Mon amie Annick Soubaï a déposé un commentaire à ma quatrième réponse à Jérôme Martin. Elle y affirme le caractère démocratique de nos procédures d’orientation. Je propose donc d’examiner cette assertion.
Une assertion
Annick Soubaï écrit : « A priori, le principe de l’égalité de traitement est établi par la loi, le dialogue famille/institution est institué comme l’appel des décisions prises en conseil de classe, les recours devant le tribunal administratif sont rendus possibles par le code de l’Education. Les lois d’orientation sont votées par le Parlement. La démocratie est donc totalement assurée. Personne ne pourra me dire le contraire en se plaçant de ce point de vue légal. »
Une manière de dire qu’une chose est démocratique, serait de dire : Nous sommes dans une démocratie dans laquelle la loi est définie démocratiquement. Ce que la loi institue est donc démocratique, et pour ce qui nous concerne, les procédures d’orientation sont donc démocratiques puisqu’elles relèvent de la loi.
Il y aurait à redire… Car nos procédures sont-elles définies par la loi, directement, ou par l’Administration ? L’administration est chargée de mettre en œuvre la loi, soit, mais il se trouve que c’est l’administration qui par décrets et circulaires définie la manière de l’appliquer. Ce sont les décrets et les circulaires qui définissent la forme pratique de ce qui est posé par la loi. A cela il faut ajouter que ces procédures relèvent de principes de droit généraux, comme celui de l’obligation de motivation des décisions administratives. La notion de « motivation » des décisions renvoie à celle d’argument dans un raisonnement.
De la complexité juridique
Lorsque l’on était dans l’application de la circulaire sur le passage en classe supérieure[1], on était dans le domaine du pédagogique et même de la sanction. Il s’agissait de l’exercice d’une autorité non discutable. Avec la mise en œuvre des procédures d’orientation à partir de 1959, on passe du côté du juridique et donc de la remise en cause de la décision. Dès lors, on est dans un univers complexe. Et plus il y a complexité, et plus il y a inégalité dans la compréhension et donc dans l’accès à l’utilisation des recours.
Le décret n°90-484 du 14 juin 1990, qui institue l’entretien de la famille avec le chef d’établissement en cas de désaccord a ajouté une étape supplémentaire de régulation, mais a aussi ajouté une source possible d’erreurs, de faute, d’oubli, et donc de cause de recours pour les familles. A la suite de cette parution, un CSAIO a rédigé un texte de 41 pages pour expliquer la nouvelle situation tant pour les décideurs que pour les familles[2].
Ce document comporte de très nombreux extraits des décisions de tribunaux administratifs (TA) et même du Conseil d’Etat (CE), puisque la procédure de recours peut remonter jusqu’à ce dernier. Il faut lire la complexité des argumentations. Ce qui suppose que le recours se fait par l’entremise nécessaire d’un avocat, certains d’entre eux s’étant d’ailleurs spécialisés sur ce thème.
On peut donc penser que sur la question de l’accès au recours juridique (TA ou CE), même s’il s’agit d’une démarche démocratique car juridique, elle est de fait réservée à quelques « happy few » ayant quelques capitaux culturels et financiers.
La pression des recours
Depuis le 1er janvier 2001 de nouvelles procédures d’urgence ont été instituées. « En application de l’article L.521-1 du Code de justice administrative, les parents peuvent, à l’appui d’un recours en annulation, demander la suspension de la décision litigieuse. Par ailleurs, la procédure du référé-liberté, de l’article L.521-2 du même Code, prévoit que « saisi d’une demande en ce sens justifiée par l’urgence, le juge (…) peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public (…) aurait porté, dans l’exercice d’un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale ». » [3]
Yann Buttner, après trois ans d’application formule quelques constats et réflexions sur les conséquences pour le domaine de l’éducation. Ainsi il écrit: « Dans ce contexte, la mise en place au 1er janvier 2001 des nouvelles procédures d’urgence a pris tout son sens. En effet, dans un délai très court (parfois seulement 48 heures), le tribunal administratif peut paralyser l’application de la mesure contestée, s’il a un doute sur sa légalité. » Il explore, et donne quelques exemples concernant trois zones de conflits : l’inscription, l’orientation et la discipline.
Dans ce contexte les acteurs mis en cause sont un peu nerveux. Concernant les recours en TA et CE, l’acteur principalement, voir exclusivement concerné est le chef d’établissement (perdir, pour personnel de direction). Et on sent l’énervement dans un blog créé par l’un d’eux où il fait le point sur ces conflits[4]. L’auteur se défini ainsi : Didier, Personnel de direction collège à la retraite qui fouille tous les jours législations, jurisprudences et autres poésies.
Le chef d’établissement est le seul responsable de la décision d’orientation. En cas de recours juridique il est le seul à être mis en cause. Rappelons que pour ce qui concerne le recours en commission d’appel, il n’est pas tenu de venir expliquer sa décision devant la commission d’appel. De fait il y sera représenté par ses écrits et par … le professeur principal de la classe. J’ai déjà abordé ce point dans un article sur ce blog : Légalité et illégalité de la procédure d’appel.
Observations d’établissements
Mais si la décision formulée par le décideur doit pouvoir être réexaminée en cas de désaccord dans un univers démocratique, il ne faut peut-être pas s’arrêter à cet examen. Il y a de très nombreux acteurs impliqués dans le fonctionnement des procédures d’orientation.
Philippe Masson a proposé dans un article[5], datant de 1997, d’examiner « les effets du fonctionnement ordinaire des établissements scolaires sur la constitution des orientations des élèves de l’enseignement secondaire. » Il en tire « trois points essentiels. Premièrement, les élèves et leurs parents se montrent souvent sceptiques et critiques sur le fonctionnement du processus d’orientation de l’enseignement secondaire. Deuxièmement, l’information en matière d’orientation donnée aux parents et aux élèves par les agents de l’institution scolaire ne correspond pas toujours aux pratiques en vigueur dans les établissements secondaires. L’information ne renseigne pas sur les pratiques réelles des agents de l’institution. Troisièmement, les carrières scolaires des élèves de l’enseignement secondaire résultent de la conjonction des caractéristiques institutionnelles de l’établissement (carte scolaire, filières existantes, évolution du recrutement) et de l’action collective, c’est- à-dire de l’activité ordinaire des agents de l’établissement, de leurs relations avec les élèves et leurs parents et des préférences de ces derniers. » (p. 140-141)
« L’article montre que les pratiques d’orientation sont très largement obscures pour les parents d’élevés et les élèves des classes populaires et qu’elles suscitent chez eux scepticisme et méfiance. Les choix d’orientation des élèves résultent, dans une grande mesure, de la conjonction des caractéristiques structurelles des établissements et de l’action collective. »
Anecdotes personnelles
A propos de l’information sur l’orientation, je vous propose deux anecdotes personnelles.
Au début des années 80 je travaille dans un collège à Aubervilliers qui est en fait l’ancien premier cycle du lycée d’Aubervilliers, le Lycée Henri Wallon. C’est la deuxième année de la réforme Haby, elle atteint le niveau de la cinquième. La Principale fait comme si rien n’avait changé. Elle continue de prendre des décisions d’orientation vers les CAP en les imposant aux parents qui pour la plupart sont maghrébins. Bien sûr en conseil de classe je rappelle la nouvelle réglementation. Beaucoup d’enseignants s’étonnent, disent qu’ils ne savaient pas. A cette époque il fallait lire le BOEN, qui, en un seul exemplaire, se trouvait dans la salle des profs. L’information des enseignants se faisait, ou ne se faisait pas au travers de quelques réunions organisées par le chef d’établissement (très, très rarement), et des réunions syndicales. La principale en tout cas est très mécontente que je donne cette information. Les familles vont s’opposer, alors qu’elles ne devraient pas et cela pour leur bien… Je préviens donc mon directeur de CIO, un peu embêté, et il me dit : « Pour moi un conseiller qui n’a pas de problème avec son chef d’établissement, c’est suspect. »
Beaucoup plus tard, directeur de CIO à Pontoise, une collègue conseillère me signale que la proviseure de son lycée modifie la circulaire concernant l’orientation avant de la transmettre par photocopies aux enseignants.
Aujourd’hui l’accès à l’information est largement facilité par la digitalisation, mais en même temps l’inflation galopante de la règlementation dans l’éducation nationale fait qu’un enseignant ne peut se tenir au courant parfaitement. Quant aux parents…
Et ça résiste
En 2005, Hélène Buisson-Fenet publie un article concernant la réorientation en fin de seconde[6]. « Cette démarche de « sociologie des établissements » présentait l’avantage de donner à voir dans une unité locale l’ensemble des acteurs professionnels mobilisés par les procédures d’orientation, en même temps qu’elle permettait d’en contraster ou d’en rapprocher, par comparaison, les positionnements. Nous avons pris comme objet d’observation les décisions de réorientation en lycée professionnel en fin de seconde générale et technologique, dernière occasion pour la majorité des élèves d’une génération d’être éloignés de la conquête du baccalauréat général. »
Les observations de l’auteure lui permettent de considérer qu’« Il est en revanche plus judicieux de lire les divergences des acteurs au prisme de leur définition différenciée de la situation : centrée sur l’évaluation des acquisitions scolaires ou sur le « développement personnel », sur le pilotage coordonné des flux ou sur les conditions de travail des enseignants, cette définition engage les acteurs dans des accomplissements pratiques où l’intérêt de l’élève apparaît au final enchâssé dans des logiques d’action plurielles. »
Malgré l’intérêt de cette recherche, je formulerais deux remarques curieuses. Le comportement des acteurs observés semble supposer qu’ils pensent participer collectivement à l’élaboration d’une décision alors que comme le note l’auteure elle-même, cela fait bien longtemps que le conseil de classe ne décide pas, et même que ce n’est pas pendant le conseil de classe que la décision d’orientation est prise par le chef d’établissement. Et ce qui est curieux, c’est que l’auteur n’interroge pas cette confusion qui pourtant est importante et empêche de concevoir réellement la fonction conseil du conseil de classe et maintien la posture du pouvoir sur l’autre.
La deuxième remarque, et pas la moindre, puisqu’il s’agit de l’objet d’observation lui-même : la réorientation en fin de seconde. Depuis 1982, la réorientation vers une voie professionnelle à la fin de seconde ne peut pas être proposée par le conseil de classe. J’ai déjà raconté ce petit problème[7] qui résiste finalement bien plus longtemps que celui de l’orientation en CAP à l’issue de la cinquième[8].
Il n’est donc pas suffisant de définir les règles d’un jeu (démocratique) pour que les acteurs les suivent. L’incorporation de celles-ci demande beaucoup, beaucoup de temps.
Relevons tout de même la toute dernière conclusion qui me fait bien plaisir. «Le souci moral que produit l’exercice délibératif sur la réorientation a sans doute partie liée avec le sentiment trouble qu’un « lycée pour tous », du moins dans sa première année, devrait prolonger le « collège unique ». En toute logique, la remise en cause du collège unique permettrait de reporter le dilemme en amont. Reste à savoir si l’on doit accepter de payer la fin du « malaise enseignant » d’un tel prix ? »
J’avais formulé cette évolution nécessaire du lycée vers un lycée unique, au cours d’une formation sur l’histoire du système éducatif piloté justement par Annick Soubaï. Je l’ai écrite ensuite pour la première fois dans un de mes tout premiers posts : Conséquences du collège unique .
Je poursuivrais dans un prochain post la question de la production des inégalités
Bernard Desclaux
[1] Voir mon article sur ce blog : Aux origines du conseil de classe https://blog.educpros.fr/bernard-desclaux/2012/06/17/aux-origines-du-conseil-de-classe/
[2] Le contentieux de l’orientation et de l’affectation. par jacques FIALON CSAIO de l’académie de Clermont-Ferrand. http://docplayer.fr/11794239-Le-contentieux-de-l-orientation-et-de-l-affectation-par-jacques-fialon-csaio-de-l-academie-de-clermont-ferrand.html
[3] Buttner Yann, « L’École assignée en référé », Journal du droit des jeunes, 2004/1 (N° 231), p. 25-27. DOI : 10.3917/jdj.231.0025. URL : https://www.cairn.info/revue-journal-du-droit-des-jeunes-2004-1-page-25.htm
[4] Contestations des orientations, jurisprudences et décisions, 1 Juillet 2019, Rédigé par Didier et publié depuis Overblog http://perdirenrage.over-blog.com/2019/07/contestations-des-orientations-jurisprudences-et-decisions.html
[5] Philippe Masson, Elèves, parents d’élèves et agents scolaires dans le processus d’orientation, Revue française de sociologie Année 1997 38-1 pp. 119-142 https://www.persee.fr/doc/rfsoc_0035-2969_1997_num_38_1_4574
[6] Buisson-Fenet Hélène, « Des professions et leurs doutes : procédures d’orientation et décisions de « réorientation » scolaire en fin de seconde », Sociétés contemporaines, 2005/3-4 (no 59-60), p. 121-139. DOI : 10.3917/soco.059.0121. URL : https://www.cairn.info/revue-societes-contemporaines-2005-3-page-121.htm
[7] Bernard Desclaux, La suppression en 1982 du BEP comme orientation après la seconde https://blog.educpros.fr/bernard-desclaux/2011/04/13/la-suppression-en-1982-du-bep-comme-orientation-apres-la-seconde/
[8] Bernard Desclaux, La suppression des CAP https://blog.educpros.fr/bernard-desclaux/2011/04/11/la-suppression-des-cap/
Ce qui est légal est il forcément démocratique et équitable ? Dans le débat qui nous occupe, mon expérience me conduit à répondre non ….Les décisions d’orientation relèvent souvent d’un arbitraire conscient . L’obligation de devoir recourir à la justice ( jusqu’au conseil d’état ! ) pour les contester, outre qu’elle élimine 90% des familles, donne une image affligeante et ridicule de notre administration..En tous cas, quand on revisite ces moments quelques années après,avec les intéressés, on s’aperçoit qu’ils fondent, en grande partie, les rapports de défiance et de colère qui minent notre société .