Enseigner au XXI siècle

Le contraire de « blanc », c’est forcément« noir » ?

Il est toujours intéressant en classe de français de faire chercher par les élèves le ou les antonymes de tel ou tel mot. En fait, de même que son envers, le synonyme ne peut signifier de manière absolue « qui a le même sens », l’antonyme représente le « contraire » de façon souvent floue et changeante. Le plus souvent, le contexte est essentiel pour pouvoir déterminer quel est le bon antonyme. Certes, il y a des cas où la logique binaire joue à plein. L’antonyme du candidat élu à une élection est bien le candidat battu, l’antonyme de allumé est bien éteint (on et off).Mais les choses sont souvent moins nettes. L’antonyme de  naitre, est-ce mourir? de courir, marcher ou  rester immobile ? Et il y a souvent des degrés d’antonymie. Froid peut s’opposer à chaud, à  tiède ou à glacé selon les contextes. Opposer léger ou superficiel à profond n’a pas la même signification.

Dans le domaine auquel est consacré ce blog, l’éducation, certains sont très forts pour créer des antonymies qui les arrangent et naissent ainsi des oppositions très contestables, dont je vais donner quelques exemples :

  • le constructivisme, contraire de pédagogie explicite?

Des chercheurs, des responsables institutionnels mettent en avant la nécessité d’une pédagogie « explicite » en l’opposant au « constructivisme ». Or, le contraire de « explicite », ce serait plutôt « implicite », non ? Une pédagogie qui vise à ce que les élèves construisent leurs compétences et leurs connaissances (et non les « savoirs » comme le fait remarquer très justement Sylvain Connac, car les savoirs, eux, sont construits à travers des démarches scientifiques.) n’est pas en opposition à l’explicitation. Le vrai contraire, ce serait une pédagogie « invisible » où on ne ferait pas des retours réflexifs sur ce qu’on a appris, où on n’indiquerait pas à un certain moment (donc pas forcément au début de la séquence) la démarche suivie, où on ne proposerait pas des codes d’accès. Une pédagogie spontanéiste qui n’a rien à voir avec le constructivisme, les situations-problèmes, qui sont, elles, pensés en amont, et où la part du maître est importante dans l’accompagnement des élèves.  Et en fait ce qui est souvent entendu comme « pédagogie explicite », c’est-à-dire un modèle bétonné, où tout se succède dans un ordre immuable qui n’a rien à voir avec l’explicitation, s’oppose à ce que beaucoup de pédagogues prônent, à savoir une pédagogie diversifiée, avec tantôt des activités très organisées et guidées, tantôt des tâches complexes et des questions ouvertes à traiter sans que la voie soit indiquée au départ. Plus que jamais il  faut refuser de se laisser enfermer dans une fausse opposition et promouvoir la variété en ne confondant pas but final et moyens pour y parvenir. Je renvoie aussi à la belle analyse de Philippe Perrenoud à ce sujet : ici.

  • Ou on est pour la Culture classique et les « Humanités » ou on est dans la démagogie de la sous-culture ?

Récemment, le ministre a opposé ceux qui louent les vertus de la culture classique, symbolisée par La Fontaine à ceux qui la jugeraient dépassée ou ringarde. Là encore, on fabrique des contraires fantasmatiques. Certes, il existe des enseignants qui négligent l’étude de grandes œuvres. J’ai connu ça dans certaines classes de mes enfants où on préférait travailler ( ?) sur Gérard Lenormand que sur La Fontaine (mais aussi où on faisait de la grammaire la plus traditionnelle à haute dose !), il existe des établissements où on organise une sortie à Disneyland plutôt qu’au Louvre. Oui, bien sûr. Mais les pédagogues que vise le ministre (ceux qui le « critiquent ») pour l’immense majorité cherchent au contraire mille moyens de faire accéder tous les élèves à de grandes œuvres culturelles. L’opposition, elle se situe à ceux qui s’agitent comme des cabris en criant « la culture, la culture ! » et ceux qui cherchent mille façons d’être des « passeurs culturels », y compris quand il le faut en utilisant la culture populaire. Comme disait Jean Ferrat, dans un autre contexte, « je twisterai les mots/s’il fallait les twister/pour qu’un jour les enfants/sachent qui vous étiez ».
De même, émettre des réserves sur l’importance qu’on peut juger démesurée des « Humanités » gréco-romaines dans le débat public, se demander si l’étude des langues anciennes (et non des textes anciens, de la culture antique) est si essentielle au niveau collège notamment, vous fait immédiatement classer dans le rang des défenseurs de la Barbarie, des Pol Pot ou des Daeschiens en puissance. Alors qu’il y a sans doute opposition entre intégristes du latin-grec et admirateurs plus modérés et critiques, qui par exemple ne pensent pas que l’on ne peut bien s’exprimer et penser si on n’a pas fait du latin. L’antonyme de ceux qui vouent un culte béat au latin-grec n’est certainement pas « les ennemis des Humanités » dès lors qu’on considère à la fois indispensable l’appropriation des cultures antiques et leur non moins indispensable relativisation (par exemple en mettant en avant aussi la face sombre…)

  • Rétablir l’autorité ou sombrer dans le laxisme ?

Ici, ce n’est pas le mot « autorité » qui pose problème, mais le verbe « rétablir » qui évoquerait un retour en arrière au profit d’une autorité qui ne discuterait pas, où par exemple l’enseignant aurait forcément raison contre l’élève. Or, on peut opposer à « rétablir » l’expression « construire » en ajoutant toutefois l’adjectif « éducative » à « autorité ». Rien à voir avec le laisser-faire, la tolérance ou la complaisance, mais plutôt une forte exigence, dès lors que le but par exemple n’est pas d’avoir le silence en classe ou de faire que les élèves « écoutent » le prof, mais bien que ceux-ci apprennent vraiment, sachent s’écouter entre eux, travailler en groupes de manière organisée, comprennent les règles de vie de la classe non pas au nom d’une « morale », mais parce qu’elles sont une garantie pour que tout le monde puisse travailler sereinement… Je renvoie aux travaux de Bruno Robbes et à ses définitions très éclairantes des diverses formes d’autorité.

  • Les connaissances s’opposent-elles aux compétences ?

Impasse totale que d’opposer compétences et connaissances. Pour ceux qui prônent, comme moi, un enseignement visant à développer des compétences, les connaissances sont indispensables. C’est même pour cela qu’on peut dire que travailler par compétences, c’est prendre les savoirs au sérieux, les rendre utiles. Je sais, ce mot-là fait hurler certains : comment, vous voulez réduire les missions de l’école au nom de l’ « utile » ? Mais je revendique cette notion, à condition peut-être d’énoncer comme antonyme « l’utilitarisme ». Est utile non seulement ce qui va servir dans un futur métier ou dans la vie quotidienne, mais ce qui permet de mieux sentir, de mieux comprendre le monde, de mieux percevoir la beauté des choses, de mieux vivre avec les autres, etc. Les connaissances coupées des compétences, ce sont souvent des connaissances mortes, ou en tout cas en sommeil, l’érudition gratuite, la culture du spécialiste des jeux télévisés. Et à l’inverse, vouloir développer des compétences sans l’effort d’acquérir toujours plus de connaissances est souvent vain et superficiel.  On pourrait aussi énoncer une opposition entre une utilisation directe de connaissances et une utilisation indirecte. On a directement besoin de savoir manipuler l’imparfait et le passé simple pour écrire un conte, on a indirectement besoin de connaissances sur l’Empire byzantin ou ottoman pour comprendre le monde oriental aujourd’hui. Je suis pour ma part avide de connaissances, de savoirs, mais pas s’il n’y a pas de sens derrière. Rien de plus stupide pour moi que les belles envolées sur « la beauté de l’inutile ».

  • Aduler la profession ou la mépriser ?

La logique binaire voudrait qu’on ait à choisir entre « vanter » ou « abaisser » pour reprendre l’expression de Pascal lorsqu’il s’agit de considérer le travail des enseignants. Ou bien il serait irréprochable et on droit alors au discours mielleux ou emphatique sur les « héros de la République », les « hussards noirs » (l’expression, très contestable, de Peguy, reprise y compris par ceux qui sont loin de vouloir « militariser » le corps enseignant). Ou bien on le mépriserait.
Pour ma part, je préfèrerais face à deux attitudes extrêmes, d’un côté une démagogie complaisante (ceux qui, disait un lecteur de Télérama, transforment le plomb en or, merci pour le plomb qui serait en fait les « sauvageons de banlieue » ?), de l’autre le dénigrement, bien moins fréquent que ce qu’on dit (« toujours en vacances », « ils ne sont plus ce qu’ils étaient avant »…) opposer une autre position, plus nuancée. Oui, les enseignants font un métier difficile, mais ils ne sont pas les seuls. Oui, leur rôle est essentiel, mais ça leur donne plus de responsabilité, il faut être à la hauteur du rôle qu’ils se donnent eux-mêmes.

 

On pourrait multiplier les exemples de ces risques d’enfermements dans des pseudo-contraires. face à cela, il faut mettre en avant la complexité. S’agit-il du « en même temps » ? Oui et non. Oui si cela signifie qu’il faut prendre en compte des paramètres divers, s’il faut adopter une pensée plus dialectique, moins simpliste, s’il faut accepter les « tensions fécondes » qui impliquent de « marcher sur ses deux jambes ». Non s’il s’agit d’être purement opportuniste, de faire semblant, dans l’incohérence, comme nous l’avons déjà ici-même dénoncé. L’antonyme de « en même temps » est certainement le « ou bien, ou bien » du dogmatisme qui exclut la nuance, le scientisme du « on sait ce qu’il faut faire, on sait ce qui marche » qui renvoie le doute dans l’enfer des « opposants systématiques ». En même temps, c’est bien au contraire le bon doute, la conviction qu’en éducation, il n’y a pas de vérité absolue et que les dérives nous guettent toujours, et que s’en prémunir fait avancer bien mieux que d’être guidé par des certitudes…

 

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