Un titre provocateur, dans une période où le sommeil de la raison semble réveiller les monstres : « le triomphe des Lumières », un livre épais (plus de six cent pages, mais un prix modique : moins de 25 euros) bourré de chiffres, de schémas et de données, telle est la somme produite par ce chercheur americano- canadien, professeur de psychologie à Harvard, dont l’objectif est de nous montrer que non, tout ne va pas vers le pire, bien au contraire, que le déclinisme est une absurdité, qu’on a des raisons d’être (mais « raisonnablement » justement) optimiste.
Avec de grandes qualités argumentatives et en s’appuyant sur des données nombreuses mais multi sources, de façon très accessible, Pinker met en avant tous les progrès qui ont été accomplis par l’humanité et réhabilite donc les Lumières et le libéralisme dans son sens outre-Atlantique, exalte la connaissance, les sciences, la culture, l’ouverture d’esprit, contre les renfermements identitaires et les populismes.
Ce sont moins les opinions de l’auteur qui nous intéressent ici que l’impressionnante masse de données qu’il livre dans ce livre hyperdocumenté. On pourra trouver son optimisme excessif, lui reprocher de sous-estimer les risques écologiques, qu’il ne méconnait pas mais qu’il a un peu tendance à penser « réglables » par les améliorations techniques. La crise actuelle de la démocratie n’est-elle qu’un « mauvais moment à passer » comme il le suggère plus ou moins, bien qu’il soit, comme tout intellectuel américain qui se respecte, inquiet et consterné par la politique de Trump ?
Ce qui rassure d’ailleurs, c’est de voir les prédictions très pessimistes dans les années 60 concernant la menace nucléaire. Ainsi, il cite des experts comme Herman Kahn en 1960 : « Nous n’atteindrons pas l’an 2000, et peut-être pas même l’année 1965, sans qu’il se produise un cataclysme » ou Joseph Weizenbaum en 1975 : « je suis sûr et certain (snas qu’il subisse l’ombre d’un doute dans mon esprit- que d’ici l’an 2000, vous serez, vous les étudiants, tous morts. »
Et Pinker fait une nette différence entre « l’optimisme complaisant, et un optimisme conditionnel, par exemple sur la question du changement climatique, incitant à l’action et à un « écologisme éclairé ». (P184)
Le chapitre 9 qui remet en cause l’idée que les inégalités (si elles restent raisonnables) sont contraires aux progrès pour tous est intéressant aussi, car étayé et nuancé. On peut ne pas être d’accord et lui opposer les analyses de Wilkinson et Pickett (Pourquoi l’égalité est meilleure pour tous ) qu’il cite et critique d’ailleurs. Il nous oblige sur ce point à « penser contre soi-même » et c’est toujours sain.
Mais les pages où il montre combien la vie est plus facile aujourd’hui que dans le « bon vieux temps » sont essentielles et feront bondir tous les Zemmour, Onfray et Finkielkraut du monde.
Citons seulement quelques exemples :
- Le nombre de gens vivant dans la pauvreté, malgré l’augmentation globale de la population, a chuté de 137 000 par rapport à la veille, et ce tous les jours depuis 25 ans (p.111)
- L’espérance de vie chez les afro-américains (selon la terminologie utilisée) est passée de 33 ans en 1900, soit 17,6 ans de moins que celle des Blancs) à 75,6 ans soit 3 ans de moins que les Blancs. Contrairement aux idées reçues, le racisme recule
- A l’inverse, on sous-estime l’importance que pouvaient avoir dans la première moitié du XX° siècle par exemple les accidents domestiques ou subis par les piétons dans la ville. 5000 piétons tués en 2014 aux Etats-Unis, cela fait scandale (à comparer d’ailleurs aux 44 victimes d’attentats cette même année !), mais en 1937, avec 60% d’habitants en moins, on atteignait 15 500 !
- Le taux de suicide, malgré des variations, a baissé globalement et « aucun Etat providence d’Europe occidentale ne figure dans le top dix mondial » des taux de suicide.
- Le « militarisme romantique» qui faisait aimer la guerre est en recul, au grand dam de certains nationalistes d’ailleurs. Qui dans nos pays reprendrait la phrase de Tocqueville : « La guerre agrandit presque toujours la pensée d’un peuple et lui élève le cœur ». (p.196)
La santé s’est si bien améliorée qu’on finit par ne pas le voir et trouver banal que les enfants ne meurent pas la première année de leur vie ou qu’on soigne facilement une infection. Dans un saisissant tableau (p. 83), Pinker met en relation des scientifiques, tous inconnus du grand public (et de moi le premier), et le nombre de vies sauvées grâce à leurs découvertes. Le vaccin contre la rougeole de Enders a épargné la vie de 120 millions d’humains, et le traitement de l’eau par chloration aurait sauvé plus de 175 personnes.
Bien entendu, une part importante est consacrée à l’éducation et à la culture. En 2010, le taux d’alphabétisation des jeunes adultes (15-26) s’élevait à 91% soit le niveau de l’ensemble de la population des Etats-Unis en 1910. Les courbes publiées page 280 montrent l’impressionnante progression de l’alphabétisation des femmes. Y compris en Afghanistan sur le temps long.
Cela va de pair avec les progrès de la lutte contre le travail des enfants. Notons la belle formule de l’économiste Viviana Zelizer au tournant du XX siècle estimant que les enfants sont des êtres « économiquement inutiles » ; mais « émotionnellement inestimables ».
Pinker revient dans les derniers chapitres sur son éloge des sciences, plaidant pour des rencontres entre les diverses disciplines et les arts et lettres. Il montre l’importance de mettre en avant la rationalité contre toutes les formes d’obscurantisme, dont les fake news ou l’intégrisme religieux sont les plus récents avatars. Il combat les accusations de « scientisme » qui sont portées contre ceux qui revendiquant l’humanisme scientifique. Il s’insurge contre ceux qui rendent la science coupable de crimes contre l’humanité, la bombe atomique, etc. alors qu’on ne dit pas que l’architecture a produit aussi les chambres à gaz. De même « mettre le racisme idéologique sur le compte de la science, en partie de la théorie de l’évolution, c’est faire de la mauvaise histoire intellectuelle. »
Dans les débats actuels entre universalisme et particularismes culturels, Pinker soutient les vertus de l’universalisme, qui n’a rien d’« occidental » « L’affirmation selon laquelle l’uniformité ethnique mène à l’excellence culturelle est fausse. (…) Les individus et les cultures de génie sont des agrégateurs, des appropriateurs, des compilateurs des plus grands tubes »(p.512)
La fin du livre règle son compte à la religion dès lors que celle-ci sort de son rôle et a des prétentions totalitaires.
Dans un savoureux passage, page 374, Pinker renverse ses propos montrant les progrès accomplis. Si on dit qu’un américain sur cinq croit que les femmes devraient retourner à leur rôle traditionnel au foyer ou que 40 000 américains se suicident chaque année, la situation parait négative, comme le fait qu’en France, ajouterais-je, un jeune sur dix n’a pas entendu parler de la Shoah). Mais on oublie alors le verre plus qu’à moitié plein : 80% des américains ne croient pas que…, le taux de suicide s’est effondré ou l’immense majorité des français sait ce qu’a été l’extermination des Juifs. Le pessimisme est populaire, il a été très corrélé, nous disent les enquêtes d’opinion à la victoire de Trump. Mais le message de Pinker est cette exhortation à l’optimisme modéré : » Gardez en tête ce principe historique : le fait qu’une situation soit mauvaise aujourd’hui ne signifie pas qu’elle ait été meilleure dans le passé. » Quelque part, François Dubet faisait remarquer que plus quelque chose s’améliorait, plus ce qui n’allait pas encore suffisamment bien paraissait intolérable. Ainsi de gros progrès ont été accomplis pour l’inclusion des personnes en situation de handicap, mais tout ce qui reste à faire parait très lourd et quand ça ne va pas assez vite, intolérable…
Certes, on se dit à tout moment pendant la lecture : mais notre monde est-il pas embelli ? les progrès surestimés ? Pinker prend-il suffisamment en compte tous les dégâts de l’environnement (qu’il évoque cependant à plusieurs reprises et sans dédramatiser les phénomènes de réchauffement climatique) ? Les difficultés de l’édition de livres et de journaux face à la déferlante numérique et l’invasion des écrans, n’est-ce pas source d’inquiétude ? La montée des intégrismes religieux n’est-elle pas plus grave que ce qui en est dit dans le livre ? Le chômage de masse, le travail privé de sens, l’accaparement des richesses par un petit 0,1% ? Tout cela est vrai et Pinker n’élude pas ces objections à son volontarisme, mais il les réfute et il faut lire son argumentation, toujours riche et stimulante.
Et quand on est découragé devant les succès des populistes, entre le petit matin blême de la victoire de Trump il y a plus de deux ans et la montée actuelle de l’antisémitisme dans notre pays, entre les attaques contre ceux qui veulent changer l’école en ayant la nostalgie des uniformes ou des récits nationaux, entre l’audience de Hanouna et la violence contre les élus de la République (quels que soient leurs défauts ou insuffisances), on peut se faire un peu de bien en prenant du recul et lire l’ouvrage solide, ouvert aux objections, mais toujours étayé et rigoureux d’un citoyen d’un pays qui vit une tragédie politique et qui pourtant ne se décourage pas (mais on tremblera en novembre 2020). J’ai souvent dit dans des conférences en forme de demi-boutade que le pessimisme, quand on était enseignant, était une faute professionnelle. En lisant Pinker, on peut aussi se dire que c’est une faute intellectuelle.
Une citation qui aurait pu servir d’exergue :
Ceux –là même qui trouvent l’avenir impossible n’ont qu’à se retourner, et le passé leur semblera plus impossible encore.
Victor Hugo, Testament à l’histoire, 1881