Enseigner au XXI siècle

Les Misérables ou vive la complexité !

Nous sommes un peu gâtés en ce moment au cinéma avec quelques très bons films. J’ai déjà parlé ici de « J’accuse », on pourrait citer le magnifique « Traitre » de Bellochio et d’autres encore. Mais l’œuvre de Ladj Ly dépasse l’appréciation esthétique, puisque le film a engendré un « bruit » médiatique fort, pour le meilleur (le plus souvent) comme pour le pire (les révélations de la part d’organes de presse mal intentionnées sur le réalisateur, avec des déformations de la réalité, semble-t-il, sur lesquelles la justice devrait trancher puisqu’il y a eu plainte en diffamation).
Je voudrais faire quelques observations sur ce beau film , en faisant d’abord l’éloge de la complexité à laquelle il renvoie. Complexité qui va, à mon avis, plus loin que ce que dit le réalisateur dans les interviewes. Je craignais au départ le « film de banlieue » qui se contente de dénoncer les violences policières et le délitement des autorités, avec des victimes qu

le réalisateur et les trois acteurs « policiers »

elque peu « héroïsées ». Or, on n’a pas du tout cela. On est par certains côtés dans la logique de Renoir quand il faisait dire à un personnage de la Règle du jeu que ce qui était terrible, c’est que chacun, dans la vie, avait ses raisons. Ly ne défend pas plus le discours doucereux, objectivement pacificateur (mais à quel prix ?) des Frères musulmans qu’il n’accable les policiers, y compris lorsqu’ils commettent une bavure. Les policiers sont « au charbon », et peuvent aussi jouer un rôle de médiateurs. Le coup de génie de Ly est bien d’avoir fait de ce trio de « flics de banlieue » les personnages principaux dont on adopte plus ou moins le point de vue, joués par de formidables acteurs qui défendent leur personnage et dont on pourrait appliquer pour chacun (en le détournant quelque peu) le vers de Molière « ah, pour être [policier], je n’en suis pas moins homme. » Le jeune garçon à la chevelure d’ange qui s’attendrit devant un lionceau est aussi d’une grande dureté inquiétante, pris aussi dans des relations sociales fondées sur de subtils rapports de force. Rien de plus faux que la comparaison avec Gavroche, qui, dans le roman de Victor Hugo, refuse les mauvais coups de ses parents et ne s’associe pas à leurs cambriolages, et obéit surtout à des convictions politiques, s’opposant aux forces de l’Ordre par ce qu’elles défendent un ordre injuste qu’il veut voir renverser. Ce n’est nullement le cas ici où il s’agit davantage d’empêcher un ordre extérieur venir perturber les règles internes.
Une grande absente finalement : l’école dont il est peu question, voire pas du tout. Je songeais, en voyant le film, moi qui ai enseigné dans un quartier pas très différent de Montfermeil, au grand écart qui peut exister entre le monde scolaire avec ses propres règles et la loi de la Cité, analysée par plusieurs sociologues, mais ici incarnée dans des personnages et des situations. L’école, à condition d’être rigoureuse, exigeante vis-à-vis d’elle-même si elle veut l’être vis-à-vis des élèves, à condition que son fonctionnement soit cohérent et explicite, ne joue pas si mal son rôle, dès lors aussi qu’on veut bien laisser de côté le fantasme de la « tolérance zéro » par exemple et de ne pas cultiver le pessimisme. Comment par exemple vouloir éviter complètement le dérapage verbal lorsqu’on voit comme dans le film des jeunes insulter facilement les policiers qui représentent pourtant encore plus la loi que les enseignants ? Comment penser qu’on puisse régler ces questions « à chaud » ou à coup d’exclusions et de sanctions. Je renvoie au récent numéro des Cahiers pédagogiques « L’autorité éducative ». Et à propos d’optimisme ou de pessimisme, j’ai été vivement intéressé par l’émission Signe des temps qui avait eu la riche idée d’inviter le maire de Montfermeil, un personnage ambigu qui a des proximités idéologiques avec le Rassemblement national et soutient ardemment Espérance Banlieue mais qui ici , outre un éloge du film et de son réalisateur, notait tous les progrès qui avaient été accomplis dans sa ville et par exemple une amélioration sensible des résultats scolaires. A vérifier sans doute, mais et encore une fois à condition de ne pas demander l’impossible et de créer les conditions du possible, on peut éviter la désespérance. A condition aussi de considérer la complexité des situations, entre dealers, menaces de l’intégrisme religieux (qui ne se confond pas avec le risque du glissement djihadiste), comportement de la police et problème du filmage systématique, dont il faudrait étudier les effets contradictoires (protection, mais aussi exacerbation des conflits, dans une société de multisurveillance). On est ici bien loin des Gilets jaunes ou des grèves pour les retraites, dans cette partie de la France pas mal oubliée ces temps derniers, sauf quand il est question d’Islam ou de terrorisme.
Bref, si Les Misérables ne parlent pas d’école, ni d’échec scolaire, en dépit de la présence en creux de l’œuvre de Victor Hugo, elle -même aux multiples lectures (révolutionnaire, réformiste, ou un brin religieuse), ce film ne peut qu’interpeller tout éducateur, à l’heure où les risques existent d’un abandon d’une politique REP fondée sur le territoire, le travail collectif, les réseaux et les partenariats au profit d’une politique plus individualisée et de fait basée sur la méritocratie. Même si l’idée de « cité éducative » peut aller dans un autre sens, si elle est volontariste et si elle n’est pas simple déversoir de moyens.

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