Uberisation, crowdsourcing, emploi : retour sur le rapport du Conseil National du Numérique

cnnumEnfin ! Un rapport institutionnel qui pose les pieds dans le plat du digital, aborde les vraies questions en exposant les différents points de vue sous forme de controverses.

On ne peut que saluer qu’un rapport émanant d’une structure publique, certes libre de toute tutelle, aborde des sujets aussi techniques et innovants. Le revers de la médaille : il est probable que 70% des politiciens français ne seront pas en mesure de comprendre les enjeux du rapport. L’équilibre entre la prospective et l’opérationnel est toujours difficile à trouver.

Le CNN adopte une vision mesurée du numérique, promouvant ses incroyables opportunités sans voiler les risques, notamment sur l’emploi. Il insiste sur l’aspect historique et systémique des mutations actuelles. Il appelle à l’encadrement de l’économie dite collaborative et à la valorisation des nouvelles pratiques de travail : freelance, pluriactivité, revenus liés aux plateformes web. Revenons sur quelques idées-clefs et celles qui auraient pu être approfondies.

La fin de l’entreprise, la fin du salariat, l’entrepreneuriat

uberisation

S’il passe pudiquement sur le sujet de la création d’emplois générée par le numérique et cite encore un rapport McKinsey vieux de 5 ans, commandé par Google pour évaluer la contribution du numérique au PIB, il propose de vraies pistes de réflexion sur les évolutions du travail. Il fait le constat  du nécessaire renouvellement de la notion de “travail”. Il souligne justement que le salariat est devenu abusivement le synonyme de travail, vision incompatible avec le basculement social que nous vivons.

Il constate également le désenchantement à l’égard de l’entreprise traditionnelle et ses échecs : conçues pour réduire les coûts de transaction et faciliter la création de valeur, les entreprises se sont alourdies, taylorisées, sont devenues pyramidales et aliénantes. Un fait est à lui tout seul une alerte : les entreprises ont de plus en plus recours à l’externalisation pour réduire les coûts de transaction internes ! L’entreprise qui s’est constituée pour plus d’efficacité se désagrège faute de trouver chez elle les réponses à ses questions…

Mais l’une des raisons des soucis vécus par l’entreprise classique, ignorée par le rapport du CNN, est la “ faillite managériale ”, comme l’appelle François Dupuy. C’est bien le rejet du management pyramidal, en cascading qui explique l’essoufflement du travail tel que nous le connaissons. De là à en conclure la fin du salariat, il y a un pas tout de même excessif. Si les gens fuient l’entreprise, ce n’est pas parce qu’ils ne veulent plus de CDI mais bien parce que l’entreprise étouffe leur capacité d’agir !

L’innovation managériale, qui repose sur la transversalité, la collaboration, la transparence, la désintermédiation est la transposition organisationnelle des pratiques venues du digital. La fin du CDI et du salariat est donc un mythe : c’est en transformant les pratiques managériales de l’entreprise que celle-ci se régénèrera, pas en détruisant le CDI. Allez demander à un jeune qui enchaîne stage et CDD à 30 ans s’il est pour la fin du CDI ! Là encore, sortir de Paris ne peut pas faire de mal à certains.

Les limites de la réponse législative et statutaire

justice

Sur le sujet de la pluriactivité, le rapport du CNN recommande par exemple de favoriser la création d’un statut d’enseignant-entrepreneur. Ou encore de renforcer le statut d’étudiant-entrepreneur. Ces recommandations sont louables. Mais leur mise en place reste compliquée, en raison d’enjeux non pas réglementaires mais culturels.

Le CNN cède un peu à la tentation facile et bien française de croire qu’un statut résout les problèmes. Or cela fait belle lurette que des lois sans décrets d’application ou sans application tout court voient le jour. Les lois sont un peu trop devenues des épisodes de varicelle législative réguliers. Ainsi, développer la culture entrepreneuriale des enseignants-chercheurs est une excellente idée (elle m’aurait  permis de devenir entrepreneur tout en devenant prof de fac, chose impossible en l’état actuel des choses).

Mais soyons réaliste : connaissez-vous beaucoup de professeurs souhaitant devenir entrepreneurs ? La reconnaissance sociale universitaire n’est pas de créer une entreprise, contrairement aux Etats-Unis, et encore moins dans les sciences humaines. Le chercheur-entrepreneur est encore mal vu en France, comme pouvait l’être l’avocat d’affaires dans les années 80 face à l’avocat pénaliste. Créer un statut ne changera rien sans acculturation à l’entrepreneuriat, évolution culturelle, structures de formations et d’accompagnement. Le passage de la recherche fondamentale à la recherche appliquée reste un problème majeur pour le dynamisme de notre économie.

Le statut d’étudiant-entrepreneur est lui aussi une très belle idée : en bénéficier m’aurait permis de terminer mes études. Mais les entrepreneurs jeunes très motivés créeront leur entreprise avec ou sans statut. La motivation d’étudiants qui créent leur entreprise parce qu’ils peuvent bénéficier d’aménagements de scolarité ou d’un statut particulier peut être légitimement questionnée…

lab de recherche

Rémunérer l’activité sur le web ?

Autre sujet intéressant, l’idée de valoriser, et même rémunérer les contributeurs aux “ communs ”. Cette institutionnalisation de la démocratie participative permise par le digital est louable. Mais le rapport du CNN est un peu angélique. Ainsi, je reste sceptique à l’idée de rémunérer le “ Digital Labor ”, c’est-à-dire l’ensemble des traces ou actions générées par les usagers du web, au prétexte qu’elles contribuent à créer de la valeur pour les entreprises digitales. Laisser un commentaire sur un site, tweeter, sont autant d’actions digitales, qui contribuent à améliorer l’efficacité des services concernées et donc leur valeur.

Si l’idée est généreuse, comment la mettre en place ? Comment collecter les données et les valoriser ? Va-t-il falloir remplir un formulaire de déclaration de “contributions numériques” indiquant le nombre de tweets mensuels ?

Et comment créer un affectio societatis entre des entreprises utilisant les données différentes via des technologies de collecte différentes ? Quel lien entre un annonceur qui veut analyser l’efficacité de ses campagnes et Wikipédia ?  Quelle technologie utiliser pour calculer et valoriser le “ Digital Labor “ ? Et surtout, comment garantir la protection des données individuelles rendues publiques ?

creative commons

Cette idée de rémunérer les traces invisibles laissées sur Internet permettant à d’autres de gagner de l’argent se heurte également à la fracture numérique. Si Facebook est aujourd’hui sur les ordinateurs de plus 30 millions de Français, l’usage du numérique n’est pas si automatique qu’on voudrait le croire. Les utilisateurs qui ont un usage mature et approfondi du digital forment une sorte d’aristocratie digitale. La fracture numérique est plus forte qu’on ne le croit car invisible : dans quelques années, tout le monde sera équipé d’un smartphone, tout le monde ira sur Youtube ou Gmail. Mais est-ce pour autant le signe d’une compréhension des enjeux du digital et d’une vraie maturité digitale ?

J’adore par contre l’idée de valoriser le temps passé à contribuer à des projets associatifs, à Wikipédia etc… Le mécénat de compétences étendu, sorte de service civique permanent,  stimule l’intérêt des individus à la chose publique, de les repolitiser sans idéologie et de réaliser cette fameuse Big Society ou chaque citoyen serait enfin acteur de sa citoyenneté sans avoir à exercer de mandat.

Formation, la grande oubliée

Sur le plan de la formation, le rapport « Nouvelles trajectoires » du CNN affirme “qu’il est nécessaire de fournir aux personnes davantage d’outils pour développer des capacités réflexives sur leur bagage professionnel : identification de compétences à acquérir, valorisation de savoirs implicites acquis par l’expérience, parcours de formation, accès à des contenus, identification des experts à solliciter ». On ne peut qu’approuver.

La formation de trois mois que nous animons sur la création d’entreprise web, la « 50 Partners Academy » est d’ailleurs un exemple de cette nouvelle génération de formations courtes, opérationnelles, ouvertes à n’importe qui quel que soit son bagage et univers. Ce bootcamp est largement plébiscité par des salariés en reconversion, souhaitant devenir entrepreneurs. Ce type de programme contribue à l’insertion professionnelle mais soyons réalistes : nos élèves sont dans l’écrasante majorité diplômés du supérieur, bien insérés professionnellement, déjà employables. Ils deviennent donc encore plus employables. L’accès à la bonne information sur le web n’est pas si facile. On dit qu’aujourd’hui tout est accessible, qu’il suffit juste de « taper dans Google »; certes mais quand il s’agit de construire son parcours professionnel, « taper dans Google » est un peu limité. Ceux qui sauront ou chercher les bonnes informations, se mettre en réseau via Linkedin ou Twitter formeront, s’ils ne forment pas déjà, une oligarchie numérique. Raccrocher les décrocheurs numériques, c’est là qu’est tout l’enjeu.

Capture d’écran 2016-01-07 à 10.31.54On regrettera que la partie consacrée aux Moocs soit inférieure à une demi-page d’un rapport de 210 pages consacré à l’emploi et à la formation. Les Moocs, et plus généralement les offres de cours en ligne gratuites ou abordables, proposés sur des plateformes de Moocs ou par des entreprises proposant des Moocs privés sont un vecteur de mobilité professionnelle important. Nous l’avons constaté lors de plusieurs diffusions de nos Moocs d’entreprise : acculturer puis former en si peu de temps des milliers de personnes sans contraintes est une avancée majeure pour le droit à la formation. Bien plus que la valorisation de l’auto-formation par le CPF-ex DIF, la pratique de l’auto-formation encore étant négligeable en France.

Le rapport n’aborde d’ailleurs qu’assez peu le rôle des entreprises existantes dans ces nouveaux enjeux. L’entreprise est amenée, en raison d’une certaine faillite des institutions publiques, à assurer des socles de connaissances, compétences et savoir-être nécessaires aux salariés. Elle prend  en charge une partie croissante de la formation mais aussi de l’éducation des salariés. L’épisode Macron exprimant sa colère en découvrant le niveau d’illettrisme des ouvriers de l’usine Doux montre bien la responsabilité de l’entreprise. Garante de l’emploi, de l’employabilité, et maintenant de l’alphabétisation de ses salariés, l’entreprise a du boulot. Son rôle dans le financement, l’organisation et la distribution de la formation ne va faire que s’accentuer.

Dialogue social et crowdsourcing

Le rapport s’attaque courageusement à l’un des marronniers du travail français : le dialogue social. Il propose la création de plateformes permettant aux individus de s’exprimer et de co-construire le droit du travail de demain, d’évaluer la qualité de vie de travail et de s’exprimer.dialogues citoyens

Cette proposition revient à entamer la désintermédiation du syndicalisme français : je doute que les susdits approuvent l’idée du “crowdsourcing syndical” ! Quant au coopérativisme des plateformes proposé pour garantir la protection des travailleurs indépendants, pas sur non plus que les syndicats apprécient cette nouvelle forme de protection sociale échappant à leurs prérogatives.

La proposition d’organiser à l’échelle territoriale le dialogue social est elle aussi valeureuse : “ le dialogue social d’écosystème” comme le nomme le CNN consisterait à appliquer les principes de l’open innovation au dialogue social. Au-delà des barrières culturelles énormes, il risquerait d’alourdir le fonctionnement des écosystèmes, dont l’une des forces est justement d’être auto-organisés, spontanés, agiles. Enfin, faire redescendre au niveau de la branche et de l’entreprise le dialogue social, comme le prône le rapport Combrexelle, est un risque d’inégalités face au droit du travail, les négociations de branche risquant de déséquilibrer le marché du travail et le rapport de force, en remettant en cause l’égalité des individus face à la loi.

Cette image d’une société de citoyens-contributeurs, participant à l’agora politique par le truchement du digital est belle. L’extension du périmètre de la protection sociale aux non-salariés, aux indépendants, aux entrepreneurs va dans le sens de l’histoire et met en lumière le manque de courage politique des gouvernements trop passifs.

Si un quart des propositions du rapport voient le jour d’ici dix ans, je dis chapeau bas. Je terminerai par une spéciale dédicace à la traduction française d’”empowerment” en “ empouvoirement “ qui fera rougir les “courriels” et autres “mots-dièse” !

 

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