qui éclaire chaque langue par ses différences mêmes. Apprendre la grammaire latine permet ainsi de mieux comprendre le fonctionnement de la grammaire française, puis des grammaires anglaise, allemande ou grecque.
Je crains enfin que vous ne preniez pas la peine de répondre. Mais sait-on jamais!