Quatrième ébauche de réponse à Jérôme Martin dans laquelle je vais me concentrer sur la question de la remise en cause des procédures à partir de la période d’élaboration des Nouvelles procédures d’orientation de 1973.
Le contexte
Leur élaboration se fait en étant encadré par un débat au plus haut niveau de l’état, celui entre De Gaulle et Pompidou, avant les événements de mai 1968[1]. Le premier face aux prémices de l’enseignement de masse veut protéger l’Université par des quotas et l’autre veut protéger le pouvoir professoral. Mais tous deux veulent former selon les besoins de l’économie et du Plan[2]. Après les événements de mai 68, l’autoritarisme basée sur le principe de la circulaire du passage en classe supérieure qui date de 1890 n’est plus tenable, d’autant plus que son support, son argument, la notation, a été supprimée en 69 puis rétablie deux ans après, mais que les compositions trimestrielles restent supprimées.
Paul Lehner a étudié cette période qui met en place le système d’orientation ainsi que les nouvelles procédures d’orientation[3]. « Ainsi, la politique d’orientation d’Olivier Guichard paracheva la conception de l’orientation esquissée par l’Élysée et Matignon dans les années 1960 : l’orientation ne concernait que ceux qui n’avaient pas leur place dans les filières dites classiques et modernes. Elle était nécessairement technique et professionnelle. Néanmoins, elle devait renoncer à son caractère arbitraire et sélectif. Cet impératif devait évidemment aux événements de Mai-Juin 68, mais l’évolution du mode de régulation des effectifs scolarisés tint également à l’avènement de la lutte contre les inégalités scolaires comme enjeu politique. »
Le système scolaire étant réunis, les inégalités sociales deviennent visibles[4] mais surtout l’échec scolaire devient une préoccupation[5]. Les psychologues scolaires cherchent à le réduire, mais, en 1959, « l’entrée des « conseillers » s’est fait d’abord sur la mission de recherche de solution pour une partie des élèves diagnostiqués par le monde solaire, et non sur un horizon de « modification » de leur état antérieur. »[6]
Le travail de Paul Lehner montre qu’il y a plusieurs éléments qui se combinent dans l’élaboration des NPO.
- Dès les premières commissions, l’ordre scolaire individualisant est maintenu. C’est la réussite scolaire, la performance de l’élève qui reste évaluée.
- « La crise du consentement[7] à l’ordre déclenchée en Mai-Juin 68 a contribué à discréditer l’instauration d’un système d’orientation arbitraire, c’est-à-dire d’une sélection sans négociation, et à repenser l’architecture d’une orientation devant tout à la fois être souple, c’est-à-dire laissant la décision à l’élève et à sa famille, et compatible avec la structure d’emploi projetée par les prévisions du Plan. » (Paul Lehner)
- Si l’information est nécessaire pour éclairer le choix, étant organisée par l’état (qui crée l’ONISEP) elle est également conçue comme « orientant » les opinions et les représentations.
- Enfin il y a une psychologisation des problèmes. Paul Lehner signale la proximité idéologique de la plupart des acteurs concernés avec la psychologie et pour certain avec le courant rogérien non-directif.
En résumé, Paul Lehner écrit : « L’information personnalisée, avec son économie du dialogue et de la concertation, est symptomatique d’un processus d’individuation [72] des destins scolaires. L’intériorisation des contraintes objectives et des probabilités de réussite, par l’élève et sa famille, converties en espérances subjectives, se veut émancipatrice ou du moins prétend favoriser l’autonomie de l’élève à l’égard de la société et de ses structures mais, dans le même temps, parce qu’elle privilégie l’autocontrainte sinon l’autodiscipline, est au fondement du consentement à l’ordre scolaire et, corrélativement, participe au maintien de l’ordre établi. »
Les politiques, la politique, ont encadré l’élaboration des procédures par les « hauts fonctionnaires ».
Les NPO étant mises en œuvre
Du côté des familles, ces nouvelles procédures apparaissent comme libératrices par rapport au pouvoir absolu qui prévalait jusque-là. Donc aucune critique.
Du côté des professionnels, les enseignants sont en positions partagées. Pour les « progressistes », les procédures ouvrent les portes de l’établissement, tandis que pour les « conservateurs » le pouvoir enseignant est atteint, et notamment la notion d’appel est une remise en cause. Rappelons que durant de nombreuses années les élèves ont plus de chance en passant l’examen d’appel, les commissions ne donnant que rarement raison à la famille.
D’autres professionnels ont largement profités des NPO, et ce sont les conseillers d’orientation bien sûr. Les procédures leurs permettent de ne plus être contenus aux deux premières années du secondaire afin de trouver des solutions professionnelles aux élèves rejetés de l’enseignement général. Et le rôle d’informateur fait qu’ils interviennent auprès de tous les élèves et non plus sur une minorité en « échec scolaire ».
Maurice Reuchlin a succédé à Henri Piéron à l’INETOP. Il est intéressant de lire trois articles publiés dans le BINOP puis l’OSP[8]. Ces articles ont été republiés par mes soins[9]. La lecture de ces trois textes en suivant, peut surprendre aujourd’hui. On sent que ces textes sont des réponses, très argumentées, à des débats qui doivent avoir cours dans les couloirs du « 41 Gay-Lussac », combats très « idéologiques », très marqués par les positions marxistes, à tel point que l’auteur a recours a de nombreuses citations du monde soviétique. Ce type de débat semble être totalement oublié aujourd’hui, en tout cas il n’en figure aucune trace dans les numéros de l’OSP actuelle. Mais cette lecture ne me surprend pas seulement pour cette raison. Elle me surprend par l’absence totale d’un thème majeur, sans doute « invisible » à l’époque. Au fond la question de l’orientation telle que la discute Maurice Reuchlin reste la même de 68 à 77 ! La construction des procédures d’orientation qui se fait dans cette période ne semble pas être perçue comme une modification majeure du contexte professionnel du conseiller. Il s’agit pourtant du passage d’un traitement de l’orientation par un expert à un exercice collectif d’arrangements avec un enrôlement d’un nombre considérable d’acteurs. Tout le monde est responsable et en même temps personne !
La Gauche
Avec l’arrivée de la Gauche au pouvoir en 1981, un certain nombre de modifications de la procédure modifient la fonction de l’orientation scolaire. Avec le redoublement de droit et la suppression de la décision « vie active », l’orientation est un processus purement interne au système scolaire et la régulation attendue ne peut être qu’à l’intérieur du système et avec ses propres ressources. Ces modifications, pourtant essentielles ne sont pas mentionnées dans le livre de Paul Lehner.
Dans ce contexte, les enseignants se partagent sur l’appréciation de cette évolution. Le clivage pédagogue vs républicain[10] est activé. J’entends à l’époque dans les salles de professeurs : « on va se les garder jusqu’à la majorité », ou encore « les barbares arrivent ». Les conseillers sont amenés à jouer deux rôles assez différents. Ils sont de plus en plus sollicités comme messagers auprès des élèves et des familles pour faire intégrer, accepter le jugement défavorable. D’autres se poseront en garant du respect de la réglementation. Personnellement je fais l’hypothèse que ce dernier rôle des conseillers aura permis l’implémentation des procédures dans le fonctionnement réel des établissements.
Les interrogations sur l’orientation
Avec la réforme du baccalauréat professionnel, l’objectif des 80% niveau bac et la question de l’insertion des jeunes (aujourd’hui de la lutte contre le décrochage), le principe de la longue scolarisation s’impose à tous et installe une pression très importante sur le système scolaire. Les réformes à la fois pédagogiques et structurelles du collège se succèdent jusqu’à aujourd’hui. Mais aucune ne comporte une modification des procédures.
On peut tout de même repérer une tendance lourde qui débute au début des années 90 : le rôle de plus en plus important du chef d’établissement dans la décision : l’entretien en cas de désaccord avec le chef d’établissement qui prend une décision d’orientation, l’assouplissement lors de la réforme du lycée en 2009, et les dernières évolutions sous le ministère Blanquer.
Les enquêtes PISA pointent le problème du redoublement très important en France. Le ministère cherche à réduire le nombre de redoublement, mais le lien n’est pas fait avec l’existence des procédures.
Ni l’éducation à l’orientation (1996), ni l’instauration d’un socle commun, ni l’expérimentation de l’orientation à la main des parents ne remettent en cause l’existence des procédures d’orientation. Et lors des grands débats publics sur l’éducation qui vont se succéder depuis les années 80 on constate des difficultés concernant l’orientation, mais ils ne débouchent sur aucune remise en cause des procédures d’orientation[11]. Les deux conceptions de l’orientation (diagnostique et éducative) qui historiquement se sont succédées, se trouvent en fait concomitantes dans le système depuis de longues années[12].
Vers un autre dispositif ?
De nombreux rapports sur l’orientation attribuent les difficultés aux dispositifs d’aide à l’orientation et non aux procédures elles-mêmes. La réflexion s’externalise du système scolaire. On s’engage sur un Système public d’orientation (SPO) qui coordonnerait les différents organismes d’orientation. En quelques temps il deviendra un Système public régional d’orientation (SPRO). L’horizon temporel deviendra celui du tout au long de la vie. L’étatisation de l’information sur l’orientation sera démantelée par la loi pour la liberté de son avenir professionnel[13]. Et les conseillers d’orientation-psychologues deviendront des psychologues de l’éducation nationale dont la tâche d’orientation sera réduite.
Il me semble donc que l’orientation scolaire, son fonctionnement, fut très rarement dans le débat public. En France il s’agit d’une sorte d’évidence non discutable. Les évolutions récentes des procédures font que les relations seront de plus en plus directes entre élèves, familles, enseignants, chefs d’établissement. L’aide à l’orientation, prévue, est en fait difficile à mettre en œuvre réellement aussi bien par l’établissement (pas de moyens réels) que par les régions. Des associations développent des outils numériques et des interventions, et les services marchands se développent. On a donc un jeu à quatre acteurs qui s’organisent. Comment penser dès lors l’orientation comme enjeu démocratique ?
Bernard Desclaux
Annexes
A l’occasion de la rédaction de ce billet, j’ai découvert quelques textes que je tiens à signaler ici.
La thèse de Guy Lapostolle. La démocratisation de l’enseignement secondaire sous les deux septennats de François Mitterrand. Histoire. Université de Bourgogne, 2004. Français. https://tel.archives-ouvertes.fr/halshs-00005205/document
Prost Antoine, « Réformes, rapports et commissions », Carrefours de l’éducation, 2016/1 (n° 41), p. 17-29. DOI : 10.3917/cdle.041.0017. URL : https://www.cairn.info/revue-carrefours-de-l-education-2016-1-page-17.htm
Lapostolle Guy. Du bon usage de l’expertise dans les politiques éducatives. In: Politiques et management public, vol. 24, n° 1, 2006. pp. 29-54. DOI : https://doi.org/10.3406/pomap.2006.2309 www.persee.fr/doc/pomap_0758-1726_2006_num_24_1_2309
Jean-Yves Seguy, « École unique, démocratisation de l’enseignement et orientation : le rôle des compagnons de l’université nouvelle », L’orientation scolaire et professionnelle [Online], 36/3 | 2007, Online since 15 September 2010, connection on 31 January 2021. URL : http://journals.openedition.org/osp/1432 ; DOI : https://doi.org/10.4000/osp.1432
François Dubet, « Les enjeux scolaires en France », Revue internationale d’éducation de Sèvres [En ligne], 28 | 2000, mis en ligne le 01 décembre 2003, consulté le 27 janvier 2021. URL : http://journals.openedition.org/ries/2418 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ries.2418
Mazeaud Alice, « Le Débat national sur l’avenir de l’École. ou des partenaires sociaux à l’épreuve de la démocratie participative », Politix, 2006/3 (n° 75), p. 143-162. DOI : 10.3917/pox.075.0143. URL : https://www.cairn.info/revue-politix-2006-3-page-143.htm
La configuration du débat sur l’école, Note de synthèse, jeudi 13 octobre 2016, par Alain Beitone, Raphaël Pradeau https://www.democratisation-scolaire.fr/spip.php?article234
Les quatre posts de cette série
Réponse à Jérôme Martin I https://blog.educpros.fr/bernard-desclaux/2021/01/19/reponse-a-jerome-martin-i/
Réponse à Jérôme Martin II : les thématiques de la demande https://blog.educpros.fr/bernard-desclaux/2021/01/23/reponse-a-jerome-martin-ii-les-thematiques-de-la-demande/
Réponse à Jérôme Martin III : enquête sur la motivation https://blog.educpros.fr/bernard-desclaux/2021/01/26/reponse-a-jerome-martin-iii-enquete-sur-la-motivation/
Réponse à Jérôme Martin IV : la remise en question des procédures https://blog.educpros.fr/bernard-desclaux/2021/02/01/reponse-a-jerome-martin-iv-la-remise-en-question-des-procedures/
Notes
[1] Antoine Prost vient de publier Du changement dans l’école. Les réformes de l’éducation de 1936 à nos jours. Le Seuil, 2013. Voir mon post L’orientation dans le secondaire : effets des procédures https://blog.educpros.fr/bernard-desclaux/2013/10/22/lorientation-dans-le-secondaire-effets-des-procedures/
[2] Bernard Desclaux, L’état, l’orientation et le supérieur ? https://blog.educpros.fr/bernard-desclaux/2015/10/09/letat-lorientation-et-le-superieur/
[3] Lehner Paul, « La mise en place d’un système d’orientation scolaire aux lendemains de Mai-Juin 68 : entre rénovation pédagogique et reflux conservateur (1968-1973) », Politix, 2018/2 (n° 122), p. 165-185. DOI : 10.3917/pox.122.0163. URL : https://www.cairn.info/revue-politix-2018-2-page-165.htm
[4] Il faudra tout de même quelques travaux de sociologues pour cela.
[5] Bertrand Ravon L’« échec scolaire ». Histoire d’un problème public, Paris, In Press éditions, 2000, 380 p.
[6] Bernard Desclaux, « B., Rayon. L’échec scolaire. Histoire d’un problème public. », L’orientation scolaire et professionnelle [Online], 30/4 | 2001, Online since 31 May 2016, connection on 29 January 2021. URL : http://journals.openedition.org/osp/4959 ; DOI : https://doi.org/10.4000/osp.4959
[7] Note Lehner • Gobille (B.), « Introduction. Mai-Juin 68 : crise du consentement et ruptures d’allégeance », Damamme (D.), Gobille (B.), Matonti (F.), Pudal (B.), dir, Mai-Juin 68, Paris, Éditions de l’Atelier, 2008.
[8] Maurice Reuchlin, L’orientation scolaire et professionnelle et l’évolution sociale, B.I.N.O.P. 1968, 24, 291-308. Rôle et responsabilités propres du conseiller d’orientation, conférence introductive aux enseignements de l’I.N.O.P., octobre 1970, B.I.N.O.P. 1971, 27, 3-20. Interrogations sur l’orientation, OSP, 1977, 6, n° 1, 5 à 20.
[9] A la suite des 75 ans de l’INETOP (Institut national d’étude du travail et d’orientation professionnelle), j’ai édité les actes avec Remy Guerrier n° Hors-série de l’Orientation scolaire et professionnelle, juillet 2005/vol. 34, Actes du colloque : Orientation, passé, présent, avenir, INETOP-CNAM, Paris, 18-20 décembre 2003. Publication dans ce numéro de « Commentaires aux articles extraits des revues BINOP et OSP » pp. 467-490 et les articles sélectionnés, pp. 491-673
[10] Yann Forestier, « La primauté d’une querelle providentielle », Revue internationale d’éducation de Sèvres [En ligne], 66 | septembre 2014, mis en ligne le 01 septembre 2016, consulté le 30 janvier 2021. URL : http://journals.openedition.org/ries/3993 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ries.3993
[11] A part la Refondation de V. Peillon qui débouche sur l’expérimentation de « l’orientation à la main des parents ».
[12] Jean-Yves Seguy, « École unique, démocratisation de l’enseignement et orientation : le rôle des compagnons de l’université nouvelle », L’orientation scolaire et professionnelle [Online], 36/3 | 2007, Online since 15 September 2010, connection on 31 January 2021. URL : http://journals.openedition.org/osp/1432 ; DOI : https://doi.org/10.4000/osp.1432
[13] Bernard Desclaux, Vers un nouveau conflit démocratique autour de l’orientation https://blog.educpros.fr/bernard-desclaux/2019/09/14/vers-un-nouveau-conflit-democratique-autour-de-lorientation/
Le retour sur l’histoire est toujours édifiant. On observe les changements de politique, qui sont des adaptations aux nécessités du temps et la continuité, celle qui relève d’une autre nécessité, celle de la gestion des flux par la puissance publique, le fameux « streaming » pour le dire en anglais car l’image est très parlante.
Il me semble qu’il faut alors et c’est la question centrale de ton livre se poser la question de la définition de ce que pourrait être une orientation démocratique.
A priori, le principe de l’égalité de traitement est établi par la loi, le dialogue famille/institution est institué comme l’appel des décisions prises en conseil de classe , les recours devant le tribunal administratif sont rendus possibles par le code de l’Education. Les lois d’orientation sont votées par le Parlement. La démocratie est donc totalement assurée. Personne ne pourra me dire le contraire en se plaçant de ce point de vue légal.
Donc, si l’on souhaite porter le sujet dans une dialectique, il faut trouver un angle de vue qui placerait la démocratie, ailleurs si je puis dire que dans l’enjeu des procédures.
Sortons un instant des procédures qui par définition sont légales sont démocratiques. Mais, Bernard, tu es entrain de penser, mais les procédures sont là, qui verrouillent quelque chose… Mais peut-être pas la démocratie, enfin celle dont parlent les sciences politiques traditionnelles.
Cherchons pour dépasser la question.
Je propose quelques réflexions suite à ton commentaire Annick dans le post suivant : Les procédures d’orientation, une assurance démocratique ? http://blog.educpros.fr/bernard-desclaux/2021/02/07/les-procedures-dorientation-une-assurance-democratique/ Et je pense qu’il y en aura d’autres qui suivront. Merci encore une fois pour cette provocation à réfléchir.