Méritocratie et commun

En décembre 2020, Vincent Troger, dans une tribune pour Le Monde affirmait que « Le clivage entre les élites et le peuple se construit à l’école »[1]. Reprenant les travaux de François Dubet et Marie Duru-Bellat, il rappelait « que le principe de l’égalité des chances et de la réussite par le mérite scolaire suppose que la scolarité soit organisée comme une compétition, avec des vainqueurs et des vaincus, et non comme un effort collectif pour assurer la réussite du maximum d’élèves possible. » La compétition commençant très tôt chez nous, la différenciation a pour cause les situations différentielles initiales des individus. La différence de départ se retrouve bien évidemment dans la différence d’arrivée. En conclusion il renvoyait à un auteur radical un peu oublié : « En 1971, dans Une société sans école (Seuil), Ivan Illich avait rêvé d’une éducation qui refuse la course aux diplômes et privilégie des « réseaux de communication à dessein éducatif, par lesquels seront accrues les chances de chacun de faire de chaque moment de son existence une occasion de s’instruire, de partager, de s’entraider ». Peut-être devrions-nous le relire. »

Voilà une manière d’ouvrir un débat entre la méritocratie et le commun.

Les paliers, la stratégie et l’atmosphère

Au cours de l’histoire de l’organisation de notre système on voit que les paliers d’orientation, c’est-à-dire de bifurcation, de séparation des populations, sont remontés dans le système. A l’origine les deux ordres d’enseignement, le primaire et le secondaire séparait les deux publics, le peuple et les notables. Puis l’entrée en sixième du lycée avec le latin fut la barrière. Ce fut ensuite la cinquième et la troisième. Aujourd’hui, c’est la troisième et l’accès au supérieur qui constituent les deux paliers trieurs. Mais cela ne veut pas dire que la sélection ne se joue qu’à ces niveaux. En fait la compétition se joue dès l’accès à l’enseignement par la possibilité ou non du choix de l’établissement et parfois dès le primaire.

Robert Ballion avait soulevé la question du choix de l’établissement scolaire par les familles en pointant le niveau secondaire[2]. Trente ans après, Choukri Ben Ayed reprend la question à partir d’une nouvelle analyse du panel 1995[3] des « pratiques de scolarisation dans les établissements de secteur, hors secteur et privés ». Dans une remarque incidente, il indique : « les connaissances qui résultent des travaux qualitatifs montrent qu’un ensemble de choix d’établissement est rendu invisible par des anticipations résidentielles, permettant de faire l’économie d’une demande de dérogation ou d’une pratique illicite d’évitement. Remarque à laquelle on pourrait ajouter qu’au-delà de ces populations qui lient choix du lieu de résidence et choix d’établissement, une autre fraction encore plus dotée en capital économique et résidentiel n’est pas concernée par le choix de l’école, les établissements situés dans leur secteur de recrutement se situant dans le haut des hiérarchies scolaires. » Cette étude montre qu’il ne suffit pas d’être un parent stratège, car le parent de milieu populaire n’obtient pas les mêmes effets dans la réussite scolaire de son enfant.

Du côté des établissements, à partir des années 70, une autonomie se développe avec le projet d’établissement et différentes organisations pédagogiques à décider par l’établissement lui-même. Les observations des établissements montrent que ces « adaptations locales » ne réduisent pas les inégalités sociales, mais ont plutôt tendance à les accroitre[4].

Pour couronner le tout, notre forme pédagogique générale est basée sur la compétition entre les élèves, avec la notation, les classements, les prix (supprimés dans les années cinquante), les procédures d’orientation. Atmosphère, atmosphère, j’ai une gueule…. ?

A la fin des années 70, suite à la création du collège unique, les premières évaluations nationales des élèves sont lancées par le ministère et sa DEP, nouvellement créée. A cette époque, elles doivent aider au pilotage du système[5]. Petit à petit d’autres fonctions apparaissent. Dans un premier temps leur fonction d’aide au pilotage est renvoyée au local. Les établissements peuvent se comparer et ajuster leurs attentes vis-à-vis des élèves ainsi mieux piloter leurs projets pédagogiques. Dernièrement l’évaluation à objectif collectif s’est individualisée. Le ministère présente ainsi l’objectif[6] : « L’objectif de cette évaluation nationale est de permettre aux équipes pédagogiques de disposer d’un panorama de certaines compétences et connaissances de chaque élève et de favoriser l’élaboration de dispositifs pédagogiques adaptés au plus près des besoins de chacun. Elle permet également d’accompagner le pilotage pédagogique dans les établissements. » Claude Thélot l’un des premiers directeur de la DEP défendait la conception « évaluation du système éducatif »[7] considérant que ces évaluations n’avaient de valeur que collective et non pas individuelle. Mais peut-on s’opposer à la tendance profonde de notre système à transformer toute mesure en outils de distinction, de comparaison, de hiérarchisation ?

Pour le moment ces évaluations nationales sont formative, mais pour combien de temps ?

Méritocratie vs commun

Le principe de la méritocratie impose à notre pédagogie une forme particulière, l’individualisation des apprentissages. A la naissance de notre école républicaine, deux modèles se sont affrontés, et le modèle simultané l’a emporté sur le modèle mutuel[8]. Mais ce dernier n’a pas totalement disparu. Il y a eu le grand mouvement de l’école nouvelle, l’expérience de Célestin Freinet, le GFEN et de nombreuses associations poursuivent cette pédagogie coopérative encore aujourd’hui.

Aujourd’hui, ce modèle vainqueur et majoritaire du simultané, peut-il alimenter une société qui semble nécessiter d’autres fonctionnements. « À l’heure où le travail en équipe, l’intelligence collective et le travail collaboratif en projet sont ancrés dans le monde du travail, que les idées de collectifs citoyens, de fablabs et d’échanges de savoirs se développent, que se passe-t-il à l’école ? Comment la coopération est-elle envisagée ? Comment les compétences des élèves à coopérer sont-elles travaillées ? »[9]  Isabelle Maradan, dans un récent article[10] rappelle que ce mouvement n’a jamais pu « s’imposer à l’ensemble du système. Si bien que les enseignants français qui adoptent, ici ou là, des pratiques pédagogiques coopératives demeurent à la fois marginaux et marginalisés. » Bien sûr cette difficulté tient à la méritocratie ambiante, mais il y a une raison sans doute complémentaire à repérer dans sa remarque : « Dominique Garoche compare : « En Finlande, la coopération existe entre adultes et entre pairs. On ne peut pas apprendre aux élèves à coopérer si on ne le fait pas nous-mêmes. » » La définition du travail de l’enseignant uniquement à partir des heures de cours, renvoie la pratiques collective comme relevant de la volonté purement individuelle et personnelle.

Du côté institutionnel, on peut considérer que l’émergence du socle commun est à mettre en rapport avec ce mouvement « mutuel » qui suppose une absence de compétition entre élèves, l’objectif étant de le faire acquérir par tous les élèves. Mais les conséquences pédagogiques et organisationnelles n’ont pas encore été totalement tirées. Le socle provoque toujours de fortes résistances. Elles se sont focalisées sur la notion de compétence opposée au savoir. Mais le fond de l’affaire est politique[11]. Que voulons-nous réellement de notre école ? Une machine à formater et extraire les talents, ou un espace d’élaboration une communalité ?

A suivre

Bernard Desclaux

[1] https://www.lemonde.fr/societe/article/2020/10/13/le-clivage-entre-les-elites-et-le-peuple-se-construit-a-l-ecole_6055801_3224.html

[2] Ballion (Robert). — La bonne école. Évaluation et choix du collège et du lycée. — Paris : Hatier, 1991. — 260 p.

[3] Choukri Ben Ayed, « À qui profite le choix de l’école ? Changements d’établissement et destins scolaires des élèves de milieux populaires », Revue française de pédagogie [En ligne], 175 | avril-juin 2011, mis en ligne le 15 juin 2015, consulté le 19 février 2021. URL : http://journals.openedition.org/rfp/3038 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rfp.3038

[4] Combaz Gilles. Autonomie des établissements, diversification pédagogique et inégalités scolaires : effets sociaux des parcours pédagogiques diversifiés au collège. In: Revue française de pédagogie, volume 128, 1999. L’alternance : pour une approche complexe. pp. 73-88. DOI : https://doi.org/10.3406/rfp.1999.1076    www.persee.fr/doc/rfp_0556-7807_1999_num_128_1_1076     

[5] Jacqueline Levasseur, « L’évaluation nationale des acquis des élèves », Revue internationale d’éducation de Sèvres [En ligne], 11 | 1996, mis en ligne le 29 juillet 2013, consulté le 22 février 2021. URL : http://journals.openedition.org/ries/3286 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ries.3286

[6] Évaluations de début de sixième 2020 : premiers résultats https://www.education.gouv.fr/evaluations-de-debut-de-sixieme-2020-premiers-resultats-307125

[7] Pour des discussions à propos de l’évaluation voir le livre de Dominique Odry, L’évaluation dans le système éducatif. Ce que vaut notre enseignement, Ed Margada, 2020.

[8] Pour plus de discussions voir : Anne Querrien, L’école mutuelle : une pédagogie trop efficace ? Préface d’Isabelle Stengers, Paris : les Empêcheurs de penser en rond : Le Seuil – DL 2005. Et mes deux articles sur ce blog : Bernard Desclaux, Réponses à Jacques Vauloup, Autorité vs Pouvoir https://blog.educpros.fr/bernard-desclaux/2020/07/21/reponses-a-jacques-vauloup-autorite-vs-pouvoir/ et Bernard Desclaux, Les différentes conceptions de l’évaluation sont-elles culturelles ? IV https://blog.educpros.fr/bernard-desclaux/2019/03/21/les-differentes-conceptions-de-levaluation-sont-elles-culturelles-iv/

[9] Reverdy Catherine, La coopération entre élèves : des recherches aux pratiques, Dossier de veille de l’IFÉ N° 114, décembre 2016, http://veille-et-analyses.ens-lyon.fr/DA/detailsDossier.php?parent=accueil&dossier=114&lang=fr  

[10] Education : et si on arrêtait la compétition ? Par Isabelle Maradan, Le Monde https://www.lemonde.fr/education/article/2017/11/15/education-et-si-on-arretait-la-competition_5215250_1473685.html

[11] J’ai discuté de ce point dans un chapitre (Le socle commun) de mon livre, Desclaux B. (2020), Orientation scolaire, les procédures mises en examen, quel débat dans une société démocratique ? L’Harmattan, 2020, 270 p.

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3 Responses to “Méritocratie et commun”

  1. Quiesse Says:

    Dubet parlait d’un système de distillation fractionnée. En haut sortent les parfums essentiels, en bas les huiles lourdes. Rien de neuf sous le soleil sauf que cette brillante hiérarchisation est à dure épreuve actuellement. Heureusement que nous pouvons compter sur celles et ceux qui mettent de l’huile.Ce sont les vrais solaires. Pas de commentaires sur les élites : plutôt en phase d’éclipse ?

  2. Jeanmarie Quairel Says:

    Nous avons fait le choix de « compenser » les dégâts d’un système qui sélectionne et qui oriente ( qui exclue de fait ), en multipliant les dispositifs de rattrapage ( Mission Locale par exemple ) et les aides tout azimut, pour un cout financier déraisonnable..Nous avons fait ce choix plutôt que celui d’un système « coopératif » où le prix à payer est celui du risque de la prise en compte des différences pour bâtir du « commun »: Un risque humain de résonance qui évite une réification de l’autre et du monde (Hartmut Rosa )…Ce choix en dit long sur la domination des mentalités égoïstes et sur la jouissance provoquée par un pouvoir lié au savoir et au diplôme : Nous pouvons mesurer les conséquences délétères et destructrices de ce choix, depuis plusieurs dizaines d’années…Jusqu’à quelles extrémités sans rien changer ?

  3. Jean Le Duff Says:

    la question fondamentale n’est elle pas de s’interroger sur la façon dont chacun vient au monde? Après l’accouchement biologique comment chacun se sent, se ressent dans un contexte à découvrir en même temps qu’il nous révèle qui nous sommes. Avant la scolarisation obligatoire seules les classes dominantes avait le souci « d’être comme il convient » aux regards de ses pairs. Un précepteur,celui qui « prescrivait » comment s’y prendre pour appartenir à un groupe social d’exception.
    La scolarisation obligatoire répondait plutôt à des motivation utilitariste. Il s’agissait que chaque enfant devienne capable de… au bout du compte être reconnu comme le meilleur, un gagneur, quelqu’un de performant. Ce sont les autres qui décident qui je suis et généralement se moquent complètement de ce qui me porte à vivre.
    Voici une anecdote: Nous sommes 3 ans après la Libération. Un enfant de 13 ans vient de rentrer en « Année préparatoire Technique » dans un Collège de garçons Classique, Moderne et Technique. La motivation familiale repose sur un principe fondamental, « Il faut avoir un métier entre les mains pour pouvoir vivre ». Le garçon s’en sort plutôt bien. Intervention du Surveillant Général auprès de la famille, vous devriez lui faire continuer ses études en « Moderne ». Le positionnement pragmatique de la famille maintient que l’essentiel est d’avoir un métier. Quel sera l’avenir de cet enfant?
    Un des facteurs de choix implicite sous-tend ces positionnements: le Temps (durée). Le devenir est un cursus. De quelles contraintes dépend ce cursus? La logique des prises de décision est-elle aujourd’hui fondamentalement différente?

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