Dans ce sixième article développant ma conférence à l’INETOP, je vais présenter les quatre constats que je faisais en concluant la partie sur les évolutions des procédures d’orientation.
Un jeu à somme nulle
Avec toutes les évolutions des procédures, on pourrait penser que la conception de l’orientation a changé du côté enseignant.
A ma connaissance il n’y a aucune étude sur cette question, mais la lecture du rapport des inspecteurs généraux, « Suivi de l’expérimentation du choix donné à la famille dans la décision d’orientation au collège », publié en septembre 2014 est je pense éclairante.
Ces inspecteurs sont allés interroger les différents acteurs concernés par cette expérimentation, et leur conclusion est édifiante. Ils écrivent : « La « bonne orientation », pour la plupart des équipes éducatives interrogées, est celle qui correspond à la décision du conseil de classe. Ainsi, les « cas litigieux » ayant donné lieu à des entretiens avec le principal et le conseiller d’orientation psychologue à l’issue du conseil de classe du troisième trimestre sont considérés comme « résolus » lorsque la famille se range à la décision de l’équipe éducative. Le dernier mot aux parents est alors à interpréter davantage comme l’occasion de renforcer les échanges avec les équipes éducatives et moins comme une opportunité d’exprimer un vœu et de l’assumer. » (p. 35)
Les quelques média qui ont parlé de ce rapport ont également tous cité ce passage très clair. L’orientation est bien un conflit établissement-famille.
Cela dit, l’observation des inspecteurs n’est pas surprenante, puisque l’expérimentation ne changeait en rien l’économie générale de la procédure qui construit de fait un conflit potentiel entre deux positions. La modification portait sur la connaissance de l’issue du conflit : en cas de désaccord, la famille serait maîtresse du jeu. Quelle peut-être alors la stratégie des acteurs ?
Du côté enseignants, ils peuvent chercher à convaincre « encore plus », ou bien abandonner la partie (« à quoi bon » puisque les parents gagneront), et quelques-uns ont dû essayer de jouer le jeu de l’échange de points de vue, de la collaboration autour de la « bonne orientation pour l’enfant.
La limitation du pouvoir « professoral »
Ce pouvoir professoral fut organisé comme je l’ai raconté par l’Etat lui-même. Mais en même temps l’évolution des procédures a modifié le rapport de force. D’un pouvoir absolue permettant la décision de « mort institutionnelle » prononcée par la sentence « vie active », on est passé à une déconstruction lente, mais inexorable du pouvoir décisionnaire des conseils de classe. Beaucoup d’enseignants ont ainsi un sentiment d’impuissance.
Mais il faut savoir que cette question du pouvoir professoral a été à un moment un objet de conflit politique en haut lieu, et qui relevait de la conception du rôle de l’état. Antoine Prost a raconté cela dans son dernier livre : Du changement dans l’école (Seuil), 2014. Le conflit se situait au sommet de l’état entre De Gaule, président de la république, qui était tenant d’autorité sur les enseignants, et Georges Pompidou, Premier ministre, et agrégé, qui tenant à protéger le libre arbitre des enseignants. Mais au final, ils sont tout de même d’accord tous les deux pour une autorité « sur « les familles !
Vous trouverez un petit résumé dans mon article : L’orientation dans le secondaire : effets des procédures. Voir également un billet récent : L’état, l’orientation et le supérieur ? Et également le dessin d’un enseignant dessinateur : Dessin de Fabrice Erre, enseignant et dessinateur de BD.
Tout le monde conseille !
Une autre évolution, c’est la place du « conseil ». Dans le premier temps des procédures jusqu’à la fin des années 80, l’aide apportée en orientation, c’était l’information. Et autour de l’élève, il y a avait deux experts : le professeur principal et le conseiller d’orientation. A partir des années 90, c’est le conseil qui l’emporte et surtout en tant que pratique de tous les acteurs. Les enseignants deviennent des conseillers des élèves et des parents. Le conseiller d’orientation-psychologue, comme je l’ai dit avec le titre de psychologue, se centre également sur le conseil. Il y aura à la fois généralisation de cette pratique et lutte pour garantir la spécificité de cette pratique avec l’entretien personnalisé d’orientation en 2006 puis les circulaires sur l’orientation active en 2011.
Mais, même si le COP se défini comme un « conseiller » avant tout, il reste perçu le plus souvent comme le messager du malheur. Il anticipe car il connaît bien les procédures d’orientation et d’affectation, et il endosse le rôle de l’annonceur de la mauvaise nouvelle : « vous n’obtiendrez pas ce que vous voulez ». Il devient ainsi celui qui oriente, et qui oriente mal.
Dans Banlieue de la République, enquête de l’Institut Montaigne de 2011, on trouve ce résumé de la situation et du ressenti des habitants de l’agglomération de Clichy-Montfermeil, « Apparaissant pour de nombreux enquêtés comme le seul levier de l’ascension sociale et porteuse d’espoirs immenses, l’école est également l’objet des ressentiments les plus profonds en cas d’échec scolaire, apparaissant comme le lieu de reproduction des inégalités sociales. La figure la plus détestée par nombre de jeunes est celle du conseiller d’orientation à la fin du collège, loin devant les policiers. Il cristallise sur sa personne l’inadéquation entre formation et insertion sociale. » (p. 18)
Formes d’affaiblissement des services d’orientation
Bien sûr cet affaiblissement peut se mesurer en nombre. Le recrutement des conseillers d’orientation a progressé jusqu’au milieu des années 80. Ils étaient 4700 à l’époque. Puis il se tassa. L’EPLE (l’établissement public local d’enseignement) est devenu le responsable de l’aide à l’orientation. Aujourd’hui, alors que le nombre des élèves s’est largement accru depuis cette époque, sans compter l’explosion dans le supérieur, celui des conseillers est tombé à 3500.
Bien sûr il y a eu également « l’épisode » de 2003, et de la tentative de passer les personnels d’orientation aux régions. Les conseillers, mais aussi les enseignants se sont mobilisés. Le conflit a laissé des traces mais n’a pas arrêté l’hémorragie des postes et surtout un faible recrutement qui ne couvre pas les départs en retraite et qui augmente le nombre des auxiliaires.
Il y a eu également un affaiblissement plus fonctionnel et notamment liées à l’informatique.
Dans les années 80, l’informatique fut utilisée de plus en plus dans le traitement de l’affectation des élèves. Jusque-là, comme je l’ai dit, les conseillers facilitaient la prise de contact avec les établissements techniques, ensuite les services d’orientation, et les Centres (COSP puis CIO) furent les organisateurs des « foires aux dossiers » sous l’autorité des IA. Mais avec l’informatique, la gestion automatique des dossiers, le traitement hiérarchisé des demandes et de l’offre, plus besoin d’intermédiaires humains, ou en tout cas à la marge. Du coup un nouvel objectif des conseillers se fit jour : l’aide à l’inscription ! Aujourd’hui, avec AFFELNET en fin de troisième, et APB pour l’inscription en enseignement supérieur, les conseiller sont désormais des stratèges de l’inscription !
Un deuxième effet de l’informatique concerne la remonté des informations de fonctionnement des établissements. Les statistiques de l’orientation étaient récoltées auprès des établissements par les CIO, qui ensuite les aggloméraient et les envoyaient à l’IEN-IO à l’Inspection académique, qui faisait de-même vers le CSAIO et le rectorat, et le tout arrivait au ministère, non pas au Bureau de l’orientation, mais au bureau des statistiques à fin de préparation de la rentrée, et le plus souvent après cette préparation d’ailleurs. Ce service était tout particulièrement intéressé par les résultats du deuxième trimestre. J’ai raconté un des problèmes résultant de cette organisation au ministère dans La suppression en 1982 du BEP comme orientation après la seconde. Depuis une dizaine d’années, toutes les données de fonctionnement des établissements sont collectées directement dans des applications web. Le formatage s’installe. Tout doit rentrer dans les cases, et à tous les étages on est capable de produire des tableaux de plus en plus sophistiqués et croisant des facteurs impossibles jusque-là à imaginer. Mais du coup les CIO qui jusque-là vérifiaient les résultats déclarés et pouvaient repérer quelques « arrangements », ne sont plus en situation de le faire. Ils ne servent plus » au système.
Enfin le troisième effet de l’informatique sur le travail des conseillers est encore plus général. Il s’agit du nouveau média universel, le web. On a d’une part une dématérialisation des supports de l’information, papier, revue, ou même CD ou DVD, et d’autre part une accessibilité quasi immédiate. Le web est aujourd’hui une ressource infinie d’informations. Le conseiller n’est plus l’intermédiaire quasi obligatoire qu’il était. L’accès aux documentations et auto-documentations des CIO et des CDI n’est plus nécessaire. Il suffit d’un accès à internet. Les conseillers ne sont plus les gatekeeper de l’accès à l’information. Je raconterais un jour la difficile mise en œuvre des auto-documentations dans les CIO. Durant une dizaine d’années, avec mon ami Charles Kaléka, nous sommes intervenus auprès des CIO de l’académie de Versailles (une douzaine sur les 46 CIO de l’académie) pour la mise en place de l’ « auto-doc » mais surtout pour son utilisation qui bouleversait l’économie de l’accueil du public dans les CIO. Aujourd’hui, les conseillers sont souvent dépassés par le flux continuel et l’accessibilité immédiate. L’objectif aujourd’hui n’est donc plus d’obtenir l’info, mais d’en prendre connaissance avec le client, et de la trier ! Le conseiller est côte à côte avec son client, et tous les deux face à l’écran.
Bernard Desclaux
Questionner l’histoire de l’orientation et des conseillers en France (I) introduction
Questionner l’histoire de l’orientation et des conseillers en France (II) l’Orientation professionnelle en France
Questionner l’histoire de l’orientation et des conseillers en France (III) le basculement dans le scolaire
Questionner l’histoire de l’orientation et des conseillers en France (IV) évolution des procédures d’orientation
Questionner l’histoire de l’orientation et des conseillers en France (V) des procédures d’orientation et des rôles professionnels
Questionner l’histoire de l’orientation et des conseillers en France (VI) effets de l’évolution des procédures d’orientation
Questionner l’histoire de l’orientation et des conseillers en France (VII) l’émergence de l’éducation à l’orientation
Questionner l’histoire de l’orientation et des conseillers en France (VIII) et le ministère lance l’éducation à l’orientation
Questionner l’histoire de l’orientation et des conseillers en France (IX) évolutions en cours, les établissements
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