En ces temps d’errance gouvernementale concernant l’orientation il n’est peut-être pas inutile de revenir encore sur une des origines des services d’orientation, le décret-loi de 1938 dont nous avons présenté les principes et objectifs dans l’article précédent. Cet article sera consacré au dispositif qui est ainsi mis en place, le rôle et les relations entre les acteurs. Nous nous appuyons toujours sur le livre d’André Caroff, L’organisation de l’orientation des jeunes en France : évolution des origines à nos jours, Issy-les-Moulineaux, Éditions EAP, 1987.
Le fonctionnement du dispositif
André Caroff en fait la présentation en deux pages dans son livre (pp. 107 – 108) que nous citons ci-dessous. Après les principes du décret-loi, la mise en œuvre est précisée par décret et circulaire, et les détails vont loin. Il pointe également dans ces pages les problèmes et interrogations de l’époque.
« Le décret du 2 septembre 1939 et la circulaire du 14 avril 1939 apportent des précisions sur les modalités de fonctionnement du dispositif prévu.
Ils proposent une interprétation élargie de la mission définie par le décret-loi du 24 mai 1938 en organisant une action systématique à partir des écoles primaires publiques sur la population totale des élèves parvenus au terme de leur scolarité obligatoire. Dans ce but, les écoles primaires publiques du département sont réparties par le secrétariat d’orientation professionnelle entre les centres d’orientation professionnelle obligatoires et facultatifs existants.
Les directeurs des écoles primaires publiques sont tenus à une double obligation :
– ils doivent adresser avant le 1er mai au centre d’orientation professionnelle une fiche scolaire pour chaque élève intéressé ;
– ils doivent également envoyer au cours du dernier trimestre de l’année scolaire ces mêmes élèves au centre d’orientation professionnelle pour y subir l’examen d’orientation. Les parents ont la latitude de choisir un autre centre que le centre obligatoire à la condition que celui-ci soit agréé.
Le principe repose sur des consultations organisées au centre d’orientation professionnelle. Ce n’est qu’en raison de l’éloignement de l’école par rapport à ce centre que des médecins reçoivent mission de procéder sur place aux examens des élèves. Dans ce cas, les directeurs d’école doivent présenter les élèves à ces médecins aux fins de l’établissement d’une fiche médico-physiologique. Les médecins adressent ensuite au centre d’orientation professionnelle dont ils relèvent les dossiers qu’ils ont établis.
Avant la fin de chaque année scolaire, les centres d’orientation professionnelle obligatoires et facultatifs du département adressent au secrétariat d’orientation professionnelle les résultats des examens d’orientation professionnelle, qu’ils résultent de leurs propres investigations ou qu’ils proviennent des renseignements fournis par les directeurs ou par les médecins chargés de mission.
De leur côté, les services publics de placement sont tenu de communiquer au secrétariat d’orientation professionnelle « tous documents utiles qu’ils pourraient recueillir sur l’état du marché du travail, en indiquant notamment pour chaque profession le nombre des offres d’emploi qu’ils ont reçu et de celles auxquelles ils n’ont pu donner satisfaction » (art. 31 ).
Cette organisation systématique couvre donc l’ensemble du champ de l’apprentissage industriel, commercial, agricole et artisanal. Elle concerne aussi les élèves qui choisissent une prolongation de scolarité générale ou professionnelle.
L’élargissement de la mission fixée par le décret-loi – seul compétent pour imposer une charge financière aux communes ou aux départements – pose le difficile problème des moyens. Le délai de trois ans fixé pour une mission plus restreinte devient irréaliste d’autant que l’on ne voit pas bien comment l’on peut faire respecter l’obligation légale.
Un élargissement de la portée du certificat d’orientation professionnelle augmente encore cette difficulté.
Selon les dispositions du décret du 2 septembre 1939, il ne se borne plus à mentionner « l’indication du ou des métiers qui ont été reconnus dangereux pour la santé de l’enfant ». Doivent s’y ajouter « des renseignements sur les dispositions intellectuelles ou physiques de l’enfant, sur ses aptitudes à apprendre des métiers qualifiés, sur les métiers et professions dans lesquels des emplois sont offerts ». Les dispositions initiales pouvaient être satisfaites par l’intervention d’un médecin. Les nouvelles requièrent impérativement la contribution d’un conseiller d’orientation qualifié. Comment pourra-t-on recruter un nombre suffisant de ces spécialistes ?
S’agissant des modalités de délivrance du certificat tout se passe comme si le travail des centres d’orientation professionnelle devait être polarisé sur le recueil d’informations préalables, le secrétariat d’orientation professionnelle étant chargé du conseil à donner aux familles sous une forme administrative. Que devient alors le rôle propre du centre à l’égard du jeune et de sa famille ?
Enfin, le problème de l’utilisation du certificat est posé de façon ambiguë. Le décret du 2 septembre 1919 dispose que les certificats sont adressés aux représentants légaux de l’enfant. La circulaire du 14 avril 1939 après avoir précisé ce point en termes identiques ajoute :
« Ceux-ci s’en inspireront ainsi que les employeurs dans le choix et l’apprentissage du métier. La liberté des familles en ce qui concerne le choix d’une profession pour leurs enfants est donc éclaircie et respectée ».
Le certificat serait donc aussi remis à l’employeur ? La liberté de celui-ci ne risque-t-elle pas alors de limiter la liberté de la famille ?
Le dispositif appelait des éclaircissements sur bien des points. Les évènements en reporteront l’application, sous une forme aménagée et dans un autre contexte, à la fin des hostilités. »
Quelques commentaires
Le décret-loi a donc promulgué diverses obligations. On a la création de centres départementaux d’orientation professionnelle dans les « grosses villes », d’un document administratif, l’avis l’OP, et d’une autorité administrative, le secrétariat d’OP responsable de la signature de ce document. Du côté des entreprises, il y a obligations d’embauche sous certaines conditions et de favoriser la participation des apprentis à la formation et aux examens.
Avec le décret et la circulaire de 1939, on a donc l’organisation assez précise de la production et de la circulation d’information, de sa nature et de la responsabilité des acteurs dans ce processus de production. C’est l’organisation d’une administration qui se met en place et non pas d’un service aux personnes.
Il y a obligation à se soumettre à ce dispositif. La population cible est celle formée par l’ensemble des élèves des écoles primaires arrivant au terme de l’obligation scolaire, repoussée à 14 ans par Jean Zay. On a là un dispositif systématique et qui s’impose aux élèves comme aux familles.
Chacun des acteurs est dans l’obligation de fournir des informations spécifiques sur les élèves et de les adresser au centre d’OP. Le flux d’informations, synthétisé, remontera au secrétariat d’orientation professionnelle : installation d’un circuit bureaucratique, d’un circuit administratif. Même les services publics de placement sont intégrés en fournissant des données sur l’état du marché du travail.
Mais il y a aussi la distinction entre l’orientation (vers la formation) et le placement, et surtout le basculement du dispositif du côté de la formation et donc du secrétariat à l’enseignement technique. Ce point me semble très « particulier » à la France, pays dans lequel il n’y avait aucune tradition de formation par les entreprises[1] (autrement dit par le « Travail ») alors que c’était le cas en Allemagne et en Angleterre. Ce qui peut rester « curieux », c’est le passage de l’apprentissage, œuvre du ministère du travail, à la préoccupation du ministère de l’éducation nationale. Comment un dispositif humain, mis en place et développé par le ministère du travail grâce au support des subventions de celui-ci, tombe dans le giron de l’éducation. A-t-on des témoignages sur cette époque ? Quel était le sentiment des acteurs de l’époque ?
Dans le même temps, la position de l’INOP se trouve renforcée comme la seule garante de la compétence des personnels d’orientation.
Mais avec une forte ambiguïté ou un quiproquo… Il me semble qu’il est clair que ce que la loi assume comme acte du « conseiller », c’est la « mise en garde », l’obligation d’indiquer le danger, de formuler la « contre-indication ». Alors que le discours idéologique à propos de l’orientation professionnelle prône sa capacité à identifier le « bien » pour la personne, la loi lui attribue le pouvoir d’identifier le « mauvais ». On a là un accord-désaccord entre le politique et le scientifique.
Mais on peut également relever que la bagarre de l’indication et de la contre-indication serait donc aussi une bagarre de professionnels, celle entre conseiller et médecin ? Et que le médecin a « gagné » la contre-indication tout en perdant la responsabilité. Amusant n’est-il pas ?
Bernard Desclaux
[1] Apprentissage : le contexte historique français https://blog.educpros.fr/bernard-desclaux/2010/10/15/apprentissage-le-contexte-historique-francais/