En ce moment de réouverture partielle et difficile des établissements et d’interrogations sur le devenir immédiat et à moyen terme de l’Ecole, les indignations, proclamations enflammées et dénonciations furieuses se multiplient, souvent sans nuances. Le problème est que souvent, on ne voit pas très bien où ceux qui en sont les porteurs, tout particulièrement sur les réseaux sociaux, veulent vraiment en venir, car ils paraissent vouloir tout et son contraire.
Ainsi, on proteste contre le protocole sanitaire très strict et ridiculement volumineux qu’on impose aux écoles. Mais qu’est-ce qu’on propose en alternative ? Un protocole plus souple, plus réaliste, celui d’ailleurs qu’un certain nombre d’enseignants mettraient en œuvre de fait, car il y a loin du travail réel au travail prescrit -voir cet article sur le site des Cahiers pédagogiques ? Ou la preuve qu’il ne fallait pas reprendre l’école, le protocole devenant dès lors un merveilleux alibi pour justifier cette exigence ? D’où la scandaleuse utilisation d’une photo décontextualisée qui présente une cour de récréation comme un univers carcéral effrayant (alors même que les témoignages d’enfants ne vont pas du tout dans ce sens, d’ailleurs un des parents dont l’enfant est en photo proteste contre cette manipulation d’une image. Notons que les mêmes qui réclament à juste titre qu’on éduque les élèves à l’image, à la vérification des sources, se lâchent complètement quand ça les arrange, méprisant les efforts des municipalités et des écoles pour concilier sécurité sanitaire et accueil vivable.
De même, on reproche tout et son contraire au ministère. Ou il est trop directif, autoritaire, impositif, arrogant, ne laissant pas de place suffisante aux initiatives du terrain. Ou il laisse les acteurs se débrouiller comme ils peuvent et ne sait pas donner des directives claires. Certes, on peut et on doit faire beaucoup de reproches à l’équipe de JM Blanquer (est-ce vraiment une équipe ?), les affirmations péremptoires, l’insuffisante coordination avec ses collègues ministres au prix de couacs invraisemblables, le peu de place laissé au doute au profit d’une com débridée.
La critique d’ailleurs adressée au ministre s’étend chez beaucoup à tous les cadres administratifs « aux ordres ».Certes, on peut pester contre la bureaucratie tatillonne dans sa volonté de contrôle peu corrélée avec son efficacité. Pour autant, il faudrait être rigoureux dans la critique, en évitant d’opposer les « méchants » (l’administration, les Inspecteurs, voire les chefs d’établissement) aux « bons » (la base, le terrain), car là on est dans le populisme. Chez les premiers comme chez les seconds (tous acteurs au demeurant), il y a une forte hétérogénéité. D’un côté des petits chefs ou des ouvreurs de parapluie qui ne prennent pas leurs responsabilités, de l’autre des personnes qui ne ménagent ni leur temps ni leur énergie pour trouver des solutions (l’IEN de mon secteur apportant des masques dans sa voiture aux enseignants, multipliant les réunions de concertation, cherchant à concilier les directives et les exigences locales, par exemple). D’un côté des enseignants qui se sont contentés de charger leurs élèves d’exercices et de devoirs ou s’en sont peu occupé, refusant toute concertation avec leurs collègues, et cherchant mille prétextes pour ne pas faire la rentrée, envoyant des courriels à des parents pour leur déconseiller de fait le retour de leurs enfants à l’école, à la limite de la faute professionnelle. Une minorité, mais qui existe. De l’autre de vrais professionnels, engagés, faisant preuve de tant d’ingéniosité, de créativité hier pour assurer un enseignement à distance, aujourd’hui pour préparer un retour qui ne soit pas cette « garderie » dénoncée par certains. Une majorité, semble-t-il, avec des degrés plus ou moins élevés d’engagement, ce qui est normal. Mais le corporatisme commence quand on défend une profession « irréprochable » dans son ensemble, sans faire la part des choses, en oubliant justement l’hétérogénéité et les comportements qui vont du pire au meilleur. Quant à l’administration centrale, elle a aussi fourni des outils, fait des suggestions intéressantes, mais tout cela est entaché, malheureusement, par une gouvernance désastreuse, entre livres orange et slogans magiques qui fait oublier les efforts de mise en ligne utiles du CNED, de Canopé, etc
.Autre reproche fait au Ministère : son idéologie scientiste, le fait de s’en remettre à des autorités soi-disant indiscutables, en ignorant les débats entre chercheurs, en sélectionnant ceux qui l’arrangent. Reproche tout à fait fondé, même si, par exemple, il y a excès à affirmer que le « conseil scientifique de l’EN » ne comprend que des neuroscientifiques, alors que sont présents des personnes comme Esther Duflo ou Gérald Bronner, etc. D’ailleurs, il n’est pas sûr que ce Conseil joue un rôle aussi important qu’on ne le dit, bien des décisions sont politiques et prises au sein d’un groupe restreint de personnes qui n’ont nullement de compétences spécifiques sur la pédagogie (voir certains membres du Cabinet ministériel). Mais on ne peut pas en même temps critiquer des choix qui ne sont pas strictement conformes à ce que « la Science » préconise. Oui, la réouverture des écoles s’est faite malgré un avis défavorable (mais nuancé) du Conseil scientifique (l’autre, celui qui est auprès du Président de la République), tandis que d’autres personnes compétentes dans le domaine médical émettaient un avis contraire (les associations de pédiatres notamment). C’est sans doute là qu’il faudrait redire que les choix politiques, comme pédagogiques d’ailleurs, ne peuvent découler de ce que dirait la Science (ignorant les débats d’ailleurs, les incertitudes, les jugements prudents), mais sont bien des choix qui en tiennent compte mais ne s’y plient pas mécaniquement.
Enfin, sur un dernier point, il y a quelque incohérence à la fois reprocher au gouvernement d’avoir lancé la reprise sur la base du volontariat et fustiger son autoritarisme. La question est bien difficile. Mais il semble bien que brandir la critique du volontariat des familles a surtout pour but de démontrer l’impossibilité d’ouvrir les écoles, puisque ce serait tout ou rien. Encore une fois, ici, le radicalisme, le maximalisme sont au service du conservatisme et de l’immobilisme.
Accepter la complexité du réel, émettre des doutes, mettre en avant ses incertitudes, c’est une attitude moins confortable, moins « chic » que de s’indigner, crier au scandale et à la « folie ». J’aurais envie de renvoyer dos à dos un Ministère trop sûr de lui et qui aurait mieux fait passer ses errances (sans doute inévitables) en étant plus modeste, moins à la recherche de la com (« nous maitrisons la situation »), et des opposants tout autant « confinés » dans leurs certitudes et dans des attitudes purement idéologiques avec parfois ces insupportables trémolos dans la voix (les discours de Mélenchon sur l’école de la RRRépublique bafouée et maltraitée en sont un triste exemple) et une sorte d’exaltation morbide à propager l’angoisse à coup parfois de fausses nouvelles ou du moins de généralisations abusives à partir de cas isolés.
Heureusement, il existe aussi bien des écrits, bien des pratiques effectives qui vont dans un sens contraire. Comme le dit très justement mon ami Sylvain Connac dans une interview récente à Libération : « La plupart des enseignants adhèrent [au] principe de l’éducabilité, cette idée que c’est toujours possible. Même s’il est vrai que certains sont un peu découragés par les discours politiques. Il faut que les professeurs se sentent capables, ils peuvent y arriver. Ils vont tâtonner pendant les prochaines semaines. Chacun fait ce qu’il peut. Avec la rentrée de septembre en ligne de mire. C’est là que va se jouer un nœud important de l’avenir de l’école. »
Je suis du côté de ceux qui, sans mettre de côté leur esprit critique, sans mettre de côté leurs critiques du fonctionnement du système (critique qui va d’ailleurs au-delà de la critique de la gouvernance Blanquer), vont de l’avant, croient au pouvoir de l’action pédagogique, qui est bien plus politique que les diatribes démotivantes ou le confort du « yaka » ou « yavaitka ». Au prix de se voir qualifiés de « idiots utiles », « valets du néo-libéralisme » ou du pouvoir, etc., ces insultes qui viennent tout autant de la droite dure que d’une certaine extrême-gauche. Je préfère de toutes façons être aux côtés de ceux qui proposent et nous aident à construire une Ecole de demain plus fraternelle, solidaire, plus apprenante aussi et capable d’affronter les redoutables défis présents et à venir.
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Merci Jean-Michel !
Le monde de l’Ecole comme celui de l’entreprise devient (VICA) volatile, incertain, complexe et ambigue. Dans ce contexte les processus, les prévisions, l’expérience sont bien insuffisants pour gérer la situation, les situations. Il faut y ajouter du courage, de l’intuition, de l’engagement et du pessimisme de chemin et de l’optimisme de but. C’est bien ce que tu décris quand tu parles de cet IEN qui prend sa voiture pour distribuer des masques à ses enseignants ou ses professeurs qui vivent le principe de l’éducabilité ! Merci pour cette belle contribution.
Très intéressant, un peu long pour être partagé, mais très belle analyse, nuancée, éclairée, éclairante…
On entend et on lit des horreurs ici sur les groupes, y compris d enseignants ultra et manquant du courage de faire, d y aller, d imaginer, d affronter…. On voudrait les voir à l œuvre, sous le feu des critiques,cinglés par l injustice…. Que feraient ils ?