On connait le juste reproche qui est fait par les connaisseurs de l’Islam, croyants ou non, aux « fondamentalistes » en tous genres, qu’ils soient pacifiques ou non : celui de refuser toute historicisation, toute contextualisation des propos du Coran et autres textes canoniques. Avec de surcroît une lecture très partielle et partiale de ces textes. Qu’on lise par exemple des ouvrages grand public aussi remarquables que ceux de Rachid Benzine Finalement il y a quoi dans le Coran ? ou du dominicain Adrien Candiard (Comprendre l’islam, ou plutôt : pourquoi on n’y comprend rien) qui montrent bien la nécessité d’un travail historique complexe pour saisir dans quel environnement s’est développée cette religion et comment elle s’insère dans des pratiques de l’époque, parfois en opposition « progressiste » à la pensée dominante d’ailleurs. Leçons de relativisation qui provoquent bien sûr l’ire des docteurs de la Loi rigoristes qui mesurent la taille de la barbe en se référant à tel ou tel Hadit ou discutent à l’infini de ce qui est possible ou non en matière de rapports sexuels. L’usage du portable et de l’informatique n’étant pas cité dans les textes sacrés, ils deviennent « hallal » y compris pour des causes criminelles. Resituer dans l’époque apparait pour les fondamentalistes comme un blasphème, comme c’était (c’est ?) le cas d’ailleurs des catholiques intégristes justifiant le racisme envers les Noirs à partir de quelques lignes de l’épisode de Noé et ses fils ou la violence contre les hérétiques à partir d’un extrait isolé de l’Évangile (« je suis venu apporter le glaive ») en oubliant d’autres (« la joue gauche et la joue droite). Mais le fondamentalisme ne concerne pas que la religion et ceux qui se réclamaient de Marx ont dans l’histoire combattu au nom de la lettre des textes dits fondateurs toute innovation ( d’où la gêne, par exemple, lorsqu’Engels lui-même laissait entrevoir les nouvelles possibilités ouvertes par la généralisation du suffrage universel et ouvrait la voie au réformisme pacifique dans un texte postérieur à la mort de son ami)
Tant pis si certains vont trouver le rapprochement hasardeux, mais je pense que l’attitude intellectuelle est la même chez ceux qui opposent l’école d’aujourd’hui, en pleine décadence et soi-disant fabrique d’ignorants à celle du « bon vieux temps », avec référence aux Pères de la République, sur le thème « Jules Ferry, ils sont devenus fous ». Ils prônent un « retour » au temps béni où les enseignants enseignaient, les élèves écoutaient et respectaient le maitre et les parents doublaient la punition lorsque ceux-ci étaient punis, au temps du « lire, écrire, compter » et du centrage sur les (tiens !) « fondamentaux »
Dans l’histoire de l’enseignement, certaines pratiques ont pu être avancées, voire révolutionnaires à leur époque. Vouloir les reproduire telles quelles aujourd’hui est absurde d’autant qu’on se réfère en plus à un passé largement mythique et déformé. Ainsi, l’utilisation au XIX° siècle de la plume Sergent Major a été un considérable progrès, permettant aux élèves d’écrire davantage, comme le fait remarquer Anne-Marie Chartier lorsqu’elle évoque les effets sur l’enseignement de l’évolution de certaines techniques. Dans ce contexte, la « dictée » traditionnelle a pu apparaitre comme une nouveauté intéressante dès lors qu’on ne tombait pas dans les « abus » d’ailleurs dénoncés par Ferry. La parution du Lagarde et Michard a été un progrès : enfin, les élèves avaient devant eux des textes qu’ils pouvaient lire d’eux-mêmes au lieu d’entendre seulement les commentaires de leurs professeurs. Aujourd’hui on connait bien les défauts de ces manuels qui découpaient trop de textes en tranches de façon orientée dans une certaine optique, censuraient des passages « osés » (Rabelais, etc.) ou imposaient des choix bien contestables dans le Panthéon littéraire. L’hommage rendu n’empêche nullement la critique, et même la critique sévère à l’aune du temps présent. La scolarisation des filles, même séparées des garçons, même parfois confinées à des tâches ménagères à certaines heures, était quand même un plus, quand les plus réactionnaires lançaient des diatribes contre l’école du Diable donnant de mauvaises idées aux jeunes filles. Pour autant, voudra-t-on ressusciter les cours de couture et de travaux ménagers ? (mais certaines écoles hors contrat, vantées dans les médias, n’en sont pas loin !). Prolonger l’école jusqu’à 14 ans a été à un moment donné une avancée démocratique majeure. Limiter la scolarité obligatoire à 14 ans est aujourd’hui une revendication parfaitement réactionnaire que certains avancent sans le dire ouvertement. J’ai vu autrefois un documentaire passionnant de Sylvain Roumette qui avait retrouvé un cours filmé où le professeur questionnait ses élèves autour d’un poème de José Maria de Hérédia. Ce cours était montré en exemple de pédagogie « nouvelle » quand aujourd’hui on le regardait avec le sourire, parfaite caricature du « cours dialogué » où on est davantage dans un jeu de devinettes et de pédagogie du sourcil (dont parle Meirieu à propos de ces moments de classe où l’élève essaie surtout de décoder ce que le professeur attend de lui). Concernant la laïcité, on sait (ou on ne sait pas !) que par pragmatisme et stratégie, Jules Ferry avait conservé les « devoirs envers Dieu » dans les Instructions officielles, pour ménager l’Église, mais en réduisant à un vague humanisme cette évocation. On peut d’ailleurs critiquer certains choix et rappeler les attaques venues de la gauche de l’époque contre une école « anti-prolétarienne ». On peut fustiger l’idéologie nationaliste, encore qu’il faille la relativiser et lire de près les textes, beaucoup moins chauvins qu’on ne l’a dit. Après tout, nombre d’instituteurs furent avant tout des pacifistes pour le meilleur ou pour le pire (en 1938-39).
Remettre dans le contexte d’une époque est toujours utile, mais cela demande un petit effort intellectuel que nos fabricants de libelles et d’éditoriaux bâclés n’ont pas trop envie de faire (oh, on va m’accuser d’être « méprisant », j’avoue ce pêché, je méprise ceux qui se servent d’une aura médiatique pour dire n’importe quoi sur l’école et entonner constamment l’air du « c’était mieux avant ! »)
Mais il y a plus. Lorsqu’on cite l’école de la III° République, que ce soit d’ailleurs pour la vanter avec cette expression récurrente et paresseuse de « hussards noirs » ou pour la fustiger (école colonialiste, chauvine, sélective…), on oublie que celle-ci a plusieurs facettes. On omet d’évoquer l’objectif d’émancipation, l’invitation à penser par soi-même, certes contredite par nombre de pratiques, mais existante y compris dans des textes de Jules Ferry. Claude Lelièvre et d’autres citent souvent ce passage du fondateur de l’école républicaine française qui le ferait passer pour un dangereux pédagogiste qui veut aligner vers le bas l’enseignement en retardant certains apprentissages mécaniques indispensables (suivez mon regard !)
« Il se peut que l’éducation que nous voulons donner dès la petite classe nuise un peu à ce que j’appelais tout à l’heure la discipline mécanique de l’esprit. Oui, il est possible qu’au bout d’un an ou deux, nos petits enfants soient un peu moins familiers avec certaines difficultés de lecture ; seulement, entre eux et les autres, il y a cette différence : c’est que ceux qui sont plus forts sur le mécanisme ne comprennent rien à ce qu’ils lisent, tandis que les nôtres comprennent. Voilà l’esprit de nos réformes ».
(voir aussi mon billet de blog à ce sujet)
Philippe Meirieu vient de travailler à la réédition du Dictionnaire pédagogique de Ferdinand Buisson (avec Patrick Dubois). Il est vraiment utile de relire ces articles qui contredisent une certaine image de « l’école d’autrefois », alors que d’autres, comme le dit Meirieu dans son introduction, vont dans un autre sens à l’intérieur d’une œuvre pluraliste, qui fut largement diffusé dans le milieu enseignant.
Dans l’article « pédagogie », Henri Marion refuse d’opposer ce qui serait un « art », qu’on apprendrait par l’expérience pratique et la « science » et appelle à unir théorie et pratique. « On obéit toujours à une théorie, même ceux qui médisent des théories ». La pédagogie, selon lui, doit se constituer comme « corps de doctrines si solide, si cohérent, si satisfaisant pour l’esprit que tout bon vouloir y trouve un appui sûr et une direction, tout sophisme sa réfutation, toute erreur de bonne foi sa réfutation ». On ne trouvera nulle trace d’opposition chez lui entre éducation et instruction, entre nécessaire pragmatisme et non moins nécessaire théorisation.
Lisons l’article « Ennui » où E.Pécaud décrit l’enfant « trop souvent écrasé sous le fardeau des occupations machinales » qui « a perdu son ressort », ce qui fait que « l’intérêt de la chose enseignée s’est comme évaporé en passant à travers tant d’intermédiaires, analyses à outrance, copies multipliées, leçons apprises « par cœur » (les guillemets sont de l’auteur).
Et pour terminer ce jeu de citations qui sont surtout une invitation à se procurer ce petit bijou que les éditions Robert Laffont mettent enfin à notre disposition, un extrait de « Activité » de Ferdinand Buisson himself : « Plus le rôle de la mémoire est grand, plus on s’applique à empêcher qu’il n’étouffe le libre exercice et l’effort actif de l’intelligence : on retourne de mille façons les questions que l’enfant sait dans un certain ordre et qu’il pourrait ne plus savoir dans un autre ordre ; on lui fait rédiger, dessiner, raconter et jamais copier machinalement ce qu’il a appris »
Bref, l’école d’ « avant » (sans qu’on sache toujours bien de quel « avant » il s’agit) ne mérite ni excès d’honneur ni indignité selon la formule célèbre. Mais il faudrait surtout mieux la connaitre, au-delà des images d’Épinal ou des reconstitutions de classes d’antan dans des villes ou villages faites souvent pour cultiver la nostalgie. L’inculture historique est grande en matière d’éducation, notamment dans les médias. Mais que savent vraiment de cette histoire tant de nos beaux penseurs ?
Pour en revenir au point de départ, sachons replacer dans le contexte d’époques révolues certains phénomènes, qu’il faut toutefois décrire dans leur complexité, ce n’est qu’ainsi qu’on peut dégager ce qu’il peut y avoir aussi sinon d’éternel, du moins de permanent et d’universel. En cette période où se déroulent les journées de l’Histoire de Blois, rendons hommage à ceux, finalement assez peu nombreux, qui s’attachent à étudier en profondeur l’histoire de notre école, qui contient comme dans toute histoire ses zones d’ombre et de lumière. Plutôt que de pérorer sur l’uniforme, le prédicat ou le soi-disant roman national…