Enseigner au XXI siècle

Clichés 2020

Dès qu’on ouvre la bouche ou qu’on prend la plume (métaphoriquement), on doit lutter contre la tentation du stéréotype, du cliché, et je n’échappe pas à la règle. Mais en être conscient est le premier pas nécessaire pour y échapper un tant soit peu.
En 2020 ont fleuri et continueront à fleurir nombre de mots, d’expressions rebattus, les uns plutôt innocents et relevant davantage du tic de langage, les autres étant des révélateurs de certains types de pensée ou même des « empêcheurs de pensée ».

Dans la première catégorie, il y a tous ces « voilà » qui au mieux servent de ponctuation, au pire se substituent aux fins de phrase (Jean Tardieu aurait pu en rajouter à sa savoureuse pièce Finissez vos phrases). Et puis quelques expressions qui se répandent on ne sait trop pourquoi et du coup s’usent quelque peu. En termes savants on pourrait dire que la métaphore peut devenir « catachrèse » et plus simplement « cliché ». Citons « le trou dans la raquette », « c’est un vrai sujet », l’abus de « complètement » (consommer les adverbes avec modération), et le « en même temps » appuyé, avec clin d’œil, etc. Certaines expressions, utilisées par exemple dans le domaine sportif, peuvent avoir même un air de surréalisme : deux équipes qui font match nul, c’est une égalité « parfaite ». Et puis « il n’y a pas de petites équipes », « on lâche rien », « cette défaite va nous permettre de rebondir »

La seconde catégorie est plus intéressante, car elle est révélatrice de manières de penser souvent simplistes et qui remplacent l’analyse par le stéréotype forcément simpliste.

Il y a les déjà anciens :

  • L’abus du mot « bobo» mis à toutes les sauces et désignant tout ce qui n’appartiendrait pas au « bon peuple ». Je renvoie à l’excellent et solide ouvrage Les bobos n’existent pas.
  • L’arme suprême : brandir « le monde des bisounours» dès qu’on n’est pas tout à fait englué dans le cynisme et du pessimisme. Certes, il y a une édulcoration de la réalité effective dans un certain nombre de regards sur le monde ou de projets, mais pour autant, l’allusion à de brave dessin animé pour dénigrer toute pensée constructive sur l’air de « on ne me la fait pas » est souvent désolant !
  • Les variantes autour de « libéral» (néo, ultra ?) qui foisonnent et ne permettent souvent pas une analyse nécessairement plus complexe et nuancé (seuls quelques « purs » semblent, aux yeux de certains, échapper à ce stigmate.).

Mais je voudrais pointer ici d’autres expressions ou fragments de discours qui sont souvent autant d’obstacles à une vraie pensée.

Je pense à ce foisonnement de « je suis » qui fait perdre toute sa force à l’invention initiale de Joaquim Roncin en 2015. Ce qui avait du sens à un moment donné, et signifiait une solidarité qui s’exerçait envers les victimes d’un attentat atroce est désormais appauvri par les trop nombreux attributs du « je » (policiers, profs, commerçants non-essentiels, personnels soignants, etc.)

« Scandale » ou « scandaleux » subissent aussi l’inflation et on arrive vite au « scandale d’Etat » (qui comptera le nombre de fois que cette expression a été employée, banalisant du coup les occasions où elle serait légitime.)

Le procédé rhétorique de la dénégation fonctionne toujours bien. Mais suffit-il de déclarer « sans être complotiste, on peut dire que » pour ne pas l’être ? Ou « ce n’est pas être populiste que d’affirmer » ne suffit pas pour que le qualificatif ne s’applique pas, même s’il faut le cerner davantage (un autre cliché : « je n’aime pas beaucoup le mot populisme »)

Ceux qui lisent ce blog savent combien je suis un ennemi du « bon sens », pas dans l’acception de Descartes qui en ferait un synonyme de la « raison », mais plutôt comme  point fort de la (non) pensée triviale et qui récemment sert de dénomination à un groupement peu recommandable autour de gens autrefois sérieux, mais à la dérive désormais comme Perrone et de quelques farfelus qui croient que la lune est creuse, etc. Mais le « bon sens » est souvent brandi par les adversaires d’une pensée qui, depuis au moins Copernic et Galilée, se construit contre l’opinion commune ou l’observation spontanée. Il faut lire ou relire les merveilleuses Mythologies de Roland Barthes à cet égard.

Une expression résume bien la tentation du catastrophisme pessimiste (à vrai dire, on voit mal un catastrophisme optimiste !) : « Bien sûr, cela reflète tous les risques qu’encourt notamment l’humanité (et pas la planète, pour laquelle il n’y a pas à s’inquiéter, elle survivra sans peine à l’homme), mais on sent parfois une sorte de joie morbide à clamer que tout s’effondre, la passion triste de « l’amer » dont parle Cynthia Fleury dans son dernier livre.

Mais il existe une solution à tous nos maux : « tout remettre à plat ». Hier, nous chantions « Du passé faisons table rase ». Utopie dangereuse qui là encore préfère le séduisant ( ?) slogan à la complexité du réel. Peut-on atteindre alors les sommets quand on remet à plat ?

Autre solution : « ralentir » : on sait qu’il est urgent de le faire ». Pourquoi pas en effet lutter contre la tendance à la précipitation qui conduit à des décisions aberrantes, à la diffusion d’informations inexactes ou au jugement hâtif. Mais pas de religion de la lenteur, svp : celle des files d’attente, celle des démarches administratives interminables ou des discours qui ne mettent un temps infini à aller au but et s’étendent… Il peut être aussi urgent d’accélerer (par exemple la transition écologique, la lutte contre les inégalités à l’école, la construction de l’Europe, etc) !

De même, j’ai constaté la présence de plus en plus forte dans les titres de journaux du « en trompe l’œil » qui rejoint la critique du « monde des bisounours ». Derrière la bonne nouvelle se cache toujours les effets pervers, l’ère du soupçon doit toujours être là pour briser les rêves, mais peut-être est-ce parfois qu’on n’admet pas une réalité complexe, forcément complexe. Si on est dans le « tout ou rien », dans le « toujours insuffisant », dans le « c’est du pipeau » permanent, toute avancée modeste par exemple dans une direction sera forcément disqualifiée, que ce soit en termes d’écologie, de lutte contre les discriminations ou de progrès de la médecine.  Pour ma part, j’ai tendance à me référer à la belle phrase de Chris Marker selon qui l’avenir n’est amer que pour ceux qui le croyaient sucré.

Enfin, je citerais quatre grands obstacles possibles à une pensée complexe, qui sont pourtant des formes courantes du langage, mais dont il faut user à bon escient :

  • Le « ils » indéfini (« ils nous fonte encore ceci ou cela », « ils maltraitent nos vies » « ils suppriment nos libertés », etc.)
  • Le « on » dont on ne sait pas bien ce qu’il recouvre. Parmi les joyaux de son emploi débridé, le « on ne peut plus rien dire aujourd’hui », ou mieux « on n’a plus le droit aujourd’hui de dire » (paradoxe : cette phrase est très utilisée par des essayistes qui ont un accès privilégié aux médias et aux tables de vente des librairies)
  • L’utilisation sans réserve du déterminant défini « les » au lieu du plus modeste « des » (les profs ou des profs, les syndicats ou des syndicats, les députés ou des députés, etc.)
  • Et cet usage prétentieux du futur par les madame Irma des réseaux sociaux (« Le Pen sera élue en 2022 », « l’euro disparaitra prochainement » …) au lieu du prudent conditionnel.

J’ai conscience d’être un peu rabat-joie et il peut y avoir aussi le stéréotype du « c’est complexe », « ce n’est pas si simple », « c’est plus compliqué que ça ». Le regard sur le langage des autres doit s’articuler avec celui sur le sien propre. Cela aide bien finalement à penser plus juste, même si ce n’est pas toujours dans la logique de l’urgence et du défouloir que peuvent être les réseaux sociaux.

 

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