Enseigner au XXI siècle

I am not a hero

Le président Macron vient, très récemment, de faire l’éloge des professeurs de français, « héros bien particuliers ». L’ayant été (professeur, pas président) pendant de longues années et considérant l’être toujours un peu, je devrais peut-être me sentir flatté et honoré. Eh bien, pas vraiment ! Et puisque Emmanuel Macron shirt-je-ne-suis-pas-un-heros-blanc-pour-homme-et-femmes’exprime souvent en anglais (ce que je trouve normal et j’apprécie la hausse du niveau de maîtrise par le président français par rapport à ses prédécesseurs), j’ai envie de lui répondre que je ne me sens pas « a hero ».

J’ai toujours été agacé par le privilège que s’auto-attribuent les professeurs des « Humanités ». Vieille tradition française. Certes, les enseignants de français  contribuent à «  forger l’esprit, la sensibilité, la mémoire, la curiosité », pour reprendre les mots macroniens, mais ils ne sont pas les seuls et je ne vois pas pourquoi ils en seraient une figure centrale. Pourquoi ne pas dire la même chose des enseignants de sciences par exemple ? Ceux-ci sont souvent plus modestes, il est vrai et moins bruyants médiatiquement (il est vrai que les journalistes sont souvent assez incultes en sciences). D’autant que le combat pour une meilleure appropriation des ressources de la langue française (je préfère formuler ainsi plutôt que ce vocable à mon avis peu pertinent de « maitrise de la langue ») ne doit surtout pas être l’apanage des spécialistes du « français », mais s’étendre à tous les enseignants.

J’aime la littérature, et particulièrement les romans. Ne pas en lire est un moins, et peut empêcher de comprendre bien des phénomènes de la vie. Je ne serai pas professeur de français si je n’aimais pas la lecture, la poésie, aller voir des pièces de théâtre, vibrer pour de beaux vers de Racine ou avoir les larmes aux yeux en lisant et relisant des passages des Misérables (à écouter sur France culture en ce ces-dessins-te-montrent-tes-super-heros-preferesmoment). Mais je n’aime pas le culte de la littérature, cette adoration béate et bébête qui fait oublier qu’elle ne peut « sauver le monde ». Certes, Trump est inculte et ne lit jamais, parait-il. Mais Staline connaissait des vers de Shakespeare par cœur et Céline a été le grand romancier qu’on connait et la crapule absolue qu’on connait aussi. De même, si la littérature peut nous aider à comprendre le monde, elle peut aussi nous éloigner de cette compréhension. Est-on sûr qu’on perçoive bien les conceptions dominantes de l’amour au XVIIème siècle en lisant les classiques ou de saisir ce qu’a été la Révolution de 1848 dans sa richesse en lisant L’Education sentimentale ? Et lorsqu’on étudie, par exemple en troisième, la littérature engagée, il faut à la fois louer les beaux poèmes de combat de Aragon ou image0-2010-01-25-09-29-33--0100.jpegBrecht, mais aussi faire voir les limites d’un engagement partisan, la beauté des vers d’Agrippa d’Aubigné ne doit pas aveugler sur le fanatisme qu’ils justifient parfois. Eluard écrit de si beaux vers sur la tragédie de Guernica, et de si sinistres sur l’éloge du grand Staline…

De la même façon, si les professeurs de français sont bien là pour accompagner les élèves dans l’usage des trésors de notre langue, ils ne doivent surtout pas être les seuls. Je m’inquiète aussi de l’énumération des activités proposées par E. Macron : « des exercices multipliés, de la dictée à la pièce d’éloquence, de la lecture à voix haute à la chanson, de la récitation à la réflexion sur la racine des mots, qui passe par la revitalisation résolue des langues anciennes ». Rien sur la capacité à argumenter, à expliquer, à construire un texte cohérent, à créer. Cela va, hélas, de pair avec la suppression annoncée de l’écriture d’invention au bac de français. Alors même qu’il faudrait promouvoir, comme le propose Françoise Cahen, une épreuve d’écriture littéraire, ce qui est peut-être la meilleure façon de mettre en avant la littérature.

Mais il y a plus. Ce qui continue à me consterner, c’est qu’un président de la République, à vrai dire un peu monarque, édicte, au mépris du travail d’élaboration de programmes, au mépris de ce qui se fait sur le terrain depuis des années, et pas par les « chers professeurs » de certaines associations que le ministre privilégie, en matière d’innovations, mais aussi du travail de fourmi pour une meilleure orthographe, pour un meilleur vocabulaire, pour une meilleure syntaxe, à travers des activités variées, bien plus variées que dans l’énumération ci-dessus, qu’un président donc se permette d’édicter « ce qu’il faut faire ». Le plus amusant, si on veut, c’est la soi-disant réhabilitation des « œuvres intégrales » contre l’idée d’extraits qui serait, si on lit entre les lignes, l’apanage des innovateurs récents. arton7391Quand on sait qu’au contraire, dans les années 70, sous l’impulsion notamment de l’AFEF, qui vient de fêter ses cinquante ans et dont je suis un adhérent de longue date, nous, les « pédagos » nous sommes battus contre le lagardetmichardisme, pour les œuvres complètes. Celles-ci ne s’opposent pas aux extraits, mais doivent être intégrées dans une logique globale. D’autant qu’il y a mille façons d’aborder une œuvre, surtout dans les plus petites classes. Cela passe par le recours raisonné aux romans de jeunesse comme « passeurs », puis par une progressive accoutumance à des œuvres exigeantes, mais abordables. Le « plaisir de lire », l’acceptation des longueurs, qu’évoque le président, cela ne se décrète pas. J’ai toujours détesté l’expression « lecture-plaisir », qui s’opposerait à quoi au juste ? Lecture-ennui ? Lecture-souffrance ? Mieux vaut parler du travail de fond qu’il y a à accomplir pour que naisse le plaisir de la découverte des codes de la littérature. Et cela passe bien souvent par les interactions lecture-écriture (changer de point de vue, pratiquer le pastiche, se mettre dans la peau d’un écrivain, etc.)

Ce qui est curieux, mais fait partie à mon avis des contradictions du « macronisme », c’est le contraste dans le discours présidentiel entre conservatisme et progressisme. Conservatisme autour de l’enseignement du français, la faible ouverture culturelle qu’il relève (à part peut-être l’encouragement à étudier des  œuvres étrangères traduites. « Parler une langue s’acquiert par des efforts. », nous dit-il. Et le plaisir, la motivation à créer chez les élèves ? On ne parle guère ici des projets d’écriture, des opérations conviviales autour de la lecture, les débats philo, etc. L’effort érigé en principe et non un moyen qui ne peut être mis en œuvre qu’associé à la motivation, justement.
Contraste donc avec un certain progressisme concernant une nouvelle conception de la francophonie, loin de l’impérialisme du français de France. « En faisant de la langue des colons leur langue, les anciens colonisés ont aussi apporté à notre langue cette expérience de souffrance qui enrichit notre langue (…) Mais il serait arrogant de dire que le Français serait la langue de la liberté : on a torturé en français, on a fait des choses merveilleuses en français, il y a toujours des tyrans qui règnent en français. Nous travaillons dans la même langue à panser nos plaies. Elle est la langue des combats pour l’émancipation. Elle est la langue des journalistes, des opposants, des bloggeurs dans tant et tant de pays où on se bat en français pour la liberté. (…) Parler le français, l’écrire, c’est entrer dans une immense communauté d’expériences et de regards » Pourquoi dès qu’il s’agit de l’école, cette ouverture semble-t-elle disparaitre au profit de la nostalgie du temps des « règles », des dictées et des leçons de vocabulaire ?

Donc, prof de français et fier de l’avoir été avec des élèves que j’ai vu progresser, prendre plaisir à écrire, à lire, pas toujours bien sûr, mais plus qu’on ne pourrait le penser. Fier de ce cri du cœur d’un jeune homme dans la rue m’interpellant, ancien élève, et me disant que je lui avais fait aimer le français (il faisait un petit boulot par ailleurs) ou de cette autre qui mettait sur les réseaux sociaux comme livres de chevet des œuvres qu’on avait étudiées en classe. Pour autant, rien d’héroïque là-dedans. On pourrait arrêter de galvauder le qualificatif de « héros ». J’écris cela le jour où un policier risque la mort après avoir sauvé un otage (près de Carcassonne). Je me souviens avoir fait travailler mes élèves après Fukushima sur un article mettant en avant le vrai héroïsme de pompiers risquant la contamination pour sauver la population environnante. .Sans parler de tous ces héros de l’Histoire que je vois davantage dans les aviateurs britanniques de l’été 40 ou les dissidents soviétiques ou chinois luttant pour les droits de l’Homme que bien sûr dans les grands guerriers glorifiés dans notre soi-disant « récit national ». Même si elle n’est pas tout à fait juste, on peut rappeler la fameuse phrase de Brecht dans La vie de Galilée : « Malheureux le pays qui a besoin de héros »

 

Commentaires (3)

  1. Rousseau

    Merci Jean-Michel pour ce texte auquel j’adhère, modeste et consciencieuse professeure de français en collège que je suis.

  2. Agnès

    Bonjour,
    Je ne pense pas qu’enseigner le Français ou la Littérature fasse de quiconque un héros.
    Même si le Président le dit ou l’écrit ou l’insinue.
    Revoyons la définition de l’héroïsme.
    Mais nous pouvons collectivement devenir des combattants de l’écriture sans fautes; il est devenu quasiment impossible de trouver un article, une publication (je ne parle pas des posts/échanges sur les réseaux sociaux, d’une pauvreté lexicale et syntaxique pharaonique) vierge d’erreurs de grammaire ou d’orthographe.
    Observé encore hier soir lors d’un conseil de classe au collège (en tant que parent): il a fallu reprendre 1/3 des commentaires écrits par le Prof Principal pour « fautes de frappe » (ah ah, elle a bon dos la faute de frappe!)
    Aujourd’hui écrire correctement vous permet d’appartenir à un club de « happy few »…juste pour le fun. Quel plaisir parfois de croiser un autre membre!
    J’ai 3 enfants: j’ai transmis cette conviction à l’un des 3 seulement, pour les 2 autres c’est fichu!!!Tablettes, smartphones et vidéos à gogo tuent l’envie de lire chez les ados. Sans lecture, comment maîtriser l’écrit?

    Restons d’humbles combattants et laissons l’attribut de héros aux rares humains qui le méritent.

  3. Denis PAGET

    Bravo Jean-Michel pour cet éloge du quotidien !
    Pourquoi vouloir à tout prix des « premiers de cordée » ou des « héros » ? La bataille de l’intelligence et de la culture est celle de tous et surtout des plus modestes qui tous les jours tentent l’expérience de rendre le monde plus humain en partageant le savoir.

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