Suite à ma réponse à Marie Duru-Bellat , Boris Lallemand, un COP, a déposé un commentaire dans lequel il introduit le débat entre liberté de l’élève-enfant-sujet et autorité des éducateurs qui savent mieux que lui ce qui est bon pour lui. Et dans Le Monde, Arthur Frayer proposait un article terrible : Les désorientés, un reportage à partir du témoignage de quatre jeunes du quartier de la Grande Borne, à Grigny (Essonne). Encore une bonne occasion de réfléchir au fonctionnement de notre système scolaire et à ses conséquences.
Les termes du débat
Reprenons les termes du commentaire de Boris Lallemand
« La question de l’autorité dépasse le seul problème de la sélection à l’entrée à l’Université : pour moi, c’est se demander si on laisse le jeune choisir. Est-il toujours bon que le jeune soit libre ?
C’est un débat entre liberté de l’élève-enfant-sujet (depuis Rousseau jusqu’à la loi de 1989 et l’EAO pour l’orientation, en passant par l’éducation nouvelle) et autorité des éducateurs qui savent mieux que lui ce qui est bon pour lui (dont me semble-t-il Durkheim, Hannah Arendt et récemment les livres de l’équipe de Marcel Gauchet, mais aussi Bernstein, Escol…).
Marie Dullu-Bellat, me semble-t-il, dénonce le puérocentrisme de notre société (et donc de notre école) où l’enfant-sujet doit pouvoir exprimer ses envies même quand c’est en méconnaissance de cause.
Le monde de l’orientation scolaire est peu sensible pour le moment à l’idée que trop de « sujet » puisse être négatif. Peut-être parce que ce serait prendre le risque de dépsychologiser l’orientation (ce qui ferait mal pour des psychologues que sont les COP !).
Le commentaire de Lionel Jeanjeau est clair me semble-t-il : les jeunes doivent-ils s’adapter à l’université ou est-ce à l’université de s’adapter « tel que les usagers l’attendent » ? »
Serait-il possible de distinguer la conception de l’enfant-roi qui en effet produit bien des dégâts tant psychologiques que sociaux, et des conceptions de l’apprentissage basée sur l’engagement du sujet par exemple. Il me semble qu’il y a là une nuance d’importance.
En matière d’éducation le monde s’affronte entre deux caricatures, laisser-faire ou imposition. Mais je ne suis pas sûr que Marie Duru-Bellat pointait cette question. Elle prônait une autorité institutionnelle pour résoudre le problème des « mauvais » choix des lycéens pour l’après-bac. Or cette autorité institutionnelle sur les parcours des élèves fonctionne chez nous, dans le secondaire, et porte le nom de procédures d’orientation et d’affectation. L’article d’Arthur Frayer en montre quelques effets.
Orienté et désorienté
Arthur Frayer s’appuie sur le témoignage de quatre jeunes adultes ayant dépassés la vingtaine. Ces quatre-là détiennent un BTS, et l’un d’eux tente une poursuite en licence professionnelle. D’une certaine manière, ils ont réussi. Ils ont un niveau bac+2, et pourtant leurs témoignages sont accablants pour le fonctionnement de notre système. Leur difficulté au collège et leur orientation vers le professionnel en fin de troisième sont vécues comme des mises à l’écart, leur affectation dans des formations professionnelles comme des impositions. Leurs parcours furent subis et non pas choisis. Bien difficile pour eux dès lors de s’identifier positivement et de « remercier » l’Education nationale pour leur réussite. Et ces quatre-là sont des exceptions parmi les élèves de troisième orientés en voie professionnelle.
La voie professionnelle n’est pas un long fleuve tranquille comme le décrit les Ministères ( La voie professionnelle au lycée, Voie professionnelle au lycée).
Dans un document de la DEPP, REFORME DE LA VOIE PROFESSIONNELLE on trouve page 5 :
« Des sorties d’un niveau élevé de la voie scolaire en cours de formation
Les sorties à l’issue de la première année de la voie professionnelle sont fréquentes : elles concernent presqu’un élève de CAP sur cinq et un sur sept en seconde professionnelle. Entre 2010 et 2011, le taux de sorties des élèves de première année de CAP a augmenté de 2 points pour atteindre 18 %. Dans le même temps, le taux de sortie à l’issue de la première professionnelle a augmenté de 0,6 point. Ces sorties de formation dispensées par le MEN incluent des arrêts d’études, mais aussi des passages en apprentissage ou dans des systèmes de formation dispensés par d’autres ministères. » Et ceci depuis la réforme de cette voie (2008). Les quatre témoins précèdents ont fait le parcours BEP-Bac pro-BTS.
Dans le rapport de l’IGAENR (Inspection générale de l’administration de l’éducation nationale et de la recherche ) de 2013 Les parcours des élèves de la voie professionnelle, les auteurs écrivent dans la synthèse (pages 5-6) :
« Mais, malgré ces indéniables réussites, les sorties en cours de formation restent importantes au sein du cycle du bac professionnel (avec au mieux une sortie avec une certification intermédiaire en première). Et surtout l’augmentation du nombre de bacheliers ne doit pas masquer la baisse importante du taux de réussite à l’examen par rapport à la période antérieure à la réforme. De plus le parcours des élèves engagés en CAP reste très fragile. La « somme » des élèves sortant chaque année sans diplôme de la voie professionnelle en cours de formation ou susceptibles de le faire après un échec à l’examen du CAP ou du bac professionnel demeure très élevée (de l’ordre de 100 000). Même s’il faut prendre les données sur les sorties avec beaucoup de prudence, l’ordre de grandeur reste très préoccupant, surtout si on le croise avec les données disponibles par ailleurs sur les sorties du système éducatif sans diplôme.
De ce fait, un fossé encore plus grand risque de se creuser entre les élèves qui plus nombreux accèdent désormais au bac professionnel (voire à un BTS) et les élèves qui continuent de sortir sans aucun diplôme. Ces questions se posent en outre avec une acuité encore plus grande dans certains territoires, les écarts de parcours des élèves sont en effet considérables entre les académies observées. »
Poursuivre c’est bien
Suite à la publication par la DEPP de la Note d’information – N° 31 – septembre 2014, Orientation : les trois quarts des élèves de seconde générale et technologique souhaitent préparer un baccalauréat général Maryline Baumard en fait la présentation ainsi dans Le Monde : Choisir son orientation après une seconde générale et techno. “Entrer en 2nde, c’est bien ! En sortir dans la classe de 1ère de son choix, c’est mieux… Il n’est pas trop tôt pour commencer à y réfléchir, car c’est le dernier moment d’orientation avant le bac. Et mieux vaut se préparer à un plan B, car on n’obtient pas forcément la classe de 1ère de ses rêves.”
Traduisez, ne pas y entrer, c’est mal. Je pousse un peu, mais à peine…
Julie-Anne De Queiroz dans le Figaro prend un autre angle d’attaque pour lire cette Note : La filière scientifique reste la plus demandée au lycée. “Un redoublement par le passé impacte également les choix d’orientation, marquant durablement la trajectoire de l’élève. « A notes égales à l’examen du brevet, les disparités d’orientation entre les élèves ‘à l’heure’ et en retard restent très marquées. Non seulement ces derniers s’engagent moins souvent vers la voie générale, mais lorsqu’ils souhaitent s’orienter vers une première S ou ES, cette demande a aussi beaucoup moins de chances d’être approuvée par le conseil de classe », note ainsi la DEPP.”
Le redoublement est une marque de suspicion, aussi bien pour soi que pour les autres.
La bombe
S’il est sans doute « vrai » que les acteurs orientent parce qu’ils croient mieux savoir que l’élève ce qui est bon pour lui, et que notre système d’orientation leur donne cette autorité, il n’est pas sûr du tout que les élèves ainsi orientés perçoivent cette bonté !
A lire les témoignages de ces quatre-là, qui ont « réussit » un tel parcours, on peut se demander comment sont les autres. La suspicion reçue (« t’es pas capable ») se retourne très facilement sur les autres. Nous nous préparons une belle bombe sociale à retardement…
L’autorité est peut-être excellente, mais tout dépend du quel côté de la relation on se trouve.
Bernard Desclaux
Ce qui me consterne dans la position des partisans d’une « orientation autoritaire » , c’est finalement qu’ils ne croient pas à l’éducabilité et à la possibilité d’un sujet de transformer son rapport au savoir et aux études en fonction de l’environnement dans lequel il évolue. Surprenant de la part de Marie Duru Bellat , qui fait , par ailleurs le constat que notre système est parmi les plus inégalitaires du monde . La notion « d’enfant roi » n’a rien à faire ici , car , enfin , il est tout a fait possible d’écouter le désir d’un sujet et de lui donner un avis sur ce désir et repères , sans lui interdire de l’expérimenter . Où est le problème , si l’on organise les formations en fonction de ces demandes ? Peut on conserver une haute qualité des formations en adaptant leur mode de transmission et d’évaluation à des publics qui ne sont pas dans le moule universitaire ? C’est toute la question , mais il est certain que c’est la motivation des maitres qui conditionne la réponse et que cette motivation dépend , de fait , de la conception qu’ils ont de la citoyenneté et des possibilités d’évolution des individus. C’est à dire que des motivations négatives ou restrictives( « les jeunes sont incapables de savoir ce qui est bon pour eux » ; ou bien » Ce dont la société a besoin c’est que chacun soit à sa place » etc….) ne peuvent aboutir qu’à des résultats négatifs . Pour l’instant , les résistances sont énormes pour organiser notre système autour du droit à l’expérience et à l’erreur , même si l’on constate que l’organisation actuelle ne fonctionne vraiment bien que pour 25% d’une classe d’age . Personne ne semble vraiment vouloir d’un système qui redistribue les cartes sociales et le pays crève lentement de cette simple évidence : Dommage qu’elle face aujourd’hui le jeux des forces obscures , par accumulation de trop de frustrations et déni de croyance en l’éducabilité de la conscience de chacune et chacun par fréquentation des autres différents .
Merci Jean Marie de ce beau texte et d’introduire la notion d’éducabilité qui semble bien être régulièrement oubliée ou ignorée par les tenant de l’autorité.
Peut-on choisir son orientation librement en toute méconnaissance de cause?
J’essaie de reprendre la question. Il n’est pas certain que l’on puisse aussi facilement répondre par la négative. La liberté n’est pas forcément liée à une connaissance consciente pure et parfaite de la « cause ». Dans la pensée libérale au sens d’Adam Smith, on suppose une connaissance pure et parfaite, une main invisible qui régule.Je ne vais pas ici explorer tout le champ de la régulation, qui n’est pas que de la contrainte. On pourrait penser qu’existent des régulateurs sociaux: les représentations par exemple qui rendent plus désirables telle ou telle formation, telle ou telle profession.Vous me direz que tout ça est tiré par les cheveux… Mais derrière ces représentations sociales, existent des revendications sociales de places, de bonnes places, comme on disait autrefois. On n’évacue pas la question sociale aussi facilement car le marché de la concurrence existe aussi au sein du système éducatif. De nombreux débats l’oublient. De quoi parle-t-on quand on parle d’inégalités scolaires, on parle d’inégalités sociales… Or, on sait depuis longtemps que le système scolaire reproduit les inégalités sociales . Les COP à leur corps défendant y contribuent plus ou moins. Rappelons-nous le livre de Gilles Kepel qui note que les COP sont plus détestés que les Keufs par les jeunes du 93. C’est dire si malgré la méconnaissance supposée de la cause ou de la chose, les jeunes sont conscients que l’Ecole distribue les bons et les mauvais points et ainsi les bonnes et les mauvaises places. L’orientation est avant tout une question politique, avant même d’être une question psychologique. La société a besoin que chacun soit à sa place. Mais il n’est pas sûr que chacun accepte la place qui lui est assignée… dans une société de la communication où tout se sait.
Personne ne parle de pouvoir… Qui le détient ? Je ne suis pas très sûre qu’un jeune qui décroche ne sache pas ce qui est bon pour lui… La morale n’a pas réponse à tout.Nietzsche en son temps parlait déjà « par delà le bien et le mal… » . Pour conclure, on peut se demander pourquoi l’éducation à l’orientation n’a jamais marché en France? Nous constatons tous une impossible « éducabilité » à l’orientation. Je constate pour ma part un impensé de l’orientation toujours mesurée à l’aune des malentendus qu’elle suscite. L’hypermodernité demande la formation de citoyen- sujet ayant la capacité de réfléchir, de prendre des distances, de s’adapter… Elle suppose forcément une posture de liberté. La boucle est ainsi bouclée. Former les sujets citoyens à savoir s’orienter, c’est les former à l’exercice de leur liberté. Depuis toujours, on sait que la liberté est très dangereuse. Précisément, elle remet en cause les figures de l’autorité donc le pouvoir. Et le désir dans tout cela ? Il suit son chemin.Il mérite bien quelques erreurs, quelques échecs. Il mérite que l’on supporte le manque, le mystère. Faisons que les échecs ne riment pas avec trop de frustration, ni de sentiments de rejet. Certains pouvoirs sauraient bien les récupérer.
Merci Annick de ce commentaire. Les conceptions de l’éducation et du politique sont liées en effet.
Une orientation imposée est un viol, car embrasser un métier est élaborer une nouvelle identité (une parmi d’autres) ce qui touche à des dimensions très intimes et impacte fortement notre relation au monde.
Tout dépend des postures des différents – il devraient y en avoir plusieurs – interlocuteurs du jeune. Ils doivent savoir écouter, poser des questions ouvertes, resituer le désir du jeune dans ce qu’eux perçoivent du monde professionnel (en toute modestie, car il ne s’agit que de leurs points de vue). Accompagner c’est ça, et cela s’apprend (voir le bouquin de Vial & Mencacci, 2007. Important: enfin respecter le jeune comme un être en train de se faire (tout comme nous-mêmes). Nous ne sommes que ses grands frères et sœurs sur le chemin semé d’embûches de la vie !
Marlis Krichewsky écrit dans son commentaire : « respecter le jeune comme un être en train de se faire (tout comme nous-mêmes) ». Et comme dit l’autre « l’erreur est humaine », sinon non serions dieu ou des robots.
Merci de votre intérêt et de votre commentaire.
Bernard Desclaux résume ce que je disais sur le débat entre liberté et autorité : « En matière d’éducation le monde s’affronte entre deux caricatures, laisser-faire ou imposition. Mais je ne suis pas sûr que Marie Duru-Bellat pointait cette question. Elle prônait une autorité institutionnelle pour résoudre le problème des « mauvais » choix des lycéens pour l’après-bac. »
En fait, je pense au contraire qu’elle pointe cette question, mais elle ne l’explicite pas. Mais peu importe après-tout.
Plutôt que de liberté, faisons intervenir le concept d’autonomie ; un concept plus riche.
Lors que je disais « est-il toujours bon que le jeune soit libre ? » Une autre manière de poser la question serait : à partir de quand, ou sur quels acquis (scolaires et psychologiques) le jeune (mais aussi le moins jeune d’ailleurs!) est-il autonome pour faire des choix en connaissance de cause ?
Cette formulation rejoint le problème de l’orientation active soulevée par Duru-Bellat : comme l’orientation active n’est pas assez efficace, alors les jeunes choisissent en méconnaissance de cause, donc pour éviter ceci, elle préconise l’orientation institutionnelle autoritaire.
L’orientation institutionnelle autoritaire ne serait là que pour palier le choix par méconnaissance de cause de jeunes qui sont, certes libres, mais qui ne sont pas autonomes ! C’est là l’Intérêt de la notion d’autonomie.
L’autonomie se gagne, se construit, alors que la liberté, du moins dans notre société (du puérocentrisme pour reprendre mon terme de départ) est donnée d’emblée (dès la naissance). L’autonomie emerge par intégration/appropriation des règles (des normes), des connaissances, alors que la liberté peut exister en péprisant les règles et connaissances.
Enfin, d’un point de vue politique, la liberté peut aller contre l’égalité lorsqu’elle n’est pas utilisée à bon escient, ce qui est le cas de l’orientation par méconnaissance de cause (situations banales selon moi, observant les choix des plus jeunes).
L’idéal serait de déplacer le curseur entre liberté et autorité selon la complexité de la situation d’orientation et l’autonomie du jeune. Mais c’est inapplicable bien entendu.
Tout d’abord merci de ces échanges autour de mes articles, Boris Lallemand.
Je préfère, moi aussi le terme d’autonomie à celle de liberté. Elle introduit une dimension de relativité face à l’absolue de la liberté. Et comme vous le dite, il s’agit d’une construction et non d’un don, reçu (donné par qui ?) ou possédé de naissance. Mais l’autonomie n’est pas seulement une compétence personnelle, c’est aussi un espace social. L’autonomie suppose que des risques et des protections soient acceptés, organisés.
C’est pourquoi je pense que le développement de l’autonomie (si c’est bien là l’objectif de l’éducation) ne peut pas se faire dans un espace autoritaire. Il ne s’agit donc pas simplement d’un déplacement d’un curseur comme si il y avait une continuité entre liberté et autonomie.