Ne pas faire apprendre très tôt les conjugaisons complètes du passé simple (et j’espère bien avec les verbes « moudre » ou « convaincre ») semble être pour les pourfendeurs des programmes actuels de l’école et du collège un signe fort d’abandon de la Culture, de la Civilisation, de l’Identité nationale autour de notre langue et un « mépris » pour les élèves qui y ont droit, nous dit la présidente du Conseil supérieur des programmes dans un entretien au Point qui ne correspond pas vraiment à l’image que j’ai de la philosophie et des philosophes.
Ne pas connaitre les autres personnes que la troisième empêcherait de comprendre les admirables vers de Racine et priveraient nos chers petits d’un des joyaux de la langue française, avec cet accent circonflexe au pluriel qui est si beau, n’est-ce pas ?
Autrement dit, au lieu de discuter sérieusement de priorités, de distinguer ce qui relève de la réception et ce qui relève de la production (on peut reconnaitre une forme sans pour autant avoir à l’utiliser), d’évoquer des progressions (au lieu de faire la course à l’enseignement le plus précoce possible) et surtout de ne pas confondre enseignement et apprentissage, « vu » et « su », court terme et long terme, on préfère politiser un sujet. On aura compris qu’en gros, il y a les pédagogistes fous de gauche pour qui la grammaire « est négociable » et qui peut-être sont prêts à liquider la culture classique au profit des œuvres de jeunesse au présent (le club des Cinq réécrit, etc.), et face à eux, courageusement, les « résistants » qui s’opposent à la barbarie et au laxisme, au nom du Bon Sens (brandi, y compris par un scientifique comme Stanislas Dehaene, de qui on attendait mieux). Pas de citation précise, bien sûr, qui permettrait de savoir qui défend vraiment l’idée de « grammaire négociable » (mais Michel Lussault est dans le collimateur, alors qu’il n’a jamais proféré ce genre d’absurdité). Il est vrai que la présidente du CSP qui est tout sauf une spécialiste de la langue confond deux fonctions de la grammaire , deux définitions : description de la langue telle qu’elle est (et on ne négocie pas une description , bien entendu) et enseignement de la langue, qui passe par l’observation de son fonctionnement, et là on peut discuter de méthodes (mais cela n’est pas une « négociation », seulement un questionnement qui mène à l’établissement de règles à respecter de façon souvent souple, avec des différences entre écrit et oral notamment). Et les enseignants se doivent d’avoir un minimum de culture historique concernant la langue qu’ils enseignent, l’évolution de la grammaire scolaire (voir les magnifiques travaux de André Chervel). En transformant enseignants et élèves en exécutants, on les tire vers le bas. Où est l’exigence ?
Or, qu’en est-il vraiment ? Le passé simple en français est tout sauf simple, et a quasiment disparu de la langue orale. Il reste incontournable dans les récits, que ce soit les contes, les récits fantastiques, ou mythologiques. Mais dans ces textes, il est surtout nécessaire d’employer la troisième personne (la première aussi au singulier, qui peut être mis dans le pot commun du nécessaire). J’ai beaucoup fait écrire ce genre de textes par mes élèves, en désaccord avec des collègues qui leur demandaient d’utiliser le présent. Ce dernier en effet ne peut convenir, il ne fonctionne pas bien, surtout lorsqu’il s’agit de contes. Le passé simple éloigne dans le temps et produit de beaux effets. Récemment la traduction nouvelle de 1984 qui l’a remplacé par le présent a fait polémique, mais il est intéressant de voir les arguments échangés. Si L’Étranger était écrit au passé simple et non au passé composé, l’œuvre ne serait plus la même. Et on ne peut imaginer la fin d’un conte sous la forme « Alors, ils se marient et ont beaucoup d’enfants ».
Mais j’ai été peu regardant dans cet effort des élèves pour mettre le passé simple à bon escient (en le mêlant intelligemment à l’imparfait), quant aux formes conjuguées. Bien sûr, il y avait des « il sorta », « il vena », erreurs dues à une obéissance trop grande à des régularités. Lorsqu’on réalise des évaluations ciblées, l’usage du temps peut être plus important que sa bonne réalisation orthographique. Cela renvoie à des questions d’apprentissage, au cœur du réel, des potentialités des élèves à tel ou tel stade de leur progression, des objectifs ciblés. Tout le contraire de ceux qui, épouvantablement laxistes au fond, se contentent de ce qui est « enseigné », « vu », peut-être « su » mais à très court terme, dans une « interro de conjugaison » pratiquée à haute dose.
Passe sur le mensonge de faire croire à l’abandon du passé simple. Passe sur la référence à la compréhension des vers de Racine qui concernent quand même assez peu les élèves de collège (on aurait pu citer plutôt Le Cid et le fameux « nous partîmes cinq cents… », mais dans les deux cas, nul besoin d’avoir fait apprendre précocement la première personne du singulier ou du pluriel pour comprendre ce qui est énoncé. Pure démagogie donc, pure fabrication d’adversaires à qui on fait dire autre chose que ce qu’ils ont dit. Le passé simple n’est qu’un exemple d’ailleurs, mais que faire contre le rouleau compresseur anti-intellectuel et poujadiste qui veut nous faire croire que les bons vieux COD-COI-CC sont des vérités éternelles et appartiennent au bon sens ? Le bon sens qu’il existe un « complément d’objet » (quel jargon ! ») ou qu’un sujet « commande le verbe » (un sujet, ça obéit). La déification de catégories grammaticales historiques et leur utilisation dans un combat politico-idéologique est vraiment une mauvaise action, qui ne peut que nuire à nos élèves. Au passage, le recours à Descartes et au célèbre « bon sens, chose du monde la mieux partagée » est une déformation complète de la signification, dans son contexte, du passage du grand philosophe français.
Alors que par ailleurs, on nous prône l’école du XXI° siècle, l’innovation, l’initiative, on se réfugie dans les pires nostalgies mortifères, en refusant le débat (qu’on appelle « négociation » !), le respect de celui avec qui on n’est pas forcément d’accord, on transforme en vérités scientifiques ou en icones des notions qui sont historiques et relatives. On fait semblant de confondre « construction de connaissances » progressivement par les élèves et reconstruction des savoirs ex nihilo, On assimile explicitation à cours magistral (dont pourtant Dehaene montre l’inefficacité lorsqu’il prône l’implication de l’élève et la nécessité de le rendre actif)
Alors que les programmes de 2015 tentaient d’introduire de la progressivité, d’établir des priorités pour éviter par exemple que l’on passe du temps sur des détails (dont les personnes en question pour le passé simple, dont l’accord avec le participe passé avec « avoir » lorsque, etc., oui tout cela concerne des phénomènes de langue assez marginaux) alors même que pour la grande majorité des élèves, les problèmes ne sont pas là (rien n’empêche de différencier et d’aller plus loin avec certains, en ne confondant pas niveau d’exigence et niveau d’excellence), alors qu’on débattait avec sérieux sans que personne n’ait la solution miracle, comme on le fait dans beaucoup de pays qui réussissent mieux que nous, oui pendant ce temps-là, on veut nous faire revenir en arrière, en politisant à outrance ce qui n’a pas lieu d’être, en cherchant à démoraliser les innovateurs ou en les méprisant.
Bien mauvaises actions, qui cependant ne doivent pas nous empêcher de poursuivre nos objectifs d’une école où les élèves s’approprieront leur langue pas comme un pensum sévère ou une divinité qu’il faut révérer, mais comme un trésor qui appartient à tous (y compris à des étrangers qui parlent le français). Et pourtant, elle tourne, elle tourna, nous la vîmes tourner, vous la vîtes tourner. Et elle ne peut pas tourner dans le mauvais sens, fût-il affublé du masque du bon (sens).
PS : pour le plaisir, le dialogue savoureux sur la grammaire dans Le soulier de satin, souvenir d’une superbe représentation à Chaillot avec ce passage très drôle.
DON LÉOPOLD AUGUSTE
Chère grammaire, belle grammaire, délicieuse grammaire, fille, épouse, mère, maîtresse et gagne-pain des professeurs.Tous les jours je te trouve des charmes nouveaux Il n’y a rien dont je ne sois -capable pour toi…
La volonté de tous les écolâtres d’Espagne m’a porté ! Le scandale était trop grand je me suis jeté aux pieds du Roi.Qu’est-ce qui se passe là-bas ? Qu’est-ce qui arrive au castillan? Tous ces soldats à la brigande lâchés tout nus dans ce détestable Nouveau-Monde,Est-ce qu’ils vont nous faire une langue à leur usage et commodité sans l’aveu de ceux qui ont reçu -patente et privilège de fournir à tout jamais les moyens d’expression ?
Une langue sans professeurs, c’est comme une justice sans juges, comme un contrat sans notaire Une licence épouvantable
On m’a donné à lire leurs copies, je veux dire leurs mémoires, dépêches, relations comme ils disent : je n’arrêtais pas de marquer des fautes !
Les plus nobles mots de notre idiome employés à des usages autant nouveaux que grossiers. Ces vocables qu’on ne trouve dans aucun lexique, est-ce du toipi ? de l’aztèque? de l’argot de banquier ou de militaire ? Et qui s’exhibent partout sans pudeur comme des Caraïbes emplumés au milieu de notre jury d’agrégation. […]
Vous trouvez que c’est permis ? Le noble jardin de notre langage est en train de devenir un parc à brebis, un champ de foire, on le piétine dans tous les sens.
Ils disent que c’est plus commode. Commode ! Commode ! Ils n’ont que ce mot-là à la bouche, ils verront le zéro que je vais leur flanquer pour leur commode !
DON FERNAND
Voilà ce que c’est pour un pays que de sortir de ses traditions
DON LÉOPOLD AUGUSTE :
La tradition, vous avez dit le mot. […]
Il devrait y avoir des lois pour protéger les connaissances acquises. Prenez un de nos bons élèves par exemple, modeste, diligent, qui dès ses classes de grammaire a commencé à tenir son petit cahier d’expressions, qui pendant vingt années suspendu aux lèvres de ses professeurs a fini par se composer une espèce de petit pécule intellectuel : est-ce qu’il ne lui appartient pas comme si c’était une maison ou de l’argent ?
Et au moment qu’il se prépare à jouir en paix des fruits de son travail, où il va monter en chaire à son tour, voilà un Borniche ou un Christoufle quelconque, un amateur, un ignorant, un tisserand qui fait le marin, un chanoine frotté de mathématiques, qui vient foutre tout en l’air, et qui vous dit que la terre est ronde, que ce qui ne bouge pas bouge et que ce qui bouge est ce qui ne. bouge pas, que votre science n’est que paille et que vous n’avez qu’à retourner à l’école!
Et alors toutes les années que j’ai passées à apprendre le système de Ptolémée, à quoi est-ce qu’elles m’ont servi, s’il vous plaît ? je dis que ces gens sont des malfaiteurs, des brigands, des ennemis de l’État, de véritables voleurs !
DON FERNAND :
Peut-être des fous simplement.
DON LÉOPOLD AUGUSTE
S’ils sont fous, qu’on les enferme ! s’ils sont sincères qu’on les fusille ! Voilà mon opinion.
DON FERNAND
J’ai toujours entendu mon feu père me recommander de craindre les nouveautés. « Et d’abord“, ajoutait-il aussitôt, « il n’y a rien de nouveau, qu’est-ce qu’il peut y avoir de nouveau ? » je serais encore plus fort de cet avis si je n’y sentais je ne sais quoi de malpropre et qui ne s’ajuste pas.
DON LÊOPOLD AUGUSTE
C’est que vous allez trop loin et que vous n’avez pas bien lu le solide Pedro. Non, non, que diable, on ne peut pas rester éternellement confit dans la même confiture. « J’aime les choses nouvelles », dit le vertueux – Pedro. « je ne suis pas un pédant. je ne suis pas un rétrograde. « Qu’on me donne du nouveau. je l’aime. je le réclame. Il me faut du nouveau à tout prix.»
DON FERNAND
Vous me faites peur !
DON LÊOPOLD AUGUSTE « Mais quel nouveau ? » ajoute-t-il. « Du nouveau, mais qui soit la suite légitime de notre passé. Du nouveau et non pas de l’étranger. Du nouveau qui soit le développement de notre site naturel. Du nouveau encore un coup, mais qui soit exactement semblable à l’ancien ! »
DON FERNAND :
O sublime Guipuzcoan ! Ô parole vraiment dorée ! Je veux l‘inscrire sur mes tablettes.„Du nouveau, encore un coup, mais qui soit exactement semblable à l‘ancien.“
Paul Claudel, Le soulier de satin, troisième journée, scène 2
Lors de la contestation d’une réforme qu’aujourd’hui on réforme, il s’est trouvé un enseignant pour écrire ces phrases définitives que je cite:
« Jusqu’à preuve du contraire, il y a une loi de la République et celle de la refondation de l’école s’impose, avec souplesse certes, mais s’impose. »
« Si ne pas aller à une formation obligatoire équivaut à une journée de salaire en moins, au risque de vous choquer, je suis d’accord. »
Il serait donc utile de les méditer.