Procédures et inégalités sociales

Poursuite de mes réflexions déclenchées par le commentaire d’Annick Soubaï. Il s’agira ici de la production des inégalités par les procédures. Avec également une forme de confirmation du commentaire de Jean-Marie Quairel.

La responsabilité des acteurs

Au début des années 80, Marie Duru-Bellat, sociologue à l’IREDU de Lyon, et ancienne conseillère d’orientation développe commence une étude à propos de l’orientation des élèves. Dans la conclusion du premier article[1], les auteurs écrivent : « Mais l’orientation en fin de Sème au passage est aussi entachée d’inégalités sociales non négligeables ; elle l’est dans la mesure où le bilan scolaire sur lequel elle se fonde pas sans rapport avec l’origine sociale de l’élève d’une part,  mais aussi parce qu’elle suscite un comportement -une demande- qui va s’avérer tout aussi discriminant sociologiquement. Dans les inégalités sociales en matière d’orientation les inégalités de demande, à résultats scolaires donnés vont peser aussi lourd que les inégalités de réussite scolaire. » (Italiques des auteurs, p. 158)

Le deuxième article porte sur la notation[2] et son rôle dans l’orientation et les procédures. Ce travail, exploite toujours la même enquête datant de 1982-83, prend l’ensemble du fonctionnement de l’établissement. La note n° 1 explique : « Cette enquête a touché 2 500 élèves scolarisés en classe de 5e, en 1982-1983, dans 17 collèges de l’Académie de Dijon. Elle a été réalisée par l’Institut de Recherche sur l’Economie de l’Education (IREDU) en collaboration avec le Service Académique d’Information et d’Orientation. Un nombre très important de variables individuelles a pu être observé : caractéristiques socio-démocratiques, déroulement précis de la procédure d’orientation pendant l’année de 5e, résultats scolaires et scores à des épreuves normalisées, reconstitution de toute la scolarité antérieure (depuis l’entrée au cours préparatoire)… Ces élèves sont suivis depuis cette date (type de filière, niveau de réussite), et ils le seront au moins jusqu’à la rentrée 87. En outre, un certain nombre de variables caractérisant les collèges fréquentés par ces élèves ont été construites (composition sociologique du public, politiques de constitution des classes etc.) ou observées (structure du corps enseignant, offre de places, etc.). » (p. 37)

En conclusion de ce deuxième article l’approche docimologique se combine à la sociologie : « Soulignons simplement, pour conclure, que les notes scolaires vont constituer, bien que l’orientation soit loin de fonctionner sur un mode « méritocratique », un déterminant important des décisions ; les enseignants ne sont pas, au niveau individuel, assez conscients des biais de la notation pour régler leurs décisions en fonction d’une appréhension plus intuitive mais correcte des capacités réelles des élèves : pour prédire l’orientation d’un élève, il reste beaucoup plus efficace de connaître ses notes que de connaître son score aux épreuves communes.

Or ce critère « note » est appliqué avec une certaine incohérence d’une part, est entaché d’un certain nombre de biais de l’autre. La diversité des pratiques des collèges, tant au niveau de la notation qu’à celui de l’évaluation plus globale de l’élève en vue de l’orientation est telle qu’elle interpelle fortement sur la question de la validité des décisions qui en découlent. » (p. 37)

 

A la fin de ce processus d’observation un troisième article[3] conclu cette recherche : « …l’origine sociale des élèves marque fortement les orientations. En fait, ce facteur joue sur les acquisitions réalisées par les élèves depuis leur entrée dans le système scolaire, avec par conséquent, au fil des années, une accumulation d’écarts entre les enfants des milieux favorisés et les autres, qui vont se matérialiser en Sème à la fois par des différences de notes (ou de résultats à des épreuves communes), et d’âge (un âge élevé révélant des redoublements antérieurs). L’origine sociale  a également un impact sur l’orientation elle-même, puisqu’on observe que pour des élèves ayant par ailleurs le même âge et le même niveau d’acquisitions, la probabilité de passer en 4ème reste fortement dépendante de l’origine sociale. Ces biais sociaux trouvent leur origine dans le poids accordé aux demandes familiales par l’institution, alors que celles-ci sont très inégalement ambitieuses à réussite comparable, selon le milieu social. » (p. 4)

Trois facteurs se combinent dans la procédure pour produire les inégalités. Les élèves arrivent « marqués » par le cumul des difficultés scolaires rencontrées tout au cours de la scolarité antérieure. Il y a ensuite le fait que la procédure implique la demande familiale qui bien sûr est marquée socialement, et enfin le jugement enseignant, qui l’est lui aussi. Ces trois facteurs sont étudiés indépendamment. Mais si on se réfère au troisième axiome de la logique de communication[4], « La nature d’une relation dépend de la ponctuation des séquences de communication entre les partenaires » on doit penser en fait une chaîne de « demande-réponse » que l’on peut séquencer d’une autre manière : chaque demande étant en fait précédée d’une réponse se trouve en fait une réponse elle-même.

Donc pour l’essentiel, la production de l’inégalité sociale est attribuée aux acteurs locaux, à leurs représentations, à leurs interactions. Admettons pour l’instant. Mais…

Et le politique !

Le choix du niveau cinquième n’est pas anodin. Lorsque la protection de l’entrée en sixième a sauté avec la disparition du concours d’entrée en sixième, la cinquième a pris la fonction de protection du secondaire.

L’année étudiée par Marie Duru-Bellat est la huitième année de l’application de la réforme Haby. Dans une note du premier article, les auteurs précisent : « (1) Rappelons que depuis 1979 les familles peuvent exiger le redoublement, que depuis 1980 1’orientation en L.e.p. ne peut être imposée, de même que les orientations en CPPN-CPA depuis 1982. » (p. 17) Et dans l’explication de la procédure on trouve : « Quand il y a accord, les élèves sont affectés dans la filière correspondant à la proposition des conseils, dans la limite des places disponibles, ce qui peut poser problème pour l’accès à certaines spécialités de C.A.P. particulièrement recherchées. » (p.17)

Notons que c’est à l’atteinte de la réforme Haby du niveau cinquième, en 78-79, qu’une circulaire dérogatoire à la loi rend impossible l’imposition aux familles de l’orientation en LEP. Ajoutons que la formule « quand il y a accord » est surprenante ! La demande d’entrée en LEP est une démarche de la famille et non une demande d’orientation qui réclamerait une réponse du conseil de classe.

Si le chercheur tout comme n’importe quel acteur se trouve empêtré dans une réalité peu sûre et sujette à de nombreuses interprétations, il se trouve également aveugle au niveau politique.

La loi, résultat du plus haut degré de fonctionnement de notre démocratie (avec tous les guillemets nécessaires à démocratie) est promulguée à la suite d’un vote majoritaire de l’assemblée nationale. Son article 4 affirme : « Art.4.—Tous les enfants reçoivent dans les collèges une formation secondaire. Celle-ci succède sans discontinuité à la formation primaire en vue de donner aux élèves une culture accordée à la société de leur temps. Elle repose sur un équilibre des disciplines intellectuelles, artistiques, manuelles, physiques et sportives et permet de révéler les aptitudes et les goûts. Elle constitue le support de formations générales ou professionnelles ultérieures, que celles-ci la suivent immédiatement ou qu’elles soient données dans le cadre de l’éducation permanente. Les collèges dispensent un enseignement commun, réparti sur quatre niveaux successifs. Les deux derniers peuvent comporter aussi des enseignements complémentaires dont certains préparent à une formation professionnelle ; ces derniers peuvent comporter des stages contrôlés par l’Etat et accomplis auprès de professionnels agréés. La scolarité correspondant à ces deux niveaux et comportant obligatoirement l’enseignement commun peut être accompli dans des classes préparatoires rattachées à un établissement de formation professionnelle. »[5] 

La question est donc pourquoi, malgré la loi, le projet de scolarisation commune de tous les jeunes français jusqu’à la troisième est-il abandonné ?

Jean-Paul Delahaye[6] rappelle que la France a raté sa mise en œuvre d’une école moyenne et a rendu en fait obligatoire l’entrée de tous les petits français à un petit lycée. « Non seulement la France a été l’un des derniers pays européens à mettre en place un tronc commun de formation pour les jeunes de 11 à 15 ans, mais elle l’a fait de façon peu adaptée en appliquant à tous un mode de scolarisation initialement conçu pour une élite sélectionnée. Le pouvoir politique délègue alors à l’administration et à la technostructure le soin de « piloter » ce qui relève d’une mission quasi impossible. » Du coup le problème institutionnel n’était plus comment transformer la structure pédagogique, mais comment traiter l’échec scolaire ? Mais bien sûr par l’orientation.

Il faut rappeler que ce palier cinquième fait bifurquer un quart d’une génération hors du collège. La plus grande partie alimente la formation professionnelle qui aboutit à ce niveau au CAP, premier diplôme professionnel. Supprimer cet accès serait remettre en question la structure de l’organisation du travail en France. On peut comprendre la timidité du ministère en ce domaine. Depuis 1945, la formation professionnelle initiale est en France pour l’essentiel une affaire d’état. La modifier, c’est modifier aussi la structure sociale.

C’est aussi une question interne épineuse : comment transformer un dispositif de formation ? Il faut non seulement modifier des structures matérielles, des outillages par exemples, mais aussi et surtout les corps enseignants concernés. Pour ma part, j’ai vu des structures pédagogiques comme les classes préparatoires à l’apprentissage, maintenues jusqu’au départ en retraite de l’enseignant. Les évolutions de l’enseignement professionnel ont nécessité également des transformations profondes des corps enseignants et en particulier sociale[7]. Et cela demande beaucoup de temps, des années…

Il faut enfin rappeler avec Claude Lelièvre[8] que le projet défendu par Giscard d’Estain d’un collège unique était d’abord un projet culturel. Non seulement il s’agissait d’élever le niveau de connaissance et de culture des français, mais surtout de définir et faire acquérir un savoir commun. Ce collège unique n’était donc en aucun cas un collège trieur. Malgré la volonté du Président de la république, aucun programme commun ne sera défini, et les procédures d’orientation seront développées et maintenues au sein du collège[9].

 

Je poursuivrais sans doute ces réflexions dans d’autres posts.

Bernard Desclaux

[1] DURU M., MINGAT A. — De l’orientation en fin de cinquième au fonctionnement du collège, 1. Evaluation de la procédure, Dijon, Cahier de l’IREDU n° 42, 1985. https://iredu.u-bourgogne.fr/wp-content/uploads/2010/03/Cahier42.pdf

[2] Duru-Bellat Marie. Notation et orientation. In: Revue française de pédagogie, volume 77, 1986. pp. 23-37; https://www.persee.fr/doc/rfp_0556-7807_1986_num_77_1_1490

[3] Marie Duru-Bellat, Jean-Pierre Jarousse, Alain Mingat. De l’orientation en fin de cinquième au fonctionnement du collège: 3 – Les inégalités sociales de carrières du cours préparatoire au second cycle universitaire. IREDU, 156 p., 1992, Les Cahiers de l’IREDU, https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-02053732/document

[4] Paul Watzlawick, Janet Helmick Beavin, Don D. Jackson, Une logique de la communication, Le Seuil, 1972

[5] Publié au Journal officiel de la république française du 12 juillet 1975

[6] Delahaye Jean-Paul, « Le collège unique, miroir grossissant des difficultés de gouverner l’éducation », Pouvoirs, 2007/3 (n° 122), p. 5-17. DOI : 10.3917/pouv.122.0005. URL : https://www.cairn.info/revue-pouvoirs-2007-3-page-5.htm

[7] Voir en particulier,  Lucie Tanguy, L’enseignement professionnel en France. Des ouvriers aux techniciens, Paris, PUF, 1991. Patrice Pelpel et Vincent Troger, Histoire de l’enseignement technique, Paris, Hachette, 1993. Jellab Aziz, « Les « nouveaux enseignants » de lycée professionnel : un rapport « contrarié » au métier ? », L’Homme & la Société, 2005/2-3 (n° 156-157), p. 147-165. DOI : 10.3917/lhs.156.0147. URL : https://www.cairn.info/revue-l-homme-et-la-societe-2005-2-page-147.htm

[8] Claude Lelièvre, L’École obligatoire : pour quoi faire ? Une question trop souvent éludée Retz, 2004.

[9] J’ai développé cette question dans le chapitre consacré au socle commun, dans mon livre ORIENTATION SCOLAIRE : LES PROCÉDURES MISES EN EXAMEN. Quel débat dans une société démocratique ? L’Harmattan, 2020.

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This entry was posted on vendredi, février 12th, 2021 at 18:56 and is filed under Orientation, Système scolaire. You can follow any responses to this entry through the RSS 2.0 feed. You can leave a response, or trackback from your own site.

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