Poursuite de ma réponse à la question de Jérôme Martin[1]. Je ne reviendrais pas sur le développement des procédures d’orientation comme déconstruction de l’autorité sur autrui[2] qui j’ai plusieurs fois abordée dans mes posts. Sans oublier qu’elle s’est également jouée du côté des conseillers eux-mêmes[3]. Jean Le Duff, dans son commentaire de ma première réponse, témoigne de la période post seconde guerre mondiale. L’idée de l’école en tant qu’outils d’insertion et de promotion sociales a commencé à se diffuser largement dans la population. On peut donc penser que si du côté de l’état, l’école devait favoriser une mobilité sociale ou plus exactement un développement des capacités productives de la nation, cela se faisait au moment où une demande sociale de scolarisation et de formation se développait dans le pays. Je propose donc d’examiner comment un certain nombre de thématiques se sont développées dans le discours et les pratiques de l’orientation comme une manière de signaler cette demande. C’est la question de la nature de l’argument à prendre en compte dans une décision d’orientation. Cette question de « sur quoi décider » de la progression de l’élève s’est posée à des moments de modifications importantes du système, obligation, école unique, collège unique. On pourra se demander qu’en est-il aujourd’hui.
Docimologie
Dans cette rencontre entre la question de l’orientation et du bienfondé de l’évaluation scolaire. Jérôme Martin a décrit le rôle de la docimologie[4]. Il indique dans la conclusion de son article : « La docimologie est née sous le double sceau des préoccupations scientifiques d’un groupe restreint de savants qui cherchaient à proposer une forme originale de rationalisation sociale, et de préoccupations socio-éducatives, autour de l’éducation nouvelle et de l’école unique. Elle s’est affirmée à la fois comme une critique et comme une alternative aux pratiques traditionnelles d’évaluation. L’intérêt porté par les fondateurs de la docimologie à l’orientation professionnelle montre que ces deux mouvements sont solidaires. Ils reposent sur les mêmes bases conceptuelles, mais plus encore, l’orientation professionnelle en utilisant de nouvelles pratiques d’évaluation dans le primaire et le technique, remet en cause la toute-puissance des examens traditionnels. » La toute-puissance de l’examen scolaire avait déjà été remise en cause lors de la mise en œuvre de l’obligation scolaire qui avait donné naissance justement au premier test d’intelligence (le Binet-Simon) pour repérer les inaptes à l’école primaire.
Dans un chapitre intitulé « L’école unique et la docimologie » de leur article[5] Michel Huteau et Serge Blanchard font le récit de ce combat d’Henri Piéron qui se poursuivra du début des années 20 à celles des années 60. Après avoir porté politiquement la docimologie, Henri Piéron fait silence au début des années 60. Je m’interrogeais en 2019 sur ce silence[6] en notant la concomitance entre ce silence et l’entrée des conseillers d’orientation dans le secondaire. « Jusque dans les années 60, Henri Piéron va poursuivre la publication de travaux de docimologie et d’autres chercheurs poursuivront l’œuvre mais on doit remarquer qu’Henri Piéron (et ces auteurs) s’est dès lors abstenu d’intervenir dans le champ politique. Compromis, entrée des conseillers d’orientation dans l’espace du secondaire contre réduction de la critique par la docimologie ? »
Notation et testing
Les conseillers entrant dans le secondaire suite à la réforme de Berthoin en 1959, se trouvent face à la tradition de l’évaluation scolaire. Jusqu’en 1969 cette évaluation servant aux décisions d’orientation (en chaque fin d’année) est produite par des « composition trimestrielles ». Ce sont les résultats à ces épreuves scolaires et les moyennes qui déclenchent les décisions d’orientation. Très vite les conseillers appliquent le testing systématique mesurant les aptitudes intellectuelles dont ils présentent les résultats au cours des conseils de classe. Il semble bien que ces résultats soient acceptés, tolérés par les enseignants et les chefs d’établissement dans la mesure où ils vont dans le même sens que les notations des élèves.
Après 69, les compositions trimestrielles sont supprimées, mais pas le principe du passage en classe supérieure[7]. L’évaluation devient alors une préoccupation continuelle pour les enseignants et qui envahi de plus en plus le temps du cours. Les résultats aux tests sont parfois réclamés en cas d’incertitudes de la part des enseignants. L’administration des conseillers qui se met en place petit à petit organise la gestion du testing ainsi que la collecte des informations sur les élèves qui va alimenter les dossiers des élèves définis et imprimés à la demande de cette administration. Et petit à petit ces dossiers vont introduire dans le conseil de classe un autre discours face à l’évaluation de la performance scolaire : non seulement ce qu’est l’élève, mais aussi son histoire, son environnement, ce qu’il veut, lui et sa famille.
Le projet
Au fur et à mesure que l’argument du test est remis en cause y compris dans les rangs des conseillers, l’argument « motivation » se développe. A la fin de la gestion administrative du testing, des questionnaires de motivation étaient ajoutés à la batterie de tests. Mais la motivation en ce sens est un concept descriptif, caractérisant une personne, cela reste une classification. Si on reste sur un discours porté sur autrui, celui-ci fait le pont avec une parole personnelle à propos du désir. Remarquons tout de même que le désir au sens psychanalytique ne prendra pas dans le domaine de l’orientation, de la psychologie et de l’éducation[8].
Ce sera donc un autre thème qui prendra, celui du projet. Cette notion qui vient de l’entreprise apparait pour la première fois dans une circulaire de l’éducation nationale en 1973 avec les « 10% pédagogiques ». « Tous les niveaux du système vont être concernés : l’élève dans sa trajectoire scolaire ; les enseignants dans leurs pratiques pédagogiques; le chef d’établissement comme le personnel non enseignant dans l’organisation et le fonctionnement de l’établissement ainsi que dans la gestion du public accueilli ; les zones d’éducation prioritaire etc. »[9] Avec la loi de 89, dite Jospin[10], le projet est partout. C’est le cœur du fonctionnement de l’établissement, et bientôt des académies. C’est aussi le moteur dans la pédagogie tant individuelle que celle des équipes pédagogiques. Enfin le projet personnel de l’élève est inscrit dans la loi.
On aurait pu penser que les procédures seraient balayées par la poussée des projets personnels des élèves. La loi affirme : « Les élèves et les étudiants élaborent leur projet d’orientation scolaire, universitaire et professionnelle en fonction de leurs aspirations et de leurs capacités avec l’aide des parents, des enseignants, des personnels d’orientation et des professionnels compétents. Les administrations concernées, les collectivités territoriales, les entreprises et les associations y contribuent. »
Les procédures d’orientation et d’affectation sont maintenues et le projet de l’élève rencontre deux restrictions, ainsi, « la mise en pratique du principe fondamental de la maîtrise de son orientation par le jeune peut rencontrer deux limites. Il s’agit tout d’abord de la nécessité d’avoir acquis certaines connaissances et certaines aptitudes pour tirer profit d’un enseignement ultérieur. Il s’agit ensuite des limites de l’offre de formation, en particulier dans le cas des formations professionnelles dont le développement est en partie lié à l’importance des débouchés. » Autrement dit le projet n’est jamais « jugé » ou « apprécié ». Les résultats scolaires restent les arguments décisifs tant pour l’orientation que pour l’affectation.
Cette loi est à la fois une réforme pédagogique et une réforme managériale de l’Education nationale d’après Sylvie Aebischer[11]. D’un côté, « les élèves doivent être « des femmes et des hommes d’esprit critique, actifs, capables d’innover et de s’adapter aux évolutions nouvelles ». » et de l’autre, « Le système éducatif doit faire montre d’adaptabilité et repenser son organisation pour « faire évoluer les structures et les mentalités de telle manière qu’à l’avenir le système soit suffisamment souple pour s’adapter continuellement aux évolutions de la société, de la science et de la culture ». Cet impératif de souplesse s’applique à tous les niveaux – gestion administrative, programmes, parcours des élèves : ».
Le projet est ainsi le concept unificateur. Avec lui on a à la fois l’implication, l’adaptation, l’invention, mais en même temps le contrôle, la programmation.
Remarquons enfin que le projet de l’élève est individualisant et efface la demande sociale. Sur le plan de l’orientation on est plus sur un processus psychologique que sur un processus social.
Bernard Desclaux
Les quatre posts de cette série
Réponse à Jérôme Martin I https://blog.educpros.fr/bernard-desclaux/2021/01/19/reponse-a-jerome-martin-i/
Réponse à Jérôme Martin II : les thématiques de la demande https://blog.educpros.fr/bernard-desclaux/2021/01/23/reponse-a-jerome-martin-ii-les-thematiques-de-la-demande/
Réponse à Jérôme Martin III : enquête sur la motivation https://blog.educpros.fr/bernard-desclaux/2021/01/26/reponse-a-jerome-martin-iii-enquete-sur-la-motivation/
Réponse à Jérôme Martin IV : la remise en question des procédures https://blog.educpros.fr/bernard-desclaux/2021/02/01/reponse-a-jerome-martin-iv-la-remise-en-question-des-procedures/
[1] Voir « Réponse à Jérôme Martin I » https://blog.educpros.fr/bernard-desclaux/2021/01/19/reponse-a-jerome-martin-i/
[2] « Apprendre à s’orienter, d’hier à aujourd’hui (V), ou le déclin de l’organisation du pouvoir d’orienter » https://blog.educpros.fr/bernard-desclaux/2015/05/07/apprendre-a-sorienter-dhier-a-aujourdhui-v-ou-le-declin-de-lorganisation-du-pouvoir-dorienter/
[3] « Apprendre à s’orienter, d’hier à aujourd’hui (IV), ou la déconstruction de l’autorité sur autrui » https://blog.educpros.fr/bernard-desclaux/2015/04/27/apprendre-a-sorienter-dhier-a-aujourdhui-iv-ou-la-deconstruction-de-lautorite-sur-autrui/
[4] Jérôme Martin, « Aux origines de la « science des examens » (1920-1940) », Histoire de l’éducation [En ligne], 94 | 2002, mis en ligne le 08 janvier 2009, consulté le 21 janvier 2021. URL : http://journals.openedition.org/histoire-education/817 ; DOI : https://doi.org/10.4000/histoire-education.817
[5] Huteau Michel, Blanchard Serge, « Henri Piéron, la psychologie de l’orientation professionnelle », Bulletin de psychologie, 2014/5 (Numéro 533), p. 363-384. DOI : 10.3917/bupsy.533.0363. URL : https://www.cairn.info/revue-bulletin-de-psychologie-2014-5-page-363.htm
[6] Les différentes conceptions de l’évaluation sont-elles culturelles ? III https://blog.educpros.fr/bernard-desclaux/2019/02/27/les-differentes-conceptions-de-levaluation-sont-elles-culturelles-iii/
[7] Voir deux de mes articles : Petit rappel sur l’évaluation faurienne https://blog.educpros.fr/bernard-desclaux/2014/12/15/petit-rappel-sur-levaluation-faurienne/ et Questionner l’histoire de l’orientation et des conseillers en France (IV) évolution des procédures d’orientation https://blog.educpros.fr/bernard-desclaux/2015/10/01/questionner-lhistoire-de-lorientation-et-des-conseillers-en-france-iv-evolution-des-procedures-dorientation/
[8] Ohayon, Annick. Psychologie et psychanalyse en France. L’impossible rencontre (1919-1969). La Découverte, 2006. Et Annick Ohayon, Psychanalyse et éducation, une histoire d’amour et de désamour.1908-1968. Revue Cliopsy n° 1, 2009, 25-40. https://www.revuecliopsy.fr/wp-content/uploads/2016/02/RevueCliopsy01-Ohayon-025.pdf
[9] Le Cor Camille, « Le projet à travers des textes officiels de l’Éducation nationale », Spécificités, 2012/1 (N° 5), p. 175-190. DOI : 10.3917/spec.005.0175. URL : https://www.cairn.info/revue-specificites-2012-1-page-175.htm
[10] Loi n° 89-486 du 10 juillet 1989, « Loi d’orientation sur l’éducation », J.O. du 14 juillet 1989, B.O. spécial n°4 du 31 août 1989.
[11] Aebischer Sylvie, « Réinventer l’école, réinventer l’administration. Une loi pédagogique et managériale au prisme de ses producteurs », Politix, 2012/2 (n° 98), p. 57-83. DOI : 10.3917/pox.098.0057. URL : https://www.cairn.info/revue-politix-2012-2-page-57.htm
A propos de l’évaluation et de la docimologie.
Pour comprendre ce qui a évolué dans les mentalités à propos de « l’orientation » je pense qu’il ne faut pas perdre de vue que dès la création de l’INOP dans les années 1920 le « projet » qui portait cet établissement fédérait déjà 2 visées dont les référents étaient Henri Piéron et Henri Wallon.
On ne peut pas non plus, pour comprendre ce qui se passe, faire abstraction du contexte. A la fin de la 1ère guerre mondiale une des premières urgences est de reconstituer une force de travail mise à mal par la guerre. C’est aussi l’époque où l’organisation du travail est fortement marquée par le Taylorisme et le Fordisme. Les questions de productivité sont au cœur des réflexions.
Avec la psychologie expérimentale se traduit en pratique l’hypothèse de mettre la vie et les comportements humains en équation. Une sorte de première approche de ce que le numérique traduit aujourd’hui par son ambition de réduire la vie à une combinaison d’algorithmes. Au début du siècle les travaux de Spearman anticipent déjà cette vision.
Que signifie dans un tel contexte l’arrivée d’Henri Wallon en 1928 à l’INOP. Son approche est plutôt comportementale avec prise en compte de la multiplicité relationnelle. On pourrait dire je pense, que coexiste alors 2 approches de la personne. Une première approche qui pose comme hypothèse que l’individu est porteur de capacités intrinsèques qu’il faut lui donner l’occasion de mobiliser. Une seconde approche repose sur l’hypothèse que c’est par ses relations dialectiques avec son milieu d’appartenance et l’éducation que l’individu développe ses potentialités.
Les pratiques psychotechniques sont largement dominantes dans la période qui va nous mener à la fin des années 50. Les étalonnages paraissent plus précis et plus fiables que la notation scolaire. C’est à propos du manque d’objectivité de cette dernière que se développent les approches docimologiques, pratiquement au moment où l’orientation de « fin d’étude » va céder le pas à la prise en charge des enfants qui « démarrent un cycle d’études ». En fonction des conditions locales et des mentalités, de la visées portées par les familles et les intervenants dans l’orientation, on a vu apparaître des résultats très disparates, y compris à l’intérieur d’une même académie.
Ce fût le cas en Bretagne. Mais je peux aussi témoigner du fait suivant. En fin de CM2 en Haute-Loire où la population est dispersée et où le peu de conseillers d’orientation ne permettait pas de systématiser l’application des batteries de tests, le taux de passage de CM2 en 6ème en 1970 avoisinait les 80%, dans le département de la Manche où 3 CIO disposaient d’un potentiel de conseillers qui leur permettait de les appliquer à l’ensemble des élèves de CM2, le taux de passage n’atteignait pas 60%.
Je me suis permis ce développement, trop long sans doute, parce qu’il me semble qu’une approche de l’orientation fondée sur la personne sociale et les rapports éducatifs est bien plus performante que la commande institutionnelle de placer des élèves dans des cases.
Merci encore une fois monsieur Le Duff pour ces commentaires très éclairants.