En plein conflit avec le gouvernement qui veut transférer les personnels d’orientation de l’éducation nationale aux régions dans le cadre de la décentralisation de la République engagée par le gouvernement Raffarin et la présidence de Jacques Chirac en 2003, je suis invité à participer à une table ronde à l’ESEN, présentée dans l’article précédent.
Je reprends ici quelques extraits de l’intervention que j’avais préparée et la complète de quelques remarques.
Une perspective historique et évolutive
Au début du vingtième siècle la pratique et la préoccupation de l’orientation des personnes naissent du côté de l’orientation professionnelle. Une multitude d’organismes se créent, sont créés par des instances très diverses, associations, villes, en particulier dans le cadre de la loi Astier instituant l’apprentissage[1]. Dans ce cadre l’orientation devient une question d’Etat. Le passage de la multitude d’organismes différents à une tentative d’unification sous la bannière de l’INOP et de l’enseignement technique ne s’est pas fait tranquillement au cours du premier quart du XXe siècle. De même pour le passage de l’orientation professionnelle (OP) à l’orientation scolaire (OS) dans les années 50 avec un rattachement à l’éducation nationale.
Il me semblait que ce que la situation de 2003 était du même ordre, une forme de rupture. Mais qu’il fallait s’interroger sur le sentiment de la soudaineté de cette situation.
Mon hypothèse était et reste aujourd’hui qu’elle n’est pas nouvelle.
Régulièrement il a été question de supprimer les conseillers d’orientation. Déjà en 1968 un texte était près et fut balayé par les événements. Les tentatives ou les rumeurs se répétèrent par la suite. La progression du recrutement des conseillers fut arrêtée brutalement au milieu des années 80. Je considère qu’un choix important fut pris à cette époque : avec la création de l’EPLE, il devenait possible d’attribuer à cette entité, l’établissement, la responsabilité de l’organisation de l’aide à l’orientation. Et pourtant dans ce moment de la fin de l’expansion de la profession, il y avait une généralisation du public potentiellement affronté à des questions d’orientation tout au long du système scolaire. Un nouveau champ pour l’orientation fut également ouvert : l’insertion des jeunes, mais de multiples hésitations nous ont empêché « d’y aller ». On ne met pas les deux pieds dans un dispositif éphémère disait-on à l’époque ! Sauf que la Mission générale d’insertion MGI existe toujours, transformée en Mission de lutte contre le décrochage scolaire (MLDS).
Je propose une hypothèse, tout à fait personnelle. Nous avons été intégrés dans le Ministère de l’Education nationale, et autorisés à travailler dans le secondaire en 59 sur la base d’un quiproquo : vous êtes autorisés à rentrer dans nos classes à condition que vous vous occupiez de ceux dont nous ne voulons plus. A l’époque le conseiller détenait une compétence très recherchée : ses connaissances et sa position lui permettait de « placer » l’élève rejeté du système général. Avec la gestion administrative de l’affectation cette compétence disparue. Par ailleurs en informant les familles de leurs droits, nous permettions une mise en œuvre des procédures d’orientation (totalement étrangères à la culture « totalitaire » pédagogique du secondaire de l’époque[2]). Aujourd’hui on peut penser que le système a totalement intégré les procédures, qu’elles soient d’orientation ou d’affectation. Une bonne partie de cette machinerie repose désormais dans des rôles professionnels répartis entre plusieurs acteurs. Et je pensais en 2003 que la remonté des informations sur son fonctionnement sera sans doute informatisée d’ici peu à partir des bases élèves de chaque établissement. Quant à l’affectation, l’informatisation poursuit son contrôle. Je ne pense pas m’être trompé.
Bien sûr, l’orientation est toujours une souffrance pour nombre d’enfants, d’élèves, de familles, et une écoute psychologique est nécessaire pour atténuer, pour reconnaître, pour reconstruire un nouvel horizon. Et bien sûr nous sommes très utiles à ces personnes. Cette « utilité » a même été transformée en droit par le fameux article 8 de la Loi d’orientation de l’éducation nationale de 1989. Sauf que l’Etat en est resté là, puisque aucun décret ne fut publié. Mais ajoutons qu’il y a une nécessité pour l’Etat. A vouloir « orienter » (le chef d’établissement est le représentant de l’Etat) et ayant ainsi une possibilité d’offense des usagers, l’Etat doit prévoir une manière de « calmer le jobard » comme le disait E. Goffman. Les conseillers d’orientation avaient assurément cette fonction, mais avec la complexification et la dilution des responsabilités, il n’est plus aussi sûr qu’ils aient encore une position centrale dans ce dispositif[3].
La bonne question
Donc la question d’importance qui se pose aujourd’hui pour nous : faut-il lutter pour que cette profession perdure dans le système éducatif ? Mon interprétation brutale est que nous ne servons plus au système, nous n’avons plus grand chose à échanger. A mon sens la dernière chose que nous pouvions encore échanger fut refusée par la majorité de la profession : jouer un rôle d’accompagnateur, de coordonnateur, de conseiller technique pour la mise en œuvre de l’éducation à l’orientation. En remarquant tout de même que sur cette question le ministère fut lui-même particulièrement ambiguë[4].
Si la question de la délimitation du passage du scalpel pour distinguer ceux qui resteront au sein de la structure éducation nationale et ceux qui seront mis à disposition se pose, il en est une autre qui se posera sans doute très vite : la formation initiale détenue jusqu’à présent (avec l’appui financier des régions) par l’Etat le restera-t-elle ? Dans la logique qui s’engage il semble probable que cet enseignement professionnel rejoindra les autres dispositifs déjà sous la responsabilité de la Région. Là aussi, sans doute se posera la question de la limite : le professionnel uniquement, ou le technique également, tout le technique ou seulement certaines parties ? Le lycée des métiers recomposant l’alliance entre le professionnel et le technique, et l’enseignement professionnel supérieur pose cette question. Remarquons en passant que ces deux questions sont également soulevées à propos des discussions de la loi « Liberté du choix de son avenir professionnel ». Partage des personnels d’orientation et répartition des responsabilités dans la formation professionnelle font débat.
A l’époque, je pensais que si cet enseignement professionnel (et technique), post-troisième, passait totalement sous la responsabilité de la région, il n’était pas certain que l’orientation scolaire à la française puisse se maintenir : c’est l’établissement d’origine qui détermine l’avenir de l’élève dans l’organisation française de l’orientation des élèves. Dans la plupart des pays européens, l’entrée de la formation professionnelle se trouve sous le contrôle de l’accueillant. Si cette hypothèse est juste, la nécessité d’un personnel à la fonction d’atténuateur du conflit n’est plus vraiment nécessaire du point de vue du système. »
Je poursuivrai ces réflexions sur cette période dans les prochains articles.
Bernard Desclaux
[1]J’ai largement écrit sur ce sujet dans divers articles de ce blog. Il y a également les écrits de Jérôme Martin (voir son site), et Un Métier moderne, conseiller d’orientation De Jean-Pierre Maniez, Claude Pernin, Contributions de Estelle Desponds-Vlodaver, L’Harmattan, Logiques sociales, 1991.
[2] Voir en particulier deux articles sur ce blog : « Questionner l’histoire de l’orientation et des conseillers en France (IV) évolution des procédures d’orientation » https://blog.educpros.fr/bernard-desclaux/2015/10/01/questionner-lhistoire-de-lorientation-et-des-conseillers-en-france-iv-evolution-des-procedures-dorientation/ et « Apprendre à s’orienter, d’hier à aujourd’hui (V), ou le déclin de l’organisation du pouvoir d’orienter » https://blog.educpros.fr/bernard-desclaux/2015/05/07/apprendre-a-sorienter-dhier-a-aujourdhui-v-ou-le-declin-de-lorganisation-du-pouvoir-dorienter/
[3] Voir mon article « A quoi sert le conseil de classe ? »
https://blog.educpros.fr/bernard-desclaux/2012/06/11/a-quoi-sert-le-conseil-de-classe/ dans lequel j’utilise le modèle de E. Goffman.
[4] Voir Bernard Desclaux, « L’éducation à l’orientation en tant qu’innovation » http://ife.ens-lyon.fr/publications/edition-electronique/perspectives-documentaires/RP060-3.pdf in Perspectives documentaires en éducation, n° 60, 2003, pp 19-32.
» faut-il lutter pour que cette profession perdure dans le système éducatif ? Mon interprétation brutale est que nous ne servons plus au système, nous n’avons plus grand chose à échanger. »
Notre histoire est une suite de systèmes qui a un moment ou à un autre se sont révélés incapables d’assumer une cohérence suffisante entre les aspirations et les relations souvent contradictoires, voire antagoniques des groupes humains qui constituent la société. Quelle analyse faisons nous de cette réalité? Dans le bouillonnement de l’actuel de nouvelles réalités sociales se profilent-elles.
Toute personne est en transition dans une société nécessairement transitoire. Ces transitions sont-elles a priori « connaissables », sont-elles compréhensibles? Comment les projets personnels prennent-ils corps, deviennent-ils opérationnels?
Dans une société qui prétend que la vie des masses est une combinaison d’algorithmes tout est déjà dit. Il n’y a plus que des « marches à suivre ». La désobéissance devient un terrorisme. Être citoyen a-t-il encore du sens? Les réactivités émotionnelles ne prennent-elles pas le pas sur la conscience des choses?
Ce sont les réponses à ces questions qui peuvent donner de la consistance à ce que …peut être? …doit être?… le Psychologue de l’Éducation capable de contribuer à une éducation des jeunes à l’anticipation et à la prise de décision dans la complexité des cheminements d’intégration comme citoyen assumant son utilité sociale dans une société en devenir.
Il n’est donné à personne de dire quand et comment cela se fera mais assurément cette problématique a de l’avenir. Comme je l’ai déjà exprimé, la question de « l’orientation » est fondamentalement politique. Nous n’avons pas le choix, il nous faut l’affronter.