Voici un article « conversationnel », il est écrit à quatre mains. A mon texte s’ajoute la relecture et surtout les commentaires d’Annick Soubaï (en italique et marqués d’un A.S.). Nous avons décidé de le publier en l’état.
Poursuivons encore une fois la question de la liberté du choix en orientation. La question se résout-elle à permettre le choix de son parcours au lycée afin de mieux construire son choix de formation postbac ? Dans ce questionnement il y a en fait un emboîtement de choix, ceux concernant les spécialités et ceux concernant la formation postbac. Mais selon quelle temporalité ? Le choix des spécialités permet le choix « final » des formations, ou bien est-ce ce choix des formations post-bacs qui détermine celui des spécialités ? Cette interrogation animait la question à l’Assemblée nationale de M. Jean-Christophe Lagarde. Après avoir analysé la réponse apportée par le Premier ministre (Edouard Philippe) dans un post précédent nous allons nous centrer sur la question.
Les conditions de l’exercice de la liberté
Je poserai en amont la question des conditions mêmes de l’exercice de la liberté en matière de choix , Poser immédiatement la question comme une question de choix de parcours ou de spécialités, la seconde entraînant la première me semble situer la question le nez dans le guidon, si je puis m’exprimer ainsi. La possibilité d’effectuer un choix en elle même dénote l’existence d’une liberté, par opposition à une obligation de s’inscrire dans telle ou telle spécialité. La possibilité introduit un élément matériel de liberté. Mais, elle ne dit rien de la nature de cette liberté, ni en quantité, ni en qualité. Il faut partir à mon avis de la possibilité laissée à l’individu d’effectuer un choix, même si le choix est relatif. Ensuite, se pose mais dans un second temps, la question, je l’admets centrale de la stratégie du choix. Choisir quoi en fonction de quoi et dans quelle disposition ? Cette question est particulièrement délicate quand on ne connaît pas l’avenir. La liberté s’exerce bien mais dans une situation d’incertitude, les établissements de l’enseignement supérieur n’ont pas encore établi leurs critères et peuvent en changer. Donc, la problématique de l’exercice de la liberté de choix s’exerce effectivement dans un contexte où les règles ne sont pas connues des acteurs. Cette situation ne veut pas dire que ceux-ci n’ont pas de liberté. Cela veut dire qu’ils doivent apprendre à gérer des risques. Cette donnée est nouvelle pour notre système éducatif. Ce point ne dit rien de l’aptitude des individus à faire un choix éclairé. Il introduit un point de contexte, qui me semble nouveau. Peut-on être libre de choisir quand on ne connaît pas les règles du jeu ? (A.S.)
Des questionnements
Dans le NouvelObs, la question est liée à l’actualité : « Avec la réforme du lycée, les élèves auront-ils vraiment la liberté de choisir ? »
« Inlassablement, il [Jean-Michel Blanquer] répète que sa réforme casse les hiérarchies artificielles entre filières et permet « enfin » aux élèves de « suivre leurs goûts et leurs centres d’intérêt » tout en se projetant dans leur avenir professionnel. Les documents du ministère se conforment à cette ligne officielle, soulignant que le nouveau cursus va offrir « + de liberté, + de choix et + d’accompagnement pour + de réussite ». »
Une des idées est que le choix des spécialités n’aura pas d’incidence directe sur les admissions dans l’enseignement supérieur. Dans l’absolu, un élève pourrait choisir ce qu’il aime, comme dans le système américain par exemple. Mais cela ne veut pas dire qu’il sera admis automatiquement. La qualité du dossier reste essentielle dans un système d’admission devenu classant. On peut penser que ce ne seront pas tant les spécialités choisies qui seront l’élément le plus important de l’admission mais la qualité du dossier, ce qui n’est pas plus facile pour le lycéen. (A.S.)
Comme en écho, on pourra se régaler avec la vidéo du ministère « Quelles spécialités pour quelles études après le nouveau bac ? » Pour résumer, le choix des spécialités en seconde pour les indécis permet d’explorer, de tester, et pour les décidés, ils peuvent construire le parcours cohérent avec leur projet.
De l’autre côté du bac, Jules Donzelot dans une tribune récente[1] ne s’interroge pas seulement sur « la capacité du système à satisfaire ou non les aspirations des élèves » mais aussi sur « la question de la capacité du système à aider les élèves au moment où se forment leurs aspirations, soit bien avant le processus d’admission postbac ? »
Sur ce point, je considère qu’actuellement le système éducatif n’a pas développé une culture en matière d’éducation à l’orientation. Très peu de personnel est en mesure d’accompagner un parcours d’orientation. Les approches éducatives en orientation ne sont pas connues, encore moins maîtrisées par les enseignants, ni par les psyEn. Il n’y a pas de conscience de ce besoin, et encore moins de formation à l’appui. L’information est nécessaire, certes, indispensable mais non suffisante, c’est sûr. (A.S.)
En janvier 2019, Thomas Schauder affirmait « Parcoursup oblige les jeunes à devenir adulte trop tôt ». « Avec la réforme du lycée et la loi ORE (relative à l’orientation et à la réussite des étudiants), on demande aux lycéens de se conformer de plus en plus à une logique de projet (littéralement : se jeter en avant). On fait peser sur les épaules d’élèves de seconde la responsabilité d’un choix déterminant pour toute la suite des études. Comment voulez-vous que les enfants (que sont les lycéens, ne l’oublions pas) ne soient pas angoissés ? »
On retrouve cette idée que c’est toujours trop tôt. Quand je suis entrée en seconde, la seconde était déterminée. Personne ne disait que c’était trop tôt. Plus tôt encore, les enfants sortaient de l’école pour travailler à 14 ans. On ne disait pas que c’était trop tôt. On veut toujours repousser les choix, donc les engagements. C’est toujours trop tôt. Il y a donc là une question anthropologique. L’angoisse n’est pas une maladie, sauf quand elle en est une. Etre anxieux est un phénomène normal quand on a des questions importantes à régler. On a peur. La peur n’a pas que des mauvais côtés. Arrêtons s’il vous plaît d’être sans arrêt dans cette culture du bien être consommatoire absolu. Oui, nous avons besoin de ressentir la peur, c’est un mécanisme de défense salutaire. Oui, il faut que les jeunes se projettent vers l’avant et qu’ils réfléchissent à la contribution qu’ils veulent apporter au monde qui ne doit pas rester ce grand supermarché qu’il est devenu. Ayons peur, mais de la bonne façon. (A.S.)
Une double illusion
Illusion du marché tout d’abord. Les objets du choix, les spécialités en lycées, les formations dans le supérieur, sont offertes à tous de manière identique sans hiérarchie de valeurs entre elles. Pour assurer la liberté du choix il suffit de bien informer. C’est l’information sur les objets à choisir qui assure la rationalité du choix. Et c’est le sujet, en choisissant qui hiérarchise le monde des possibles.
Je suis d’accord avec ce paragraphe qui définit parfaitement les fondements libéraux du système mais je pense que tu vas trop vite. Le principe est l’égalité de traitement est fondé sur l’égalité des droits. Donc, il est normal qu’on présume une égalité. Ce n’est pas nouveau. Je trouve très intéressant que tu introduises l’idée de marché. Mais à mon avis, elle arrive dans un second temps par l’usage qui en est fait par les acteurs familles, Education nationale et secteur privé. (A.S.)
Illusion du sujet ensuite. Non seulement il a la compétence, le savoir-faire pour s’informer (car il a également ce travail) mais il a également les capacités cognitives pour « choisir ». Ces deux compétences sont innées. Et cerise sur le gâteau, la/les motivations du sujet sont intrinsèques au sujet. On pourrait frôler la nature avec la vocation ou le don. Mais on peut également évoquer le constructivisme, le soi se construisant dans l’interaction, les rencontres…
Donc, on a un principe de neutralité apparente. L’Education nationale dit ne pas hiérarchiser ses formations, et ce discours n’est pas nouveau. Il faut faire la différence bien sûr entre le discours du/des ministères, et la pratique concrète des personnels. Mais on a également neutralité vis-à-vis de l’élève. Et en France on parle beaucoup de l’élève et non de l’enfant. Si l’Etat se définit comme éducateur cela concerne pour l’essentiel le futur rôle de « citoyen », mais pas question de travailler sur le « soi » et sa construction. On n’est vraiment pas sur une conception constructiviste de l’éducation scolaire.
C’est le point sur l’éducation à l’orientation. Est-ce que cette capacité est éducable ? Faire la différence de conception éducative entre les systèmes anglo-saxons et les systèmes latins. (A.S.)
Jules Donzelot répond à cette interrogation de la manière suivante :
« En Grande-Bretagne, par exemple, on ne parle pas d’« égalité des chances d’accès » mais d’« étendre et de diversifier la participation » (widening participation to Higher Education) en « élevant les aspirations » (raising aspirations). Cet objectif s’inscrit dans un système dont l’organisation repose sur la demande d’études supérieures (demand-led system) et dans une philosophie d’action mêlant utilitarisme et justice sociale.
Pour que la demande soit à la fois plus massive et plus diversifiée à tous niveaux (social, ethnique, de genre, etc.), les universités interviennent dès le collège – parfois dès l’école primaire – et accompagnent des dizaines de milliers d’élèves en ayant besoin dans l’élaboration de leur projet personnel, dans leur choix de matières à 13 et 15 ans et, enfin, dans les procédures d’accès aux universités. Elles ciblent, en particulier, ceux dont les parents n’ont pas fait d’études supérieures. »
Procédures
Nos procédures d’orientation présupposent un « je » constitué, transparent à lui-même, et préexistant au choix. Ce « je » est l’argument de ce choix.
On peut bien sûr considérer qu’il y a une interaction entre choix des spécialités et choix de formation. Mais on peut également concevoir qu’il y a quelques stratégies dans le choix de spécialités que l’on peut essayer de caractériser.
- Le déterminé : choisir ses spécialités en rapport avec son projet de formation.
- L’indéterminé : choisir ses spécialités pour maintenir au maximum ouvert le champ de ses choix ultérieurs.
- L’impliqué : choisir ses spécialités en fonction de « ce qui lui plaît », il verra après en fonction de ses expériences.
- Le « paumé » : choisira « au hasard », ce qu’on lui propose, ce qu’on lui dit de prendre, etc.
Ces quatre types d’état des élèves ne sont peut-être pas distribués « au hasard ». Ils sont sans doute lié au capital culturel de chaque élève, et participent à la construction des inégalités sociales au sein de l’école.
Aujourd’hui, tout le monde se positionne sur le cas indéterminé. Personne ne dit savoir très bien ce qu’il va faire plus tard, ce qui est la position la plus normale. Le problème est de savoir comment faire pour avoir un bon dossier dans un système classant. Doit-on rester dans la logique du système ancien ? Ou Parcoursup va-t-il amener de nouvelles règles du jeu, très différentes d’un territoire à l’autre selon les conditions de l’offre et de la demande ? (A.S.)
Hypothèse
Si l’école en France est non réductrice des inégalités sociale c’est sans doute dû à son fonctionnement essentiellement sélectif et « méritocratique ». Ce système prend en compte les savoirs et non l’apprentissage, il évalue, beaucoup, et il enseigne surtout. L’école ne se conçoit pas en France comme un lieu de vie permettant des « expériences » où l’erreur, l’essai sont plus importants que le mérite et la réussite.
Et pour fonder son fonctionnement méritocratique, il ne doit surtout pas se mêler de la construction psychologique de l’élève.
Je ne suis pas sûre, je me demande si le fait de ne pas s’occuper de la construction de la personne n’est pas une question purement culturelle due à la culture jésuitique qui inspire notre système, contrairement aux systèmes anglo-saxons qui sont inspirés par le protestantisme.
La construction de la personne ne s’oppose pas du tout à la méritocratie.
Du reste, quel système peut-on souhaiter, un système de privilège ou un système de mérite. Qu’il soit fait selon vos talents (parabole de saint Mathieu). La question me paraît être celle des conditions de la mise en œuvre des conditions du mérite, donc de fait une remise en question périlleuse du principe de l’égalité de principe.
Admettons que nous ne sommes pas égaux…Tout notre édifice s’écroule… (A.S.)
Bernard Desclaux, Annick Soubaï
[1] Chronique de Jules Donzelot, Sociologue, EHESS et université de Cergy-Pontoise : « Parcoursup ouvre la question de la démocratisation des études post-secondaire »
Le concept sous-jacent à la création du corps des Conseillers d’orientation, au moins depuis la Libération, plaçait le jeune au centre de la problématique. Depuis, bien que dans un contexte de développement technologique continu, de plus en plus, les procédures d’affectation sont venues réduire la portée de ce postulat. La préoccupation permanente de réduction des dépenses affichée comme une priorité par l’État a encore réduit la place de la personne du jeune dans ce processus. Autant l’affirmer d’entrée, il y a une contradiction fondamentale et irréductible entre ce dont le jeune a besoin pour optimiser son avenir et la décision de l’État d’utiliser une régulation comptable des responsabilités qui sont les siennes au détriment de la qualité de vie et de l’optimisation des développements.
Article à 4 mains, intéressant, mais trop théorique, je trouve, et qui complexifie la problématique. Je vais essayer de témoigner plus simplement de comment je l’ai vécu de l’intérieur: Depuis la fin des années 80, les gouvernements successifs ont abandonné les services d’Orientation, profitant d’un clivage profond au sein de la profession de COP: Il y avait les pro tests et les contres, les tenant de la psychologie et ceux de l’information, les accrochés au CIO et les partisans de l’occupation des établissements….Une synthèse aurait pu s’opérer autour du « travail de conseil », mais elle s’est avérée impossible à mettre en œuvre . Une telle approche, qui met effectivement au centre, « la demande » du jeune et le confronte à ses représentations de la réalité, aurait permis de présenter une véritable identité professionnelle dans les relations aux ministères successifs et d’éviter des procès d’intention ( ils se prennent pour des Psy ) qui nous on fait beaucoup de mal.
Le courant québécois de l’ADVP et de l’EDC, n’a pas été accepté par une majorité de Conseillers en France et à été dénaturée en » Éducation à l’Orientation » qui est impossible à mettre en œuvre avec les procédures d’orientation qui sont les nôtres.
« Ce dont le jeune a besoin pour optimiser son avenir » n’est effectivement pas le soucis de l’État. Est ce vraiment le soucis des différents acteurs-partenaires ? La « gestion des flux » reste l’objectif latent commun, hypocritement présenté en « liberté de choisir son avenir professionnel » .
Le seul dispositif qui permet à la fois, « construction de soi et de son parcours », nécessite ABSOLUMENT la liberté de décider de sa formation admise pour tous les élèves, avec la possibilité d’essayer et d’expérimenter, avant d’exprimer un choix stable et conscient.
Pourquoi cette exigence de « liberté » n’est elle pas reconnue en France ?
Probablement parce-qu’elle oblige à une attention, à un intérêt et à une estime confiante, envers des publics très différents dans leur rapport aux réalités …. J’ai observé, pendant 40 ans, une vraie difficulté des « élites » ou supposés tels, à sortir d’un « entre soi » pour dialoguer avec
la « base » et lui faire confiance. Ils veulent la diriger, s’arrogeant une responsabilité qui n’est pas légitime et créant des fractures et des frustrations énormes, qui préparent, comme nous le voyons aujourd’hui, à un gigantesque « retour du refoulé » ….. Craignent ils pour l’avenir de leurs propres enfants ? Certes, l’égalité des chances est un leurre, mais le « DROIT à l’égalité des chances » est une exigence démocratique qui nécessite de reconnaitre à chacune et chacun, le « pouvoir de conduire sa vie » et la recherche d’une « individuation », pouvant tout à fait respecter l’intérêt général, en s’inscrivant dans un projet collectif émancipateur .