Charlie Hebdo a publié récemment un hors série « Profs, les sacrifiés de la laïcité » à la tonalité sombre et dramatique, dénonçant une « lâcheté » de l’institution devant la montée des intégrismes religieux (principalement islamique), institution qui abandonnerait les enseignants, victimes numéro 1 de ces trahisons. Dans un entretien au Parisien, le rédacteur en chef du magazine va plus loin encore, déclarant qu’on avait une génération d’ados « foutue ». Rien moins que cela!
Qu’on me permette ici, avec tout le respect que j’ai envers ce journal devenu symbole, de ne pas partager cette vision et de contester globalement le fond et la méthode utilisée pour produire ce hors série. J’ai défilé en scandant le nom de Charlie, ai participé à des hommages, ai été comme tant de concitoyens bouleversé par la disparition de ces fabuleux dessinateurs. J’ai horreur de l’intégrisme religieux, qu’il débouche sur le terrorisme ou qu’il soit simplement « conservateur », gardien d’une morale archaïque, ennemi des femmes et de tout ce qui fait la saveur de la vie. Je ne me sens aucunement relativiste et ne confonds pas l’ouverture culturelle avec la tolérance envers les atteintes aux droits de l’homme. Je ne considère pas que le voile soit un vêtement comme un autre et que refuser de serrer la main à une femme soit un acte banal. J’ai enseigné de longues années dans un collège comprenant une majorité de jeunes de religion musulmane (probable, et jamais certaine, contrairement à ce qu’affirme un prof du dossier parlant de ses élèves, on ne leur demande pas leur religion!) . Et je me sens parfaitement laïque.
Avec tout cela, je me permettrai quelques remarques sur ce qui est dit dans ce dossier, qui ne me semble pas à l’honneur du journal, qu’on a parfaitement le droit de critiquer, lui qui, à juste titre, a toujours combattu les sacralisations et doit donc l’appliquer à son propre cas..
Il y a d’abord la méthode. Si l’on comprend bien, le numéro est surtout constitué de témoignages anonymes, reçus suite à un appel lancé par la revue. On sait aujourd’hui, à l’ère des réseaux, qu’on peut pour le moins être réservé sur cette façon de procéder. Quels moyens de vérifier qu’il s’agit bien de témoignages fiables, étayés ? Pourquoi les établissements ne sont-ils pas cités, et surtout les noms des professeurs ? Je sais, on va me dire, que ces courageux enseignants n’ « osent » pas s’exprimer autrement que de façon masquée. Mais on aurait aimé qu’au moins Charlie nous en dise plus sur cette collecte. Surtout quand ces enseignants mettent en cause leurs collègues ou l’administration, comment vérifier leurs dires ? On connait trop sur les forums ces commentaires qui relatent telle anecdote, telle parole d’inspecteur ou de formateur qui aurait dit que…, qui aurait agi de telle ou telle façon… sans qu’on puisse vérifier quoi que ce soit. J’ai moi-même été victime de calomnies par des personnes qui soi-disant « me connaissaient comme collègue », ce dont je doute. La rigueur est quand même bien absente de ce numéro et cela est gênant.
Une des rares enseignantes citées sous leur nom est Anne-Sophie Nogaret, auteure de Du Mammouth au Titanic, qui pourfend ce qu’elle appelle le pédagogisme et affiche un mépris de la jeunesse réduite à une caricature. C’est le droit de Charlie d’utiliser une telle référence, mais il existe tout de même d’autres personnalités du monde enseignant qu’on aurait pu interroger et qui ne sont pas ces soi-disant »militants de la laïcité « ouverte » ou « inclusive » que dénonce dans son éditorial Gérard Biard. Pour ce dernier, il semble n’y avoir que deux camps : celui des laïques (tant pis si ce camp comprend aussi des défenseurs des « valeurs chrétiennes ») et celui des traitres à la laïcité et des lâches qui laissent celle-ci dépérir. Je suppose qu’on met sur le même plan les Indigènes de la République, ce groupuscule bruyant mais très minoritaire et quelques rares intellectuels qui les défendent et des personnes comme Jean-Louis Bianco dont on aimerait bien savoir en quoi ses positions contreviennent avec la laïcité qui par définition est ouverte et inclusive, sans guillemets, qui est un principe constitutionnel et non une sorte de religion ou de « valeur ». Jean-Pierre Obin est également cité. Si l’on peut émettre des réserves sur le rapport qu’il a piloté voici près de 15 ans, si on peut diverger avec lui sur certains points, on aura du mal à le placer dans le même camp que madame Nogaret qui doit détester par exemple les propositions de Terra Nova sur la réforme du secondaire, sur la formation des enseignants, propositions qu’a défendues mon ami Jean-Pierre dans des groupes de travail dont je m’honore d’avoir fait partie. Les choses sont beaucoup plus complexes que ce qui est dit dans des textes où la pédagogie active et impliquante semble du côté de la « démagogie » et où toute pensée nuancée est immédiatement caricaturée et stipendiée.

au cours d’un projet en quatrième, on visite une église. Deux jeunes élèves très probablement musulmans, pénêtrent, me disent-ils, la première fois dans un tel lieu de culte, qui les impressionne (silence, lieu insolite). Aucun problème cependant et ils écrivent sur ce moment, comme c’était demandé.

parmi de multiples images étudiées en sixième autour de la Bible, sans aucun problème, une projection d’enluminure ottaomane représentant Gabriel arrêtant le bras d’Abraham. « ah, bon, c’est comme Ibrahim et Djibrill! »
On peut très bien s’inquiéter effectivement de comportements intolérants, de réactions d’élèves ou de familles qui nous consternent. Je pourrais en citer beaucoup, et m’inquiéter à juste titre de leur progression. C’est vrai, il y a une vingtaine d’années, mes élèves ne vérifiaient pas si les biscuits offerts par d’autres ne contenaient pas par hasard un composant alcoolisé et n’étaient pas aussi obsédés par le Hallal. Mais déjà je me souviens de cet élève de sixième si gêné lors de la visite au Louvre devant des statues de dieux qu’il ne devait pas regarder en tant que témoin de Jéhovah, de ces élèves qu’il fallait convaincre d’entrer dans la cathédrale (oui, convaincre, et j’y parvenais, en montrant que cet acte n’avait rien de religieux, aurais-je dû donc brandir la sanction, comme sans doute le voudraient les « intransigeants » ?). Je ne nie pas certains phénomènes relatés dans ce numéro. Les dispenses abusives de piscine, ça existe, mais faire croire que les enseignants n’essaient pas de lutter contre ces phénomènes est vraiment à mille lieues de la réalité majoritaire (voir page 14 par exemple, un des nombreux témoignages qui mettent en cause les « collègues »). Ce que je conteste, c’est l’unilatéralisme, les effets d’accumulation et le refus de prendre en compte d’autres réalités. Je pourrais raconter ma visite au musée d’art Juif, avec ces jeunes élèves musulmans écoutant (religieusement ?) l’excellente guide expliquant ce qu’étaient les rites judaïques, et sa réponse sereine à l’interrogation de cette élève, par ailleurs d’une gentillesse extrême : « on dit que les Juifs sont avares, est-ce vrai madame ? » Je pourrais évoquer tous ces projets dont nous nous faisons écho dans les Cahiers pédagogiques de découvertes du fait religieux, de la compréhension des autres. Je pourrais faire état de tout ce que nous avons publié en janvier 2015 puis en novembre, sur les façons de vivre en classe les lendemains si difficiles des tragédies parisiennes. Je pourrais parler de l’action admirable de nombreux chefs d’établissement, sachant combiner la fermeté quand c’est indispensable et la souplesse quand il s’agit de faire œuvre de pédagogie et non d’un autoritarisme stérile, improductif à moyen terme.
Il est incroyable qu’un enseignant d’Histoire, page 8, ose dire qu’il n’existe pas de ressources pour enseigner l’éducation morale et civique en seconde et se déclare « impuissant », alors même que des fiches et documents sont nombreux sur Eduscol. Qu’il pointe une formation insuffisante, certes, mais n’exagérons pas. Quand on se destine à ces disciplines, on sait qu’on aura au programme l’EMC tout de même ! Il est aussi incroyable qu’une professeure d’école reprenne un propos supposé de collègue lui disant qu’il faut éviter de travailler sur le conte des trois petits cochons pour ne pas être en proie aux protestations de parents musulmans. Je sais bien que c’est arrivé, mais je pourrais citer l’école tout proche de chez moi et où j’ai précisément assisté à une séance qui évoquait longuement les variantes de ce conte, avec fabrication d’une amusante maquette, avec une majorité d’élèves musulmans. Page 11, des dessins de Riss laissent penser qu’être complaisant envers les pires insanités proférées en toute liberté par des élèves niant la Shoah ou vantant la platitude de la Terre est une voie royale pour être…inspecteur d’académie (on voit le message !) Est-ce que vraiment, on est dans cet « océan d’incompréhension, de haine, d’incompétence, d’irresponsabilité, d’ignorance » que dénonce un prof de collège du 93 page 38 ?
Autre exemple de mauvaise foi. Page 37, le livret Laicité du ministère est cité de façon tendancieuse, du fait même de l’absence de contextualisation. Il est dit effectivement que « dans les disciplines scientifiques (SVT, physique-chimie, etc.) il est essentiel de refuser d’établir une supériorité de l’un sur l’autre comme de les mettre à égalité. » Quand on lit l’ensemble du texte, on voit bien qu’il s’agit là du refus de mêler sciences et religion, de ne pas se laisser entrainer sur le terrain de la comparaison entre ces deux approches. La science n’est pas effectivement supérieure à la religion, mais d’un autre ordre ; c’est ce qui explique que de grands astrophysiciens ou biologistes sont croyants, mettant à part Dieu dans leurs recherches. Peut-être la formulation ministérielle aurait-elle dû être davantage développée pour ne pas laisser de place aux malentendus, mais l’esprit du texte est bien d’établir une séparation qui seule peut permettre de la sérénité dans la classe. Car le professeur qui proteste contre cette idée, que défend-il ? Qu’il faudrait dire aux élèves que la science est supérieure à la religion ? C’est transformer dès lors la laicité en une machine de guerre anti-religieuse. Personne ne peut détruire l’idée qu’il y a un « dessein intelligent », mais personne ne peut établir de preuves divines dans la complexité de l’univers. Le tout est de bien séparer croyances (qui touchent au « pourquoi » métaphysique) et faits et explications scientifiques (où on est dans le comment). C’est bien le sens de la phrase : « éviter la confrontation ou la comparaison du discours religieux et du savoir scientifique » Quelques lignes plus haut, il est bien dit par ailleurs que « tout texte, toute œuvre peut être soumis(e) à l’examen et au débat », qu’il ne faut en aucun cas accepter intolérance et violence de la part des élèves ; tout cela dans l’esprit de la charte de la Laicité que le dossier semble considérée comme un texte hypocrite et dérisoire.
Certes, deux pages plus optimistes nous présentent des exemples de « laïcité qui marche ». A savoir des enseignants qui organisent des débats, discutent, comme cet enseignant de l’Aube qui évoque les moments de travail où « les élèves savent qu’ils ont une liberté de parole qui n’a aucune limite que le respect de l’autre et le temps que l’on peut y consacrer ». Mais ces quelques rares témoignages positifs sont présentés comme au fond exceptionnels, marginaux, alors qu’ils sont bien plus fréquents qu’on veut ici nous le faire croire et que le soutien de l’administration est bien plus important que ce qui est dit. Pourquoi ne pas évoquer ce que font certains profs exemplaires telle cette collègue du fameux « collège des foulards » où j’ai enseigné autrefois pour qui la meilleure réponse à l’obscurantisme est d’aider les élèves à s’exprimer et à s’écouter, voir à ce sujet ce beau portrait de cette professeure, Rym, et de son élève, Chirine dont on peut apprécier l’éloquence très « laique » du coup ?
Ce qui semble valorisé quand même dans ce dossier, c’est l’intransigeance qui seule serait payante : pas de mères voilées dans les sorties, pas de compromis concernant les absences lors des fêtes religieuses, pas de prise en compte de la part de provocation adolescente dans certains propos, et même pour l’un des témoins, approbation de la suppression des menus de substitution, tant pis si on est d’accord avec le FN. Il y a les « bons », victimes innocentes parce que défenseurs de la laïcité et en face les « méchants » qui tolèrent, qui justifient tout au nom des « arrangements », qui pactisent avec l’ennemi. Comme si les choses n’étaient pas plus compliquées, comme si un des objectifs que l’on doit rechercher, c’est que la laïcité, cette si précieuse laïcité (dont personne n’a le monopole), apparaisse comme libératrice et pas du tout comme une ennemie des religions.
Jamais dans le dossier ne nous sont présentées des manifestations de rejet de la religion musulmane, le racisme semble absent, les discriminations inexistantes. Comme si cela ne nourrissait pas la propagande islamiste qui a tout intérêt à présenter la laïcité comme une machine de guerre antireligieuse. Pour ma part, j’ai du mal à utiliser l’expression « islamophobie ». Bien sûr, on a le droit de critiquer la religion musulmane, comme les autres religions, même si on oublie que bien des crimes ont été aussi commis par des régimes très peu religieux (Chine, URSS et d’une certaine façon l’Allemagne nazie très antichrétienne). Mais le phénomène de rejet des Musulmans en France, même s’il est mal nommé sous ce vocable douteux, est-il absent ? Y compris à l’école ? On aurait aimé aussi que ce soit évoqué, en montrant aussi la supercherie de la défense de la laïcité par les Le Pen, Philippot ou Wauquiez. Et qualifier celle-ci d’inclusive ou d’ « ouverte » n’est nullement un scandale dès lors que l’adjectif n’est pas là pour ajouter une information supplémentaire mais plutôt pour souligner un caractère structurel de la notion. Terminons par la conclusion du bel article de Ferdinand Buisson dans le Dictionnaire de pédagogie de 1887 où il reprend les paroles de Jules Ferry s’adressant aux préfets et évoquant les nouvelles lois : « vous êtes seul juge des ménagements à garder ; et pour ne marquer la limite dans chaque espèce, vous rappellerez toujours que le gouvernement, plein de confiance dans le bon sens public, a la prétention, tout en faisant respecter la loi, de la faire comprendre et de la faire aimer. » Faisons tout pour que la laïcité soit « aimée » et non considérée comme ennemie brutale, et ayons une vision plus diversifiée et plus authentique de l’école française qui n’est pas ce champ de ruine décrit dans ce dossier unilatéral, loin d’être le meilleur qu’ait publié Charlie, qu’on ne « suit » pas sur le coup.
On attend pas de Charlie une analyse scientifique et réfutable. On attend de Charlie impertinence, humour, décalage, irrévérence et c’est ce qu’il donne. Probablement que tous les témoignages ne sont pas fondés et sincères comme ne l’est pas non plus l’impression médiatique que le problème n’existe pas où qu’il se résume à une histoire de voile. Les idées contre les sciences apportées par la religion restent toujours plus dangereuses que celles apportées par l’ignorance.
Bien à vous
On a beau regarder la chose sous tous les angles, le principe de la laïcité, ce qui lui donne sa légitimité, c’est la tolérance en matière religieuse après des siècles de religion officielle. Une tolérance inscrite dans la loi de 1905 qui pose dans son article 1 1a non-ingérence de l’état dans le domaine des religions. C’est tout et c’est beaucoup. La dérive identitaire de la notion, on ne peut nier que Charlie y ait largement participé. Et malheureusement, un nombre sans doute non négligeable d’enseignants. En matière politique, les frontières sont poreuses…