Réponse à Jérôme Martin III : enquête sur la motivation

Donc troisième article en réponse à la recension de mon livre par Jérôme Martin. Mais au fur et à mesure les commentaires m’entraînent vers d’autres réflexions. Ici il s’agira de répondre à celui de Jean-Marie Quairel au premier article[1]. Au cours de son activité professionnelle de conseiller d’orientation il a fait le constat d’une sorte de formatage de la motivation par l’existence des procédures. Il s’interroge donc sur l’évolution de la motivation dans un univers scolaire sans procédures. Essayons de pointer quelques pistes de réflexions sur ce sujet.

Rappel du commentaire de Jean-Marie Quairel

« Pour avoir écouté et entendu pendant 40 ans les désirs d’avenir et les projets des jeunes et des familles, je dois dire que la question de « la motivation des conduites adoptées par les élèves et les familles » me parait singulièrement biaisée. En effet, elle se justifierait si le rapport de l’ensemble des jeunes et des familles à la formation initiale s’inscrivait dans un cadre où les choix d’études et de formations étaient totalement libres, c’est à dire si les décisions d’orientation appartenaient clairement au sujet et à sa famille. Depuis 1973, les procédures d’orientation empêchent toute analyse sérieuse de la question de la motivation des jeunes et des familles. En effet, les dés sont pipés et les conduites familiales dictées « en réaction » et défensivement, ou « en conformité » et en sur-investissement, vis à vis de la norme, représentée par les choix de formation, abusivement appelés « orientation ». Quand, dés la classe de 6°, un nombre significatif d’élèves vous disent : « De toutes façon c’est joué d’avance, c’est mort pour nous », il faut avoir beaucoup d’empathie et d’amour pour leur redonner l’envie….La question de la motivation de leur conduite est alors incongrue, voire déplacée, puisque son origine est situé dans un dispositif auquel ils ne peuvent rien changer… J’ai le sentiment que personne ne veut savoir comment évoluerait cette question dans un système sans procédures d’orientation, ou avec un pouvoir de décision donné au jeune et/ou à sa famille. »

Contrôle et utilisation

Un premier constat de fait, en France, le secondaire a de tout temps été contrôlé. On peut dire que c’est même une caractéristique française[2]. Avant les Nouvelles procédures d’orientation (NPO) de 1973 on peut résumer en disant qu’il y avait trois pouvoirs :

  • Celui attribué aux enseignants au travers de l’évaluation des épreuves et des décisions qui en découlaient, notamment dans le secondaire, au lycée.
  • Celui des parents qui « plaçaient » leurs enfants, cherchaient ou non à les faire rejoindre le secondaire, les en sortaient, ou les plaçant dans tels cours ou apprentissage, ou au travail.
  • Enfin celui des chefs d’établissements qui étaient maître de l’inscription des élèves, aussi bien dans le secondaire que dans le technique.

C’est la fin de cette période dont témoigne Jean Le Duff dans ses commentaires

Au fond si les NPO organisent les différents ordres en un système, en intégrant également le technique, elles organisent et intègrent également ces trois pouvoirs selon les contraintes des procédures d’orientation et d’affectation. Avant on considère que la « demande » des familles est essentiellement une demande sociale. Les familles populaires pensent selon les possibles financiers et ce que l’ordre primaire propose. Les conseillers d’OP de l’époque poussent à la promotion sociale en vantant les formations professionnelles, qu’elles soient scolaires ou par l’apprentissage. Avec les NPO, cette liberté sociale s’estompe. Les familles ne sont plus utilisatrices, mais dépendent du système scolaire. Et surtout le professionnel qui était promotionnel socialement se trouve maintenant dans une situation de relégation vis-à-vis de l’enseignement général. La question utilitaire surgira au début des années 80 d’une autre manière avec notamment les travaux de Robert Ballion notamment[3].

Une expérience de l’absence de procédures

Que se passe-t-il lorsqu’il n’y a pas de procédures ? A quels moments cela s’est produit dans notre histoire ?

L’expérimentation de « la main aux parents »

L’absence a été  expérimentée dans quelques établissements, et j’ai pas mal écrit sur le sujet[4]. Je ne vais pas développer, mais les deux rapports des IG ont noté que la nature des demandes d’orientation n’avait pas fondamentalement bougée. Plusieurs raisons. Parmi celles-ci, l’expérimentation était en fait biaisée car elles étaient en fait supprimées seulement à la fin du collège, comme une parenthèse temporelle. Et surtout les remarques des IG montraient bien que l’étalon des enseignants restait bien pour l’évaluation scolaire. La co-éducation n’est sans doute pas encore possible en France[5].

L’accès au supérieur avant Parcoursup

L’absence de procédures d’orientation dans le système était constatée pour l’articulation du lycée et du supérieur et en particulier vers les universités. Pour les autres formations supérieures, la matérialité des modes de sélections, dossiers ou concours, ne permettait pas la démultiplication des demandes. Et du côté des universités, l’inscription se faisant physiquement dans des files d’attente, impossible de se dédoubler. La hiérarchisation et la matérialisation réduisaient l’éventail des demandes. En 1987, avec l’expérimentation à Paris de la plateforme RAVEL on bascule dans un autre monde. Les systèmes informatiques qui se mettent en place ensuite pour gérer l’affectation imposent d’une part la hiérarchisation des demandes ainsi que la limitation de leur nombre.

L’accès au supérieur avec Parcoursup

En 2017, ce sera le procès d’APB qui sera remplacé par Parcoursup. A l’époque j’avais écrit un article[6] qui se terminait ainsi : « On a donc vidé l’application de tout algorithme, supprimé le tirage au sort, mais on a un fort retour du pari sur les bonnes volontés de tous les acteurs ! Décharge de l’Etat de sa responsabilité et renvoi de celle-ci sur chacun. Dangers à l’horizon ! »

La hiérarchisation étant supprimée et la limitation des demandes réduite, on pourrait considérer que la liberté est retrouvée. Plus de censure a priori. Les lycéens peuvent tenter des demandes pour lesquelles ils se restreignaient avant. Tant que l’on est dans le moment de la formulation des demandes, c’est la joie. On peut ne pas se limiter, même s’il faudra bien choisir à un moment. Les média signalent les difficultés sur deux autres moments. Celui de la réponse des organismes de formation qui tardent (les algorithmes sont inconnus également), et celui des choix que les lycéens doivent finalement faire eux-mêmes.

La crise sanitaire révèle d’autres sources de difficulté[7]. La réduction des relations avec les enseignants, l’absence d’accompagnement organisé cette année, les salons d’information devenus virtuel, et les régions qui n’ont pas encore pris le relais de l’Education nationale suite à la loi « la liberté de choisir son avenir professionnel » laissent les lycéens encore plus seuls et responsables de la formulation de leurs demandes. Complication de l’élaboration des choix mais aussi risque d’accroître les inégalités.

La question de l’élaboration de la « motivation »

La question de la motivation doit être prise également du côté de son élaboration. Innée, acquise, construite ? Ces questions se trouvent à l’origine de l’orientation professionnelle comme le montre Jérôme Martin. Et la conception éducative de l’orientation qui fut combattue par H. Piéron se trouve relancée depuis plusieurs années, mais sans que le fonctionnement de notre système scolaire soir réellement remis en cause. La notation et le principe méritocratique sont toujours des organisateurs importants, et les procédures d’orientation gèrent toujours la circulation des élèves.

A mon sens la question centrale d’une réforme de l’éducation en France devrait concerner la manière dont la pédagogie et le fonctionnement du système devrait permettre des expériences à vivre par les élèves qui les aident à élaborer non seulement des compétences mais également des « motivation » à agir.

L’éducation à l’orientation est restée interprétée comme une aide à l’orientation scolaire. L’école orientante butte en France le fonctionnement individualiste[8]. Jules Donzelot indique une voie plus modeste dans une tribune du Monde[9]. Il écrit : « Pour contrecarrer cette tendance, l’école est appelée à évoluer vers un nouveau modèle, moins tourné vers la compétition scolaire en tant que préparation à la sélection des meilleurs pour l’accès aux études supérieures. L’école de la société post-Covid – cette société qui a pris conscience de la valeur de tous les métiers – devra intégrer une pédagogie de l’orientation tournée vers la confiance en soi de l’élève, et l’acquisition des compétences les plus utiles à la vie de la société. Or, parmi ces compétences, se trouve la capacité à s’auto-orienter professionnellement. » Comment faire ? Sa proposition serait à étudier sérieusement même si elle pourrait apparaître quelque peu manichéenne à première vue.

« Peut-être alors faut-il distinguer l’aide à la préparation d’un projet d’études supérieures, pour laquelle les enseignants peuvent être accompagnés et formés, de l’aide au projet professionnel, pour laquelle le savoir-faire ne peut venir que de la société civile : des associations et des entreprises. C’est ce que fait, par exemple, l’association JobIRL en permettant à des milliers d’élèves de suivre un programme complet d’ateliers et de forums pour se familiariser avec le monde professionnel, ainsi que d’échanger avec des professionnels tout au long de l’année. »

Sur ce double dispositif, quelques remarques me viennent à l’esprit. La coexistence de ces deux dispositifs ne modifierait sans doute pas le fonctionnement général du système et notamment la pédagogie. Ces deux dispositifs seraient-il objets de choix à faire de la part des élèves pour y participer ou serait-il pour tous les élèves ?

Une proposition donc à examiner précisément car les bonnes intentions se retournent très souvent.

Bernard Desclaux

Les quatre posts de cette série

Réponse à Jérôme Martin I https://blog.educpros.fr/bernard-desclaux/2021/01/19/reponse-a-jerome-martin-i/

Réponse à Jérôme Martin II : les thématiques de la demande https://blog.educpros.fr/bernard-desclaux/2021/01/23/reponse-a-jerome-martin-ii-les-thematiques-de-la-demande/

Réponse à Jérôme Martin III : enquête sur la motivation https://blog.educpros.fr/bernard-desclaux/2021/01/26/reponse-a-jerome-martin-iii-enquete-sur-la-motivation/

Réponse à Jérôme Martin IV : la remise en question des procédures https://blog.educpros.fr/bernard-desclaux/2021/02/01/reponse-a-jerome-martin-iv-la-remise-en-question-des-procedures/

[1] Réponse à Jérôme Martin I https://blog.educpros.fr/bernard-desclaux/2021/01/19/reponse-a-jerome-martin-i/

[2] Bernard DESCLAUX, LA PROCEDURE D’ORIENTATION SCOLAIRE : UNE EVIDENCE BIEN FRANÇAISE in TransFormations n°3/2010 – p. 77/p. 96  file:///C:/Users/UTILIS~1/AppData/Local/Temp/55-Texte%20de%20l’article-204-1-10-20170208.pdf et bien sûr mon livre Desclaux, B. (2020). Orientation scolaire : les procédures mises en examen. Quel débat dans une société démocratique ? Paris : L’Harmattan, collection Orientation à tout âge. 265 pages.

[3] Robert Ballion, Les consommateurs d’école: stratégies éducatives des familles, Stock, 1982 – 310 pages. Robert Ballion, La bonne école. Évaluation et choix du collège et du lycée. Paris : Hatier, 1991. 260 p. LANGOUËT (Gabriel), LÉGER (Alain). Le choix des familles. École publique ou École privée ? – Paris : Fabert, 1997

[4] 02/13 Expérimentation des procédures d’orientation en troisième https://blog.educpros.fr/bernard-desclaux/2013/02/23/experimentation-des-procedures-dorientation-en-troisieme/

05/13 Orientation : le retour de l’expérimentation https://blog.educpros.fr/bernard-desclaux/2013/05/29/orientation-le-retour-de-lexperimentation/

11/13 L’orientation à la main des parents, une si bonne idée ? https://blog.educpros.fr/bernard-desclaux/2013/11/22/lorientation-a-la-main-des-parents-une-si-bonne-idee/

02/16 Orientation : jeux de mains… https://blog.educpros.fr/bernard-desclaux/2016/02/04/orientation-jeux-de-mains/

[5] Bernard Desclaux, Orientation : beaucoup de monde, qui est au centre ? Cahiers pédagogiques, N° 564, La coéducation permanente. Coordonné par Andreea Capitanescu Benetti et Monique Royer, novembre 2020. https://www.cahiers-pedagogiques.com/Sommaire-du-no-564-La-coeducation-permanente-12872

[6] Précipitation, hasard, surcharge et pari https://blog.educpros.fr/bernard-desclaux/2017/11/20/precipitation-hasard-surcharge-et-pari/

[7] Sylvie Lecherbonnier, Parcoursup 2021 : une orientation dans le brouillard  Publié le 20 janvier 2021. https://www.lemonde.fr/campus/article/2021/01/20/parcoursup-2021-une-orientation-dans-le-brouillard_6066861_4401467.html

[8] Voir mes commentaires sur ce blog à la thèse de Damien Canzittu.

[9] « Orientation : un équilibre à trouver entre projet d’études et projet professionnel » https://www.lemonde.fr/societe/article/2021/01/25/orientation-un-equilibre-a-trouver-entre-projet-d-etudes-et-projet-professionnel_6067558_3224.html

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This entry was posted on mardi, janvier 26th, 2021 at 16:26 and is filed under Orientation. You can follow any responses to this entry through the RSS 2.0 feed. You can leave a response, or trackback from your own site.

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