Tout le monde peut évoluer. Le cinquantenaire de mai 68 peut inciter à revenir sur certains itinéraires, certains parcours et constater les changements de cap, parfois considérables, chez de nombreuses personnes. J’aime beaucoup la réflexion de Brecht qui, lorsqu’il entendait quelqu’un lui dire : « oh, vous n’avez pas changé ! », déclarait commencer à s’inquiéter.
Pour ma part, je suis totalement revenu de croyances au Grand Soir, au paradis chinois (le savoureux slogan de ceux qui ironisaient à juste titre sur les maos français était : « les pro-chinois en pro-chine »), à l’Empire du mal impérialiste américain ou au rejet de « l’école des flics et des patrons ». J’en veux quand même beaucoup à ces gens apparemment sérieux qui faisaient semblant de décrire le réel de la Chine par exemple, ou qui s’aveuglaient et nous aveuglaient, tels le journaliste du Monde Alain Bouc (voir ici), l’économiste Charles Bettelheim (prénom corrigé suite à un lapsus avec Bruno!) ou l’équipe de Tel Quel sous la houlette de Sollers, qui avait réussi à entrainer Roland Barthes dans la triste aventure. Leurs témoignages rappelaient certains voyages dans les pays de l’Est jadis, côté Edouard Herriot (niant la famine en Ukraine et déclarant « les greniers sont plein » et non côté Gide et de son admirable Retour d’URSS .
Mes yeux se sont décillés dans les années 70 avec les récits de réfugiés chinois à Hong Kong ou le petit livre de Lacouture Survive le peuple cambodgien (1978). Je pense être resté fidèle cependant à ce qui motivait mon adhésion à des utopies dont je ne voyais pas le caractère totalitaire et sanguinaire : un souci d’égalité, le refus de l’injustice, l’aspiration à une démocratie véritable( que je croyais voir par exemple à l’œuvre dans les « communes populaires », et qui rejoignait la séduction qu’opérait l’idée d’autogestion, tant pis pour les incohérences qui sautent aux yeux aujourd’hui). Mais quelque part, j’ai honte d’avoir soutenu des assassins, d’avoir encensé des criminels absolus, d’avoir pu, à un très modeste niveau, cautionné des massacres sans nom. Je m’étonne qu’on puisse être complaisant en 2018 envers ces idéologies qui ont conduit à la mort des millions de gens (entre les déportations staliniennes ou la terrible famine suite au Grand Bond en avant…)De même malgré l’immense estime que j’ai pour Suzanne Citron récemment disparue et la grande fierté de faire partie de l’équipe des Cahiers pédagogiques, je ne peux nier que la publication en 1975 d’un dossier « l’école en Chine » est une tache dans la collection, car l’esprit critique avait disparu dans cette évocation biaisée d’un système éducatif quelque peu idéalisé. Une phrase comme celle qui conclut un dossier plutôt favorable ne passe pas aujourd’hui: « la quête de communistes chinois pour une école non sélective, insérée dans la société, pour une connaissance greffée sur la pratique est une expérience historique, dont nous devons mesurer l’importance », de même que l’affirmation que les enseignants chinois semblent être « heureux » de leur système. ». il est vrai qu’il s’agissait d’opposer à cette école censée participative et populaire notre système éducatif, sélectif et élitiste. Or, on sait bien que cette critique toujours nécessaire ne doit surtout pas nous faire avoir la moindre complaisance pour des systèmes non démocratiques ni nous faire croire à des paradis pédagogiques, fussent-ils plus crédibles, malgré l’attirance qu’on peut avoir sur la Finlande, l’Ontario ou l’Ecosse (mais on est loin de l’aveuglement soviético-chinois bien évidemment!)
Tout le monde peut évoluer. Mais s’être lourdement trompé, avoir soutenu de façon virulente des positions aujourd’hui inacceptables, devrait conduire à l’humilité, et surtout une certaine reconnaissance d’erreurs passées. Beaucoup de « soixante-huitards » le font et échappent aux caricatures faciles qui sont faites aujourd’hui. Mais un certain nombre de polémistes qui sont parfois, pas toujours, des « intellectuels » conservent aujourd’hui le même dogmatisme, la même arrogance, la même absence du respect pour ceux qui ne pensent pas comme eux et pour le moins n’évoquent jamais cette période où ils justifiaient l’injustifiable. Mis à part Alain Badiou qui, cohérent, continue de penser que la Révolution culturelle chinoise fut un grand moment émancipateur (mais la cohérence et la fidélité ne sont nullement des vertus morales !), tant d’autres ont tiré un trait tout en gardant la même hargne, la même étroitesse de vue qu’à l’époque, la même « haine ». Ainsi, hier, Jean-Claude Milner fustigeait les pédagos (l’un des premiers à le faire) dans un livre fameux, lui qui fut un militant pur et dur du maoïsme. Aujourd’hui, un Brighelli insulte de manière grossière les « pédagogistes » qu’il accuse d’avoir créé une école formant des djihadistes (oui, il faut le lire pour le croire !), faisant oublier lui aussi son adhésion enthousiaste à la Grande Révolution Prolétarienne. Et qui aujourd’hui soutient l’extréme-droite (Dupont-Aignan) dans un itinéraire en zig-zag qui le mène de Chevènement à Bayrou, en passant par Sarkozy et bientôt Le Pen ?
L’extrême-gauche mène à tout, au meilleur comme au pire. Après tout, Barroso a lui aussi été maoïste.
Dans cette mouvance extrême, il y avait aussi le trotskisme qui n’a pas trempé dans les crimes, du fait d’ailleurs de n’avoir jamais été au pouvoir. On aimerait là encore cependant que ceux qui ont été dans cette mouvance et qui s’en sont éloignés, expliquent aussi ce qui les a fait changer, et que cela les conduise là encore à un peu d’humilité, de réserve, de respect des autres. C’est loin d’être le cas. Récemment, Philippe Raynaud, spécialiste de sciences politiques, a été nommé (malgré sa faible connaissance du monde éducatif) à la vice-présidence du Conseil supérieur des programmes. Il se trouve que je l’ai bien connu en prépa, puis à l’ENSup. Il était alors (années 70) un militant engagé de la Ligue Communiste Révolutionnaire. Rien de déshonorant, mais l’évolution radicale qui l’a conduit à soutenir le conservatisme et les aspects les plus droitiers du macronisme aujourd’hui devrait l’inciter à la prudence intellectuelle quant aux jugements rendus. On en est loin par exemple avec cet article de Causeur de juin 2015 où il pourfend la réforme du collège (il affirme dans le sous-titre que « seules les filières d’excellence favorisent la mobilité sociale » sans vraiment étayer son propos très hostile à une sociologie de l’école qui ne manque pas d’arguments pourtant). Certes, le ton reste poli (rien à voir avec les diatribes de Brighelli, Zemmour ou hélas de Julliard). On est loin du débat intellectuel sérieux, qui s’appuierait sur des faits. Une pointe de naïveté me fait espérer qu’au Conseil supérieur des programmes, quelque chose de la flamme de l’adhésion à des valeurs émancipatrices et égalitaires de sa jeunesse, empêcheront le vice-président de cette belle instance de sombrer dans la restauration et dans le culte passéiste d’une école d’ « avant » aussi idéalisée que la Russie léniniste l’était pour les trotskistes.
Tout le monde peut et doit évoluer. Y compris en revenant en arrière quand il le faut. Mais à une époque où on aime exalter la haine (bel oxymore que « aimer la haine »), pourfendre les adversaires, clamer haut et fort des idées parfois rancies, j’ai envie, à contre-courant, de plaider pour une modération, un sens de la nuance qui n’ont rien à voir avec la mollesse. Qui s’est trompé hier peut se tromper aujourd’hui. Qui a affirmé des sottises ou pire des insanités doit le reconnaitre humblement. Loin de la logique des réseaux sociaux ou d’organes de presse méprisables qui colportent les idées les plus simplistes et appellent à l’ostracisation de ceux qui ne pensent pas comme eux (je cite Le Point, Causeur, Valeurs actuelles…) La pensée complexe, le sens de la nuance, l’échange d’arguments étayés sur des faits, la rigueur intellectuelle, tout cela n’est pas facile ! Mais indispensable…
oui, bien sûr, quel lapsus! Ceci dit, Bruno s’est bien trompé lui aussi (l’autisme, la position dogmatique sur les contes de fées), mais il reste quelque chose de son oeuvre. Charles B. (j’avais insisté à des conférences à l’école pratique des hautes études) et lu son petit livre chez Maspéro, il n’y plus grand chose à en tirer aujourd’hui! je corrige pour Bettelheim. Merci de me l’avoir signalé.
L’économiste c’était CHARLES Bettelheim. Bruno c’était le psychanalyste américain.
C’est un détail. Sur le fond il y a beaucoup à dire. Mais bon …
merci beaucoup, je n’ai pas lu cet ouvrage -là, mais c’est bien qu’elle se soit expliquée là-dessus. Notons aussi à la même époque le livre de Baudelot et Establet « l’école capitaliste en france » qui contient des éléments de critique de notre système toujours pertinents, mais à la fin un éloge de la GRCP (la révo cul, comme on a dit) assez étonnant (je ne crois pas que ces deux intellectuels, que j’estime beaucoup, se soient expliqués là-dessus). Je pense qu’il faut revenir sur les errances, dans un temps où on trainait dans la boue Simon Leys et où on se battait contre le bien innocent film de Jean Yanne. Par ailleurs, il y avait chez certains tentés par un « nouveau grand espoir » qui se levait à l’Est (d’autres chantaient comme la grande Colette Magny: « un grand espoir c’est Cuba ») des intentions généreuses et une aspiration à « autre chose » , pas chez tous (j’ai peine à croire que cette générosité pouvait exister chez ceux qui aujourd’hui sont xénophobes, identitaires et méprisants comme Brighelli et consorts…
Dans son autobiographie « Mes lignes de démarcation » (2003), Suzanne Citron revient longuement et très honnêtement sur son voyage en Chine (1974) dans un « examen critique » qu’il faut lire. « Sur quelle base tenter aujourd’hui l’analyse critique de mes enthousiasmes ? Comment faire part de mes illusions, de ma cécité, mais peut-être aussi d’ébauches d’inventions aujourd’hui oubliées ? (…) Je peux admettre avoir succombé à la propagande et au rêve (…) mais selon quel angle dois-je interpréter mon regard d’il y a presque trente ans ? (…) » La bureaucratisation qu’elle a toujours reprochée à l’EN lui fait écrire : «je pensais qu’ un effort permanent pour débureaucratiser empêcherait l’institutionnalisation d’une nomenklatura chinoise. » Ces 20 pages qu’elle consacre à ce voyage montrent ses interrogations, ses illusions, la conscience qu’elle a d’avoir été aveuglée. Mais des errements dont elle donne une explication à propos de l’article « dithyrambique » qu’elle donne au Monde en novembre 74 : « je persiste à penser – écrit-elle en 2003 – que la critique souvent entendue de l’ancien système chinois purement livresque et de son bourrage de crâne devait être fondée et je reste convaincue de l’intérêt pédagogique et humain des interférences entrevues entre transmission des savoirs abstraits, éducation artistique poussée, apprentissages manuels en atelier ».