Tout d’abord, merci à Annick Soubaï pour son très beau commentaire à mon dernier post à propos de l’expérimentation du choix donné à la famille dans la décision d’orientation au collège qui a donné lieu à deux rapports de IGEN. (je rajoute le texte du commentaire à la fin de ce post). La métaphore du diable qu’elle utilise va me permettre de préciser mon point de vue sur les procédures d’orientation scolaires en France.
Démocratie
L’introduction des parents dans le processus de l’orientation des élèves dans le secondaire remonte à la réforme Berthoin de 1959. Pour la première fois, ils sont invités à formuler une demande au troisième trimestre de la troisième. Jusque-là on peut dire que le secondaire est une institution totale au sens goffmanien. Les parents remettent leur enfant à l’institution (ou le retire pour le placer ailleurs), et elle leur rend quand elle veut. Entre temps, elle s’occupe de tout.
La brèche de 1959 dans ce dôme s’agrandira de plus en plus au fur et à mesure des « réformes » de l’orientation. On peut se reporter sur ce blog à mon post « Questionner l’histoire de l’orientation et des conseillers en France (IV) évolution des procédures d’orientation » (et à bien d’autres posts) ou encore à mon article « La procédure d’orientation scolaire : une évidence bien française, » in TransFormations n° 3 mars 2010, pp. 77-96.
Avec ces modifications successives, le pouvoir absolu de l’institution se réduit de plus en plus et le rôle et le pouvoir des parents s’accroissent. Mais pas sûr qu’il s’agit là de démocratie, mais d’une participation de l’école à l’évolution générale sociale : individualisation et réduction des pouvoirs autoritaires, déclin de l’institution décrit par François Dubet.
Mais il y a un reste, et ce reste, c’est…
Le diable
Je cite le début du commentaire d’Annick Soubaï : « J’aime ce titre « jeux de mains » parce qu’il est amusant et l’on entend évidemment en creux « jeux de vilains »… La métaphore rappelle que le vilain est le diable, et si on la file jusqu’au bout de sa signification, on sait que c’est celui qui divise. Le diable, contrairement à ce que le sens commun laisse croire n’est pas forcément identifié au mal. »
Ce qui reste aujourd’hui de ces procédures d’orientation, c’est bien cette division entre l’un qui décide et l’autre qui subit, c’est le schéma de base. Si l’un gagne, alors l’autre perd nécessairement. D’où mon insistance sur l’extrait de la conclusion du premier rapport sur l’expérimentation : « la bonne orientation, pour la plupart des équipes éducatives interrogées (NDLR : par les inspecteurs généraux) est celle qui correspond à la décision du conseil de classe ».
Si on utilise l’analyse systémique de la relation proposée dans Une logique de la communication (Paul Watzlawick, Janet Helmick Beavin, Don D. Jackson, Le Seuil, 1972) on peut se demander si la procédure institue une relation symétrique qui si elle dérape amène au conflit, ou bien une relation complémentaire qui elle peut amener à la domination-soumission.
C’est en cela que les procédures organisent le conflit de base qu’elles cherchent ensuite à « réguler ».
Régulation
La régulation repose d’abord sur le fait que le processus de production de la décision d’orientation n’est pas ponctuel, mais distribué dans le temps, et dans un temps relativement long, de plusieurs mois.
Et il y a un autre aspect sur lequel il faut insister. On a une combinaison d’espaces sociaux très différents. On a des individus avec leurs espaces privés. On a des rencontres plus ou moins structurées (les entretiens parents-enseignants, avec le professeur principal, avec le conseiller d’orientation-psychologue, avec le chef d’établissement). On a des espaces institutionnels tels que le conseil de classe et la commission d’appel. Et il faut remarquer que le passage du conseil de classe à la commission d’appel est aussi un changement de « nature des acteurs-personnes » impliqués : dans le conseil de classe, la plupart des personnes connaisse l’élève ce qui n’est pas le cas de la commission d’appel. Le cadre de l’élaboration de la décision devient de plus en plus distant de la personne concernée, pouvant ainsi apparaître comme plus « objectif », et donc acceptable.
Si la procédure cherche à produire un accord entre les acteurs et une acceptation de la décision, elle présuppose un désaccord possible entre les deux parties, et que la décision sera néfaste pour l’une des parties. Etant entendu que la conséquence néfaste ne l’est pas également pour les parties. S’il y a offense pour les uns et les autres, il y des conséquences bien réelles pour les élèves.
L’offense
Je reprends ici la partie intitulée Le conseil de classe comme atténuateur de l’offense de mon article « A quoi sert le conseil de classe ? »
Ce passage est inspiré par la lecture d’un article d’Erving Goffman peu connu (Goffman E., Calmer le jobard. Quelques aspects de l’adaptation à l’échec, in Le parler frais d’Erving Goffman, Paris, Minuit, pp. 277-300). On peut sans doute interpréter la procédure d’orientation comme une méthodologie de l’apaisement. L’orientation consiste à modifier le statut d’une personne, et globalement cette modification peut être positive ou négative pour la personne elle-même.
Toutes les étapes de la procédure consistent à apaiser la perte narcissique possible qui peut en résulter :
– la demande de la famille ou de l’élève consiste à engager, impliquer la personne dans le processus ;
– l’évaluation scolaire, c’est-à-dire, le travail scolaire, les notes, la notation, le conseil de classe, tout ceci consiste à » justifier » la décision, aux deux sens de justice et de pertinence.
– les différents recours, tels que la rencontre avec le professeur principal, le conseiller, le chef d’établissement, et finalement la commission d’appel, sont autant d’occasions d’apaisement.
– penser enfin à la temporalité. Ce processus se déroule sur toute une année et donne l’occasion de multiples modifications » insensibles » et donc non-problématiques pour le sujet.
Le conseil de classe, en tant qu’ensemble de personnes identifiées-identifiables est l’origine de la décision. Elle ne provient pas d’un « ailleurs » inhumain. Et en même temps, le conseil de classe en tant que collectif ne peut être « attaqué ». Sauf à basculer dans une paranoïa, il est un espace où le pour et le contre ont été débattus. Même si la décision peut être discutable, en aucun cas elle peut être considérée comme arbitraire.
Les procédures d’orientation consistant à produire une décision non-arbitraire réclament aux acteurs impliqués de se constituer en juges, en étant capables de justifier leur point de vue. Mais sur quoi repose la justification ?
La course à l’argument
La procédure d’orientation défini l’orientation comme le résultat d’un processus décisionnel et non comme un processus de développement personnel continuel. Elle implique aux acteurs une préoccupation, celle de produire des arguments pour alimenter le processus décisionnel. Produire des arguments en l’occurrence suppose de se centrer sur l’observation des résultats scolaires, pour les uns (les élèves) de produire les résultats, et pour les autres de les évaluer.
C’est là l’obsession française que produisent nos procédures. Nos enseignants, qu’ils le veuillent ou non, qu’ils en soient ou non conscients, sont centrés sur l’évaluation des élèves et non sur le processus d’apprentissage. Cela ne relève pas de leur point de vue, mais du rôle professionnel du professeur en France, et en particulier au collège.
Le point essentiel pour moi dans cette critique de nos procédures c’est de voir leurs conséquences sur la forme pédagogique qui s’impose alors aux acteurs de l’éducation. Produire des différences de réussite entre les élèves et non pas chercher à faire réussir tous les élèves.
Bernard Desclaux
Le commentaire d’Annick Soubaï
J’aime ce titre « jeux de mains » parce qu’il est amusant et l’on entend évidemment en creux « jeux de vilains »… La métaphore rappelle que le vilain est le diable, et si on la file jusqu’au bout de sa signification, on sait que c’est celui qui divise. Le diable, contrairement à ce que le sens commun laisse croire n’est pas forcément identifié au mal.
Pourquoi ce détour ? A cause du titre de l’article mais aussi pour rappeler la situation de l’orientation aux termes du Droit qui la régit, inscrit dans le code de l’éducation. On pourrait si l’on est légaliste, comme je le suis, rappeler que les procédures organisent le dialogue, par le jeu de la navette. La procédure est donc si l’on peut dire « médiatrice » de la division possible entre les parties, celle qui est dans l’ordre du diabolique. En effet, s’il y a navette, il y a bien organisation du dialogue. En droit, si le dialogue n’est pas matérialisé par la signature de la famille, il y a vice de forme. Les commissions d’appel sont là quand elles fonctionnent bien, donc normalement, pour rappeler le principe du devoir de dialogue et faire passer automatiquement l’élève en classe supérieure, conformément au vœu que sa famille a formulé.
Un principe démocratique est ainsi réalisé, instituant une égalité de traitement entre les différents candidats à la poursuite d’études. Bernard nous rappellera à l’occasion la date exacte de la création de ces nouvelles procédures d’orientation dans les années 70.
Entendons-nous au moins sur le fait que ces procédures sont un progrès puisqu’elles obligent les parties prenantes à dialoguer et prévoient qu’en cas de litiges sur la décision, il y a possibilité d’un recours en commission d’appel. Ne jetons pas le bébé et l’eau du bain. Une autre métaphore… Bernard nous rappelle à juste titre que le dialogue suppose une relation de confiance mutuelle…pour que le constat du désaccord ne soit pas vécu sur le mode du conflit. Il a raison. Mais s’il l’on se place du côté des procédures, donc du Droit, on conviendra que ce dernier ne peut pas influer sur la psychologie des parents, ni celle des professeurs, ni celles encore des chefs d’établissement. Il n’existe pas d’injonction légale « autoritaire » à être bienveillant. Les derniers textes sur une école bienveillante sont de nature cependant à inspirer les acteurs…qui sont là pour créer une communauté de vie, des établissements « lieux de vie » agréables en quelque sorte. La méthode jésuite en prend donc un coup, qui a inspiré toutes les pratiques de notre système éducatif.
On ne sort pas de toute une culture comme ça, d’un coup d’expérimentation…. Jean-Marie sait déjà tout ça et ne se satisfera pas de mon développement à base juridique, qui on l’aura compris, fait l’apologie des procédures d’orientation, comme outil démocratique. Jean-Marie pense à juste titre que j’oublie dans mon raisonnement que le système fonctionne à double vitesse. Le lycée professionnel est fréquenté massivement par les enfants des familles modestes. Actuellement, le collège avec la classe de 3ème est le premier maillon du tri social. C’est vrai.
Parlons du diable et donc de ce qui divise…nous sommes au cœur du sujet.
Le ministère a souhaité expérimenter. C’est courageux. Expérimenter, c’est jouer…Ce n’est pas pour de vrai… Les risques sont importants de destabilisation du système éducatif. Les procédures sont un verrou, c’est vrai, ou un goulet d’étranglement. Mais je dirai pour me faire l’avocat du diable, toujours celui-là, que les procédures jouent aussi un effet de régulation. Contrairement à ce que Jean-Marie écrit, le pouvoir des chefs d’établissement n’est pas illégitime. C’est le chef d’établissement qui est responsable en Droit de la décision du conseil de classe. Il représente l’Etat. C’est ainsi que les parents pourront faire un recours auprès du tribunal administratif.
Est-ce que le pouvoir du chef d’établissement est mal placé ? C’est une autre question qui se situe plutôt dans le registre moral de ce qui juste et injuste, bon ou mauvais.
Aujourd’hui, je me prononcerai plutôt en faveur du pouvoir donné au chef d’établissement, fidèle peut être que je suis, à une société patriarcale en voie de désagrégation. Le pouvoir n’est pas forcément synonyme d’abus de pouvoir. Qui doit le détenir ? Comment le partager ? Là est bien la question. L’école est un lieu où se pose la question parmi tant d’autres. Le débat est ouvert.
J’apporte la contradiction amicale à la position de Jean-Marie par simple souci dialectique.
Nous parlions à l’occasion du choix laissé aux parents d’orienter leurs enfants, comme ils le souhaitent…parents ennemis ou partenaires ? Il faudrait amener une autre notion, celle de responsabilité, dont tous les philosophes de la liberté ont parlé.
Le système éducatif français est très fragile actuellement…Gardons cela à l’esprit. Les pratiques ont beaucoup évolué. Pour clore mon propos trop long, je renvoie nos collègues COP, bientôt PEN, à l’un de leur rôle qui est de continuer à jouer leur rôle de médiateur pour que la concorde puisse s’installer entre les acteurs. Un vrai rôle de psychologue.